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Full text of "Morale d'Aristote"

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OEUVRES 


D'ARISTOTE 


LA  MORALE 


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VEAi:X.  —  IMPRIlTRIllE  .4.  CARRO. 


MORALE 


D'ARISTOTE 


TRADUITE 


PAK 


J.   BARTHÉLÉMY   SÂINT-HILAIRE 

MEMBRK  D£  l'INSTITCT 
(Académie  (les  Sciences  morales  et  politiques) 


TOME  1 

MORALE  A  NICOMAQUE 

LIVRES  I  ET  H 


PARIS 

A.    DURAND,    LIBRAIRE, 
rue  des  Grès,  5; 
LIBRAIRIE  PHILaSOPIlIQUE  DE  LADRANGE, 
rue  St-Andi^-des-Arts,  Ai. 

1S56 


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A  M.  P.  F.  DUBOIS 


DÉPUTÉ  DE  Nantes  de  1831  a  I8Z18 


AU    PATRIOTE    CONSTANT 

QUI   DURANT   SA   VIE   ENTIÈRE 

A    ÉTÉ   DU    PARTI    DE    LA    LIBERTÉ 

ET   FUT   SOUVENT   PERSÉCUTÉ   POUR   ELLE 

AU   DÉFENSEUR   DE   l' UNIVERSITÉ 

AU  MORALISTE 
•  ET   AU   CRITIQUE 

QUI    A   DIRIGÉ   LE   GlOBE    BE    182A    A    1830 

A   L*AM1 

QUI   A   SOUTENU   MES   PREMIERS   PAS 

DANS   LA   SCIENCE 


PREFACE. 


De  la  science  morale.  Méthode  qu'elle  doit  suivre.  Faits  incon- 
testables sur  lesquels  elle  se  fonde.  Conséquences  certaines  de 
ces  faits  psychologiques.  Applications  de  la  science  morale. 
Rapports  de  la  morale  et  de  la  politique.  —  Des  systèmes  de 
philosophie  morale.  —  Platon.  Sa  théorie  est  la  plus  complète 
et  la  plus  pratique  de  toutes;  guidé  par  Socrate,  il  a  résolu 
d'une  manière  presqu'infaillible  toutes  les  principales  questions 
qui  regardent  la  nature  et  la  destinée  de  Thomme.  Beauté  et 
vérité  étemelles  de  ce  système.  —  Aristote.  Ses  rapports  et  ses 
différences  avec  Platon.  Il  s'est  trompé  en  prenant  le  bonheur 
pour  le  but  suprême  de  la  vie.  Explication  et  défense  de  la 
théorie  des  milieux.  Portraits  moraux.  Admirables  théories  de 
la  justice  et  de  Tamitié.  •—  Stoïcisme  grec.  Sa  valeur;  ses 
défauts.  —  Kant,  le  plus  grand  des  moralistes  modernes.  In- 
suffisance  de  sa  méthode.  Son  scepticisme.  Mérites  de  son 
système.  —  Considérations  de  morale  pratique  applicables  à 
notre  siècle. 


Aristote,  en  terminant  la  Morale  à  Niconnaque  par 
les  considérations  les  plus  élevées  sur  t'inilueuce  et 
r  utilité  de  la  science  morale,  a  dit  : 

«  Dans  les  choses  de  pratique,  la  fin  véritable 
»  n'est  pas  de  connaître  théoriquement  les  règles  ; 


a 


ic  PRÉFACE. 

>»  c'est  de  les  appliquer.  Ainsi,  pour  ce  qui  regarde 
»  la  vertu,  il  ne  peut  pas  suffire  de  savoir  ce  qu'elle 
»  est  ;  il  faut  en  outre  s'efforcer  de  la  posséder  et  de 
»  la  mettre  en  usage.  Si  les  discours  et  les  écrits 
»  étaient  capables  à  eux  seuls  de  nous  rendre  hon- 
n  uêtes,  ils  mériteraient  bien,  comme  le  disait  Théo- 
»  gnis,  d'être  recherchés  par  tout  le  monde  et  payés 
»  au  plus  haut  prix.  Mais,  par  malheur,  tout  ce  que 
»  peuvent  les  préceptes  en  ce  genre,  c'est  de  déter- 
»  miner  quelques  jeunes  gens  généreux  à  persévérer 
»  dans  le  bien,  et  de  faire  d'un  cœur  bien  né  et 
)»  spontanément  honnête,  un  ami  inébranlable  de  la 
»  vertu.  » 

Ce  ne  serait  pas  déjà  si  peu  de  chose,  quoi  qu'en 
ait  pensé  le  philosophe  ;  et  par  son  livre,  n'eût-il 
sauvé  qu'une  seule  âme,  il  n'aurait  pas  à  se  repentir 
de  l'avoir  fait.  En  voyant  l'ignorance  incurable  de 
la  foule,  «  que  la  raison  ne  peut  à  elle  seule  per- 
n  suader,  et  qui  obéit  à  peine  aux  châtiments  les 
»  plus  rudes» ,  Aristote  a  cédé  un  peu  trop  au  décou- 
ragement ;  et  Ton  pourrait  presque  croire,  à  l'en- 
tendre, qu'il  regrettait  d'avoir  consacré  tant  de 
méditations  et  de  veilles  à  un  ouvrage  que  si  peu  de 
gens  pouvaient  lire,  et  dont  bien  moins  encore 
devaient  savoir  profiter. 


PRÉFACE.  iiï 

Maïs  la  science  morale,  malgré  cet  arrêt  sévère 
<run  de  ses  maîtres  les  plus  vénérés,  est*elle  donc  si 
vaine  et  si  stérile  ?  Doit-elle  abdiquer,  parce  qu'elle 
ne  règne  point  sur  le  genre  humain  ?  Le  philosophe, 
parce  qu'il  n'est  pas  législateur  d'une  nation  entière, 
doit-il  renoncer  à  se  comprendre  lui-même  ?  Parce 
qu'il  ne  peut  pas  instruire  les  peuples,  doit-il  s'abs- 
tenir  d'étudier  sa  propre  nature  ?  En  supposant  que 
les  autres  hommes  restent  aveugles  et  méchants, 
doit-il  demeurer  comme  eux  dans  les  ténèbres  et  le 
vice  ?  Parce  qu'ils  obéissent  à  des  instincts  grossiers, 
quoique  d'ailleurs  assez  sûrs,  doit-il  renoncer  pour 
sa  part  à  la  réflexion  ?  Non,  sans  doute  ;  et  fût-il  le 
seul  à  tirer  avantage  de  ses  labeurs,  ce  serait  encore 
son  devoir  de  s'y  livrer  et  de  les  poursuivre.  Non  pas 
qu'il  lui  soit  interdit  de  songer  au  bien  de  ses  sem- 
blables, et  que,  en  travaillant,  il  ne  puisse  nourrir  le 
noble  espoir  de  les  éclairer  en  même  temps  qu'il 
s'éclaire.  Mais  ce  n'est  pas  là  son  principal  objet.  Il 
ne  doit  avoir  en  vue  que  la  vérité  ;  et  j'entends  la 
vérité  absolue,  c'est-à-dire,  sans  égard  aux  consé- 
quences, quelles  qu'elles  soient,  qui  peuvent  en  sortir, 
fût-ce  même  le  salut  de  l'humanité.  C'est  une  ques- 
tion assez  grande  par  elle  seule  de  savoir  ce  qu'est 
l'homme  et  sa  loi  morale  ici-bas  ;  il  n'est  pas  besoin 


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IV  PRÉFACE. 

de  la  compliquer  de  questions  secondaires,  qui  la 
restreignent  et  la  rapetissent.  Le  philosophe  a  bien 
assez  de  sonder  ce  problême  à  la  lueur  de  sa  propre 
conscience.  Son  légitime  orgueil  peut  s'en  contenter, 
quand  il  sait  le  placer  assez  haut.  Découvrir  ces 
secrets  de  la  sagesse  vaut  mieux  que  de  gouverner  le 
monde.  La  vérité  sur  ces  grands  objets  une  Tois 
conquise,  on  peut  s'en  fier  à  Thumanité  du  soin  de 
la  féconder  par  les  applications.  Mais  ces  applica- 
tions ne  concernent  pas  le  philosophe  ;  et  il  a  presque 
toujours  beaucoup  à  perdre  en  devenant  homme 
d'Étal. 

Certainement,  Aristote  ne  pouvait  plonger  ses 
regards  dans  la  postérité,  et  voir,  à  vingt  siècles  de 
distance,  son  livre  servir  à  Bossuet  pour  l'éducation 
de  l'héritier  de  Louis  XIV.  Mais  sans  parler  de  la 
gloire  méritée  que  sa  modestie  pouvait  bien  se  pro- 
mettre, il  n'avait  qu'à  jeter  les  yeux  sur  le  passé* 
Que  d'emprunts  ne  faisait-il  pas  à  son  maître,  appuyé 
lui-même  sur  Socrate  ?  Que  de  leçons  ne  recueil- 
lait-il point  de  tous  leurs  prédécesseurs,  dont  il 
citait  avec  tant  de  complaisance  les  sages  préceptes? 
Croyait-il  que,  personnellement  et  par  ses  seuls 
efforts,  il  eût  amené  si  haut  la  science  morale,  s'il 
n'avait  été  à  leur  école  ?  Les  travaux  de  ses  devan- 


PRÉFACE.  V 

ciers  n'étaient  donc  pas  perdus.  Pourquoi  les  siens, 
qui  les  accroissaient  encore  de  toute  la  puissance  de 
son  génie,  devaient-ils  l*être  davantage  ?  Si  Pylba- 
gore,  Socrate,  Platon  avaient  été  si  utiles  à  Aristote, 
comment  Aristote  ne  pourrait-il  pas  à  son  tour  l'être 
également  à  d'autres?  Il  ne  savait  pas  qu'il  serait  un 
jour  l'instituteur  de  l'esprit  humain,  comme  il  l'avait 
été  du  fils  de  Philippe.  Mais  c'était  méconnaître  son 
propre  mérite  que  de  croire  qu'il  resterait  infécond. 
Le  passé  qu'il  connaissait  si  bien  lui  devait  répondre 
de  l'avenir,  auquel  du  reste  il  s'en  remettait  quel- 
quefois  pour  compléter  c  les  esquisses  »  qu'il  essayait 
de  tracer. 

-  Si  la  science  morale  est  condamnée  à  ne  s'adresser 
qu'à  quelques-uns,  elle  n'est  pas  en  cela  plus  mal 
partagée  que  toutes  les  autres  sciences.  Les  moins 
hautes  et  les  plus  simples  ne  parlent  jamais  non  plus 
qu'au  petit  nombre.  Bien  qu'accessible  à  tous,  la 
science  en  général  n'en  reste  pas  moins  un  privilège 
assez  limité,  dont  la  plupart  des  hommes  sont  exclus 
par  les  causes  les  plus  diverses.  La  science  morale 
ne  fait  pas  exception.  Par  sa  nature,  elle  peut  être 
comprise  de  tout  le  monde  ;  par  son  importance,  elle 
devrait  être  cultivée  plus  que  toute  autre  ;  par  les 
sujets  qu'elle  traite,   elle  devrait  charmer  autant 


VI  PRÉFACE. 

« 

qii-elle  îDstrutt.  Et  cependant,  combien  peu  de  dis- 
ciples elle  a  comptés  dans  tous  les  temps  !  Combien 
peu  de  cœurs  ont  été  séduits  par  elle  !  11  est  vrai  que 
ce  sont  les  plus  nobles  et  les  plus  grands,  qui  se  sont 
laissé  prendre  à  ses  grâces  austères.  Mais  si  comme 
Aristote  op  ne  pense  qu'an  nombre,  il  y  aurait 
presque  à  désespérer,  et  la  plume  tomberait  des 
mains.  Cependant,  si  les  autres  sciences  ne  se  lassent 
|)as,  pourquoi  la  science  morale  se  lassemit-elle  ?  Le 
prix  qu'elle  poursuit  ne  vaut-il  pas  le  prix  de  tant 
d'autres  ?  Et  savoir  ce  qu'est  la  vertu  n'est-il  pas 
aiis3i  beau  que  de  savoir  comment  vit  Phomme  et 
comment  il  s'enrichit  ? 

Ainsi,  la  science  morale  est  une  nécessité  de  l'es- 
prit humain  et  un  devoir  de  la  philosophie  ;  elle  n'est 
pas  plus  stérile  que  toutes  les  autres  sciences  ;  elle 
s'accroit  par  des  progrès  successifs,  ainsi  qu'elles. 
Evidemment,  elle  les  dépasse  toutes  par  la  grandeur 
de  son  objef  ;  et  si  elle  est  encore  moins  recherchée 
de  la  foule,  elle  peut  aisément  s'en  consoler,  loin  de 
s'en  plaindre. 

» 

Ces  réflexions,  qui  peuvent  servir  de  réponse  à 
celles  d' Aristote,  ne  sont  peut-être  pas  non  plus 
inutiles  à  la  scîen.ce  morale  de  nos  jour^^  Elle  aussi 
pourrait  quelquefois  perdre  courage.  En  face  de  tant 


PRÉFACE.  \ji 

de  vices^  dool  les  sociétés  lui  présentent  le  déplo* 
rable  spectacle,  elle  doute  de  son  utilité  et  de  sa 
puissance.  Elle  se  dit  que  la  foule  ne  Técoute  et  ne 
la  suit  pas  pkis  aujourd'hui  qu'au  temps  du  philo- 
sophe grec.  A  Texemple  d'Aristote,  elle  serait 
presque  tentée  de  se  taire,  sous  prétexte  que  sa  voix 
est  méconnue,  et  que,  dans  ce  tumulte  de  passions, 
d'intéjrèts,  de  vices  et  de  crimes,  elle  ne  peuV  faire 
entendre  ses  conseils,  tout  salutaires  qu'ils  sont 
Mais  il  semble  au  contraire  que  ce  devrait  être  un 
motif  encore  plus  impérieux  de  [^rendre  la  parole. 
Plus  une  société  est  corrompue  et  plus  la  foule  est 
ignorante  et  vicieuse,  plus  il  faudrait  essayer  de  les 
guérir,  si  c'était  là  le  but  véritable  de  la  science 
morale.  Mais  la  philosophie,  sans  entrer  dans  cette 
roule,  où  l'attendent  tant  de  mécomptes  et  de  diffi- 
cultés insurmontables,  doit  se  dire  que,  si  elle  ne 
peut  songer  à  réformer  les  siècles,  elle  peut  toujours 
sauver  son  propre  honneur.  11  est  bon  au  milieu  de 
la  déraillance  universelle  qu'elle  conserve  son  cou-^ 
rage  et  sa  foi  inébranlable.  Il  y  aura  bien  toujours 
dans  cette  corruption  générale  quelques  âmes  pour 
la  comprendre  et  garder  son  saint  dépôt.  Cela  suffit  ; 
et  le  philosophe,  quand  même  il  devrait  rester  d^ns 
son  isolement,  aurait  encore  pour  se  soutenir,  cette 


1 
&^^ 


vm  PRÉFACE. 

pensée  qu'en  ne  se  manquant  point  à  lui-inome ,  il 
contribue  à  relever  son  temps^  et  que  dût  le  monde 
entier  déserter  la  vertu,  c'est  un  devoir  plus  étroit 
pour  lui  de  savoir  lui  rester  Odèie.  Il  est  assez  pro- 
bable que  c'est  au  fond  ce  qu'Aristote  a  dû  se  dire, 
puisqu'on  dépit  de  son  découragement,  il  n'en  a  pas 
moins  écrit  son  admirable  ouvrage.  C'est  là  ce  que 
nous  devons  penser  et  faire  avec  lui  ;  et  moins  les 
circonstances  sont  favorables  à  la  science  morale, 
plus  nous  devons  nous  attacher  à  elle.  A  défaut  du 
succès,  ce  sera  du  moins  «ne  protestation,  dont  la 
postérité  saura  peut-être  tenir  compte,  si  les  con- 
temporains l'ignorent  ou  la  dédaignent.  Laissons  la 
société  pour  ce  qu'elle  est,  sans  lui  jeter  l'anatbème, 
mais  aussi  sans  l'imiter. 

D'ailleurs  cette  action  immédiate  de  la  philosophie 
sur  le  temps  où  elle  vit,  est  une  prétention  et  une 
chimère  dont  l'orgueil  peut  quelqueJTois  se  repaître, 
mais  qui  ne  s'est  jamais  réalisée,  et  qui  par  la  nature 
des  choses  est  impossible.  La  vérité  ne  peut  faire  si 
vite  son  chemin  ;  ses  pas  seraient  trop  peu  sûrs  sMls 
étaient  si  rapides  ;  et  c'est  avec  les  siècles  qu'il  faut 
compter  pour  agir  profondément  sur  eux.  Tout  est 
faible  à  l'origine.  La  religion  elle-même,  qui  a  sur 
les  peuples  cette  immense  et  bienfaisante  influence 


PRÉFACE.  IX 

qu*on  lui  conoatt,  n*est  guère  plus  forte  à  ses 
débuts  que  la  philosophie.  Elle  est  bien  chaocelante 
et  bien  humble  quand  elle  commence.  Le  nombre 
des  apôtres  est  toujours  bien  petit,  non  pas  seulement 
parce  que  les  apôtres  sont  exposés  à  être  des  martyrs, 
mais  parce  que  la  lumière,  quand  elle  se  lève,  n'est 
jamais  aperçue  que  par  quelques  yeux.  Pourquoi  la 
philosophie  serait-elle  plus  impatiente?  La  Grèce 
n'a  point  été  aux  genoux  de  Platon,  dont  elle  avait 
immolé  le  maître  ;  c'est  à  peine  si  elle  a  entendu 
l'enseignement  d'Aristote.  Mais  cette  indiflérence, 
dont  la  philosophie  n'a  point  à  s'étonner  ni  à  s'in- 
quiéter, a-t-elle  empêché  que  Platon  et  Aristote  aient 
instruit  les  âges,  et  soient  encore,  à  bien  des  égards, 
les  maîtres  du  nôtre  ?  La  science  morale  n'a  donc 
qu'à  continuer  son  œuvre,  bien  assurée  qu'elle  por- 
tera des  rruits,même  sur  les  terres  les  plus  ingrates, 
pourvu  qu'elle  ait  su  trouver  ou  agrandir  la  vérité. 
£t  puis  à  bien  considérer  les  choses,  quel  avan- 
tage la  science  morale  n'a-t-elle  pas  sur  toutes  les 
autres,  s£ins  en  excepter  aucune  ?  Qui  d'entre  elles 
peut  égaler  son  incomparable  clarté  ?  Sans  doute,  il 
ne  faut  point  rabaisser  la  certitude  des  sciences  phy- 
siques ni  surtout  des  sciences  mathématiques.  Mais 
qu'elles  sont  loin  encore  de  la  ccrlllude  de  la  science 


X  PREFACE. 

morale  !  Les  Taits  que  ces  sciences  nous  appreuoeat, 
et  les  vérités  qu'elles  nous  découvrent,  ou  sont  con- 
testables, ou  exigent  de  qui  veut  les  comprendre  des 
facultés  que  tous  les  esprits  ne  possèdent  point. 
Pour  les  uns,  ils  sont  étrangers  à  rbommc  ;  et  ils 
demandent  des  observations  extérieures,  souvent  dif- 
ficiles et  douteuses,  et  parfois  même  impossibles* 
Pour  les  autres,  ce  sont  de  longs  encbainements  de 
raisonnements  qu'il  n'est  guère  plus  aisé  de  suivre. 
Dans  la  science  morale  au  contraire,  chacun  de  nous 
porte  en  soi  tous  les  faits  dont  elle  s'occupe  ;  et 
toujours  vérifiables,  ils  posent  sans  cesse  sous  nos 
yeux.  Nous  n'avons  pas  à  sortir  de  nous  pour  les 
connaître  ;  il  sufiQt  de  nous  interroger  nous-mêmes 
avec  attention  et  sincérité  pour  obtenir  d'infaillibles 
réponses.  Dans  un  cœur  honnête  et  droit,  qui  sait 
faire  taire  l'égoïsme  et  la  passion,  ces  réponses  sont 
des  oracles,  qu'on  peut  écouter  toujours,  parce  qu'ils 
ne  trompent  jamais.  En  admettant  que  dans  des 
temps  moins  avancés  elles  aient  pu  varier,'  ou  même 
qu'elles  varient  encore  chez  des  peuples  moins  favo- 
risés, elles  sont  parmi  nous  identiques  et  immuables. 
Nous  pouvons  laisser  de  côté  des  dissidences,  incer- 
taines, quand  elles  ne  sont  pas  tout  à  fait  fausses  ;  et 
nous  pouvons  affirmer,  sans  crainte  d'erreur,  qu'à 


PREFACE.  XI 

l*beure  qu'il  esl,  chez  les  nations  civilisées,  les  vérités 
de  la  science  morale  sont  désonnais  indiscutables 
]K>ur  toutes  les  âmes  vertueuses,  et  absolument  hors 
d'atteinte.  On  peut  contester  les  théories  ;  mais 
comme,  en  fait,  la  conduite  pour  tous  les  honnêtes- 
gens  est  absolument  la  môme,  il  faut  bien  qu'il  y 
ait  entr'eux  un  Tonds  commun  de  vérité  sur  lequel 
chacun  s'appuie,  sans  d'ailleurs  pouvoir  souvent  eu 
rendre  compte  à  autrui,  ni  s'en  rendre  bien  compte 
à  soi-même.  11  est  très-rare  que  l'exposition  d'un 
système,  «quelque  habile  et  quelque  vraie  qu'elle  soit, 
réunisse  tous  les  suffrages.  Mais  comme  il  est  des 
actes  qui  sont  universellement  approuvés,  ils  Je  sont 
évidemment  en  vertu  des  principes  universels  sur 
lesquels  ils  se  fondent  et  qu'ils  suivent,  bien  que  ce 
soit  le  plus  souvent  à  l'insu  de  celui  qui  agit. 

Rechercher  ces  principes,  les  classer,  les  appro- 
fondir; en  faire  voir  toute  la  vérité  et  toute  l'impor- 

* 

tance  pratique;    démontrer   les    obligations  qu'ils 

imposent  à  l'homme,  avec  toutes  les  conséquences 

qu'ils  renferment,  voilà  l'objet  de  la  science  morale. 

Ici  Kant  a  parfaitement  raison   ^.     La  science 


(1)  Voir  les  Fondements  de  la  Métaphysique  des  mœurs,  dans 
l'excellente  traduction  de^I.  J.  Barni,  pages  8,  9  et  36. 


XII  PRÉFACE. 

inoralç  ne  doit  empruutcr  absolument  rien  à  Texpé- 
rience  de  la  vie.  La  pratique  qu'elle  doit  régler  ne 
peut  pas  lui  fournir  les  solides  matériaux  dont  elle  a 
besoin  pour  son  édifice;  et,  si  elle  admettait  un  seul 
élément  empirique,  elle  courrait  le  danger  de  ne 
faire  qu'une  construction  ruineuse.  On  le  comprend 
sans  peine.  Comme  une  action  n'est  moralement 
bonne  que  par  rinlcntion  qui  l'inspire,  indépendam- 
ment du  résultat  qu'elle  peut  avoir  ;  et  comme  les 
intentions  sont  invisibles  à  nos  faibles  yeux,  attendu 
que  Dieu  s'est  réservé  le  secret  des  cœurs,  il  serait 
impossible  de  prouver  absolument  qu'aucune  action 
observée  sur  la  scène  du  monde,  et  parmi  les  hommes, 
soit  réellement  bonne.  Kant  a  bien  l'air  de  porter  le 
doute  plus  loin,  et  de  soupçonner  qu'il  n'y  a  jamais  eu 
d'action  vraiment  bonne,  dans  toute  l'extension  de 
ce  mot.  Mais  c'est  un  scepticisme  exagéré  et  par 
trop  misanthropique.  11  faut  se  borner  à  dire  qu'en 
admettant  que  de  telles  actions  existent  dans  toute 
la  pureté  désirable,  il  serait  hors  de  notre  pouvoir 
de  le  démontrer.  Tout  en  croyant  au  témoignage  de 
nos  semblables,  nous  ne  pouvons  être  dans  leur 
conscience;  et  il  n'est  pas  impossible  qu'une  action 
qui  a  toutes  les  apparences  de  la  vertu,  soit  profon- 
dément  perverse  par  les   motifs  qui  l'ont  dicléc, 


PRÉFACE.  XIII 

cachés  mais  tout  puissants.  D'ailleurs  à  quoi  bon 
aller  observer  si  loin,  quand  on  a  toutes  les  condi- 
tions de  Tobservation  en  soi-môme?  Pourquoi  de- 
mander à  autrui  ce  qu'on  possède?  Pourquoi  em- 
pranter  des  lumières  étrangères,  quand  on  en  a  de 
mille  fois  plus  sûres  et  plus  éclatantes? 

Mais  ok  Kant  se  trompe,  c'est  lorsqu'il  repousse 
la  psychologie  au  même  titre  qu'il  repousse  l'empi- 
risme. A  quelle  source  va-l-il  donc  puiser,  s'il  tiy^uve 
que  celle-là  n'est  point  encore  assez  pure?  C'est  à  la 
logique  qu'il  s'adresse,  ou  à  la  métaphysique,  qui, 
toutes  deux,  ne  sont  vraies  que  quand  elles  reposent 
sur  la  psychologie  et  ses  Termes  données.  Ne  pas 
vouloir  s'en  fier  à  elle,  c'est  courir  grand  risque  de 
s'égarer  ;  et  c'est  introduire  dans  la  morale  quelque 
chose  de  ce  scepticisme  inconsistant,  qui,  sous  cou- 
leur de  critique  et  de  prudence,  a  mis  en  pièces  les 
plus  chères  croyances  de  la  raison  humaine.  C'est 
ébranler  la  raison  pratique  comme  on  a  ébranlé  la 
raison  pure,  et  l'on  ne  sort  de  cet  affreux  péril  qu'au 
prix  des  contradictions  les  plus  bizarres  et  les  plus 
gratuites.  Non  sans  doute  ;  la  morale  ne  peut  s'en 
rapporter  aux  exemples  d'un  monde  où  elle  est  violée 
trop  souvent.  Mais  elle  aurait  tort  de  s'en  rappor- 
ter à  une  dialectique  qui  peut  varier  d'un  individu  à 


Y 


XIV  PRÉFACE.     • 

un  autre,  aussi  souvent  que  varie  l*empirisme  lui- 
même.  C'est  à  la  conscience  seule  qu'elle  doit  s'a- 
dresser. La  voix  qu'elle  y  entendra  sera  toujours 
assez  sonore  pour  qu'elle  ne  puisse  jamais  se  mé- 
prendre à  ses  vrais  accents  ;  et  puisque  cette  voix  suf- 
fit souvent,  si  ce  n'est  toujours,  pour  assurer  à 
l'homme  la  vertu,  elle  lui  assurera  bien  plus  aisément 
encore  la  vérité,  quand  il  saura  la  chercher  avec 
atteqtion  et  simplicité  de  cœur. 

Sans  l'observation  psychologique,  pas  de  science 
morale,  ou  bien  une  science  arbitraire,  tel  est  le  prin- 
cipe supérieur  de  la  méthode  qu'il  faut  suivre  dans 
ces  délicates  recherches. 

Nous  ne  devons  pas  d'ailleurs  nous  eiTrayer  d'un 
scrupule  que  Kant  soulève  et  qui  l'agite  bien  vaine- 
ment. Il  rejette  la  psychologie,  entachée  d'empirisme 
à  ses  yeux,  parce  qu'il  craint  qu'elle  ne  compromette 
la  sainte  autorité  de  la  loi  morale.  Les  préceptes 
qu'elle  nous  révèle  n'ont  de  valeur,  dit-il,  que  dans 
les  conditions  contingentes  de  l'humanité  ^  ;  et  ils 
ne  peuvent  légitimement,  à  ce  qu'il  pense,  réclamer 
de  nous  ce  respect  sans  bornes,  dont  nous  entourons 


(1)  Kant,  Fondements  de  la  Métaphysique  des  mceurs,  page  37, 
trad.  de  M.  Barni. 


PRÉFACE.  XV 

les  préceptes  qui  s^appliquent  universellement  à  tous 
les  êlres  raisonnables.  C'est  être  vraiment  par  trop 
timoré.  L'homme,  en  étudiant  sa  conscience  avec  le 
soin  convenable,  y  trouve  des  conseils  impérieux 
auxquels  il  se  sent  moralement  obligé  d'obéir,  bien 
que  souvent  sa  conduite  y  soit  rebelle.  Il  n'a  que 
faire,  pour  s'y  soumettre,  de  savoir  si  ces  lois  sont 
valables  pour  l'universalité  des  êtres  doués  de  rai- 
son ;  il  n'a  point  à  stipuler  pour  eux  ;  surtout  tl  n'a 
point  à  les  régir.  11  lui  suffit  de  savoir  que  ces  lois 
sont  applicables  à  lui,  pour  qu'il  soit  tenïi  de  ne  point 
les  enfreindre.  Que  leur  juste  compétence  s'étende 
plus  loin,  et  que  de  l'homme  elles  remontent  aux 
antres  créatures  raisonnables  que  Dieu  a  pu  faire,  et 
jusqu'à  Dieu  lui-même,  ce  sont  là  des  questions  fort 
graves  et  fort  curieuses  ;  mais  elles  sortent  du  do- 
maine de  la  morale,  et  il  faut  les  renvoyer  à  la  méta- 
physique, sous  peine  de  confondre  toutes  les  régions 
de  la  philosophie.  Aller  croire  que  ce  que  nous 
enseignera  la  conscience  régulièrement  interrogée 
Q*a  point  de  valeur,  en  tant  que  purement  humain  et 
contingent  ;  et  croire,  d'im  autre  côté,  que  la  raison 
pure  aura  le  droit  incontestable  de  nous  instruire, 
parce  qu'elle  portera  ses  regards  au-delà  de  l'huma- 
nité, c'est  une  contradiction  flagrante  et  une  subti- 


XVI 


PRÉFACE. 


lité.  Ce  qui  fait  la  prééminence  et  le  droit  antérieur 
de  la  psychologie,  c'est  précisément  qu'elle  peut 
être  un  sujet  d'expérience  et  d'observation.  Les  faits 
de  la  conscience  bien  interprétés  suffisent  à  donner  à 
l'homme  le  secret  de  toute  sa  destinée  morale  ;  et  le 
priver  de  cette  lumière,  c'est  risquer  de  le  mener  par 
les  ténèbres  aux  abîmes.  Partir  des  faits  bien  ana- 
lysés pour  remonter  aux  principes,  est  la  seule  voie 
qui  soit  sûre  ;  et  ce  n'est  pas  pour  rien  qu'a  été  donné 
à  l'homme  le  privilège  de  s'interroger  lui-même.  La 
loi  morale,  révélée  par  la  conscience,  est  sacrée  pour 
nous.  Peu  nous  importe  qu'elle  le  soit  aussi  pour 
d'autres  êtres,  supérieurs  à  notre  nature.  Elle  ne 
serait  ni  moins  claire,  ni  moins  inviolable,  quand 
même  elle  serait  restreinte  au  cercle,  assez  beau 
déjà,  de  l'humamté.  «  C'est  un  bien  humain,  que  nous 
cherchons,  un  bien  praticable  à  l'homme,  »  disait 
Aristote,  critiquant  bien  à  tort  la  théorie  des  Idées 
de  Platon.  On  pourrait  à  bien  plus  forte  raison  faire 
la  même  objection  à  Kant,  prêt  à  douter  d'un  bien  qui 
ne  dépasserait  point  les  limites  humaines.  Mais 
encore  une  fois,  la  psychologie  avec  ses  analyses 
fidèles  doit  être  notre  seul  guide,  et  nous  pouvons 
nous  fier  pleinement  à  elle. 
Que  nous  apprend-elle  donc? 


PRÉFACE.  XVII 

Quand  rhomme  veut  s'examiner  et  rentrer  en  lui, 
voici  le  grand  et  unique  spectacle  qu'il  y  découvre.  A 
la  pensée  de  certains  actes  qu'il  a  faits  ou  même 
qu'il  médite  seulement,  il  entend,  dans  les  profon- 
deurs de  sa  raison,  une  voix  qui  tantôt  le  loue  et  qui 
tantôt  le  blâme.  Sans  parler  de  ses  semblables,  chez 
qui  il  peut  trouver  parfois  le  fidèle  écho  de  cette 
voix  intérieure,  il  lui  est  impossible  à  lui-même  de 
ne  pas  y  prêter  l'oreille.  Comme  il  la  porte  en  lui,  il 
ne  peut  ni  la  méconnaître  ni  lui  imposer  silence. 
Quand  il  l'écoute,  il  sent  qu'il  fait  bien  ;  quand  il  y 
résiste,  il  sent  qu'il  fait  mal  ;  et  c'est  dans  les  alter- 
natives de  son  obéissance  ou  de  sa  révolte  que  con- 
siste toute  sa  vie  morale,  vertueuse  dans  un  cas  et 
vicieuse  dans  l'autre.  Se  mettre  absolument,  et  sans 
aucun  retour,  au  service  de  ces  ordres  intérieurs,  se 
dévouer  à  les  exécuter  dans  toute  leur  étendue,  sans 
aucune  considération  des  choses  du  dehors,  et  être 
toujours  prêt  ù  leur  faire  tous  les  sacrifices  qu'ils 
imposent  ;  telle  est  la  loi  suprême  à  laquelle  l'homme 
se  sent  soumis,  quoiqu'il  ne  sache  que  t^ien  rarement 
l'accomplir  dans  toute  sa  rigueur.  Tel  est  l'idéal 
presque  inaccessible  qu'il  a  sous  les  regards  de  son 
âme,  dont  il  s'écarte  le  plus  souvent,  mais  auquel  il 
est  sans  cesse  ramené.  Tel  est  le  fait  vivant  et  incon- 


xviii  PRÉFACE. 

testablc,  simple  et  solennel  tout  ensemble,  qui  cons- 
titue la  moralité  tout  entière.  L'homme  est-il  le  seul 
à  le  counailre  et  à  le  posséder  ?  Peu  importe  ;  il  le 
possède  bien  certainement  ;  et  c'est  là  ce  qui  le  dis- 
tingue de  toute  la  création,  dans  laquelle  il  vit  et  qui 
n'en  jouit  pas. 

A  ce  premier  fait  s'en  ajoute  un  second,  non  moins 
évident  et  non  moins  admirable* 

L'homme  en  face  de  cette  loi  qui  parle  à  sa  cons- 
cience, quelquefois  avec  tant  de  hauteur  et  de  pou- 
voir, sent  toujours  qu'il  y  peut  résister.  Elle  a  beau 
lui  commander  ce  qu'il  trouve  juste  de  faire,  la  raison 
a  beau  joindre  son  acquiescement  ;  il  peut  toujours 
repousser,  à  ses  risques  et  périls,  de  si  pressantes  et 
si  légitimes  injonctions.  C'est  qu'il  est  en  lui,  à  c6té 
de  son  intelligence  et  de  sa  raison,  une  antre  faculté, 
plus  puissante  en  quelque  sorte,  puisqu'elle  peut 
toujours,  quand  il  lui  plaît,  briser  le  joug.  C'est  la 
volonté,  que  rien  ne  peut  soumettre,  si  ce  n'est  elle- 
même.  Qu'une  telle  faculté  soit  en  nous,  qu'elle  y 
joue  ce  rôle  .indépendant  et  souverain,  dans  le  do*^ 
maine  secondaire  qui  lui  est  propre,  c'est  là  ce  que 
le  scepticisme  peut  révoquer  en  doute,  quand  il  fait  à 
la  vérité  et  au  sens  commun  ces  violences  où  il  se 
complaît.  Mais  c'est  là  ce  que  reconnaît  unanime- 


PRÉFACE.  XIX 

ment  le  genre  humain,  et  ce  que  confesse  le  scep- 
tique lui-même,  si  ce  n'est  par  ses  paroles,  dont  le 
sophisme  dispose,  du  moins  par  ses  actions  où  éclate 
malgré  lui  Tévidence  irrésistible  du  principe  qu'il  nie* 
La  volonté  dans  Thomme  est  ce  pouvoir  qu'il  exerce 
de  se  décider  dans  un  sens  ou  dans  Tautre,  sans 
que  rien  au  monde  soit  capable  de  le  contraindre,  du 
moment  qu'il  n'accepte  pas  de  lui-même  la  con- 
trainte. Il  est  manifeste  que  ce  pouvoir  est  tout 
Thomme,  et  qu'il  nous  constitue  essentiellement. 
Cette  voix  qui  parle  à  notre  conscience,  est  bien  en 
nous  ;  mais  elle  n'est  pas  nous,  puisque  c'est  une  loi 
qui  nous  oblige  ;  nous  ne  l'avons  pas  faite,  puisque 
nous  sommes  impuissants  à  la  changer,  malgré  toutes 
les  suggestions  4<î  l'intérêt  ou  tous  les  aveuglements 
de  la  passion.  La  volonté,  au  contraire,  c'est  nous- 
mêmes,  et  notre  personne  ;  c'est  nous  seuls,  avec 
notre  grandeur  et  notre  faiblesse,  avec  notre  double 
pouvoir  de  soumission  ou  de  désobéissance. 

C'est  là  ce  qu'on  appelle  la  liberté,  don  prodigieux 
et  redoutable,  qui  fait  la  force  de  l'homme,  et  qui, 
selon  qu'il  l'emploie  bien  on  mal,  fait  son  bonheur 
ou  son  infortune,  son  élévation  ou  son  abaissement. 
C'est  là  ce  qu'il  faut  appeler,  d'un  mot  tiré  du  voca* 
bulaire  de  Kanl,  l'autonomie  de  ta  volonté,  non  pas 


L 


XX  PREFACE. 

que  la  volonté  de  Thomme,  comme  Kant  parait  le 
croire,  se  prescrive  à  elle-même  ses  lois  et  se  les 
donne,  mais  parce  que  la  volonté  peut  toujours  se 
soumettre  ou  résister  auiL  lois  que  lui  dictent  la 
raison  et  la  conscience.  La  volonté  est  autonome, 
en  ce  sens  qu'elle  peut  se  décider  comme  bon  lui 
semble,  même  contre  toute  raison  et  contre  tout 
intérêt. 

Ainsi,  la  loi  qui  parle  dans  la  conscience  de 
Thomme  et  à  sa  raison,  voilà  le  principe  supérieur  et 
surhumain  ;  la  volonté  libre  qui  observe  ou  qui  viole 
cette  loi,  voilà  le  principe  humain  et  subordonné.  A 
eux  deux,  ils  sont  la  source  et  la  clef  de  toute  la 
morale.  L'homme  porte  donc  en  lui  une  législation, 
et  en  quelque  sorte  un  tribunal,  qui  Fabsout  ou  le 
condamne  selon  les  cas,  et  qui  a  pour  sanction,  ou 
la  satisfaction  délicate  d'avoir  bien  fait,  ou  le  regret 
et  le  remords  d'avoir  fait  mal.  L'homme  se  sent  le 
sujet  d'une  puissance  qui  est  au-dessus  de  lui,  bien- 
faisante et  douce  s'il  l'écoute,  implacable  s'il  lui 
résiste,  et,  quand  la  justice  l'exige,  anticipant  le 
châtiment  du  dehors  par  ses  tortures  invisibles^  dont 
le  coupable  a  le  douloureux  secret,  même  quand  il 
échappe  à  la  vindicte  sociale. 

Ces  deux  grands  faits  de  la  loi  morale  et  de  la 


PRÉFACE.  XXI 

liberté  sont  au-dessus  de  toute  contestation  possible. 
Qui  les  nie,  abdique  son  titre  d'homme,  et  se  ravale, 
qu'il  le  sache  ou  qu'il  Fignore,  au-dessous  même  de 
la  brute  ;  plus  intelligent  qu'elle  sans  doute,  mais 
dépravé,  tandis  que  la  brute  ne  Test  pas. 

Les  conséquenceg  ne  sont  point  ici  moins  claires 
ni  moins  admirables  que  les  principes.  L'homme,  en 
acceptant  de  sa  libre  volonté  le  joug  de  la  loi,  s'en- 
noblit loin  de  s'abaisser.  Par  sa  soumission  volon- 
taire, il  s'associe  de  son  plein  gré  à  quelque  chose  de 
plus  grand  que  lui  ;  il  se  sent  rattaché  à  un  ordre 
de  choses  qui  le  dépasse  et  qui  le  fortifie.  Loin  de 
perdre  à  l'obéissance,  il  y  gagne  une  grandeur  et 
une  dignité  que  sans  elle  il  n'a  pas.  Le  monde  moral 
où  il  entre  par  cette  dépendance  éclairée  de  sa 
liberté,  est  le  vrai  monde  où  son  âme  doit  vivre, 
tandis  que  son  corps  vit  dans  un  monde  tout  diffé- 
rent, où  la  liberté  n'a  presque  plus  rien  à  Taire.  C'est 
une  sphère  de  pureté  et  de  paix«  où  il  n'y  a  de  souil- 
lures  et  de  tempêtes  que  celles  qu'il  veut  bien  y 
laisser  pénétrer.  Le  calme  et  la  lumière  n'y  dépendent 
que  de  lui  seul  ;  et,  quand  il  sait  le  vouloir,  il  peut 
établir  dans  ce  ciel  intérieur  uue  inaltérable  .«érénité. 
Sa  raison  de  plus  en  plus  soumise  devient  de  plus  en 
plus  forte,  et  le  terrain  sur  lequel  elle  s'appuie,  de 


XXII  PRÉFACE. 

plus  en  plus  inébranlable  et  fécond.  Les  convictions 
de  la  conscience  s'affermissent  à  mesure  qu'elles 
s'exercent  ;  et,  dans  cet  échange  d'obéissance  con- 
sentie d'une  part,  et  de  force  communiquée  de  l'autre, 
l'homme  prend  à  ses  propres  yeux  une  valeur  qu'il 
ne  se  connaissait  pas,  et  que  son  humilité  la  plus 
sincère  peut  accepter,  parce  qu'il  eu  place  l'origine 
au-dessus  de  lui.  C'est  là  qu'il  puise  ce  sentiment 
étrange  et  noble  qui  se  nomme  le  respect  de  soi, 
gage  assuré  du  respect  que  lui  devront  et  que  lui 
donneront  ses  semblables  et  qu'il  leur  rendra. 

En  comparaison  de  ces  biens  intérieurs  et  sans 
prix,  de  ces  biens  divins,  comme  disait  Platon, 
les  biens  du  dehors  sont  assez  peu  estimables.  Ils 
sont  à  sacrifier  sans  hésitation,  si  ce  n'est  sans  dou- 
leur, à  des  biens  qu'ils  ne  valent  pas«  La  fortune,  la 
santé,  les  affections,  la  vie  même  ne  tiennent  point  : 
on  les  immole,  s'il  le  faut,  pour  conserver  ce  qui  est 
au-dessus  d'elles.  On  ne  peut  pas  les  préférer  à  ce 
qui  seul  leur  confère  quelque  prix  : 

Ncc  propter  vitam  vivendi  perdcre  causas. 

Pour  une  âme  éclairée  et  suflQsamment  énergique, 
tous  les  biens  se  subordonnent  dans  cette  proportion 


PRÉFACE.  xxni 

et  ce  rapport  ;  et,  quand  le  moment  de  la  décision 
arrive,  elle  est  déjà  toute  prise,  parce  qu'elle  est 
indubitable.  Ce  n'est  guère  qu'un  calcul  dont  le 
résultat  est  prévu  et  infaillible.  Seulement,  c'est  un 
calcul  en  sens  inverse  des  calculs  vulgaires  ;  on  perd 
tout  au  dehors  pour  tout  gagner  au  dedans  ;  et,  quand 
l'épreuve  est  bien  tout  ce  qu'elle  doit  être,  on  se 
trouve  avoir  gagné  beaucoup  plus  encore  qu'on  n'a 
perdu,  jusqu'au  sacrifice  dernier  où  l'existence  peut 
être  mise  en  jeu.  C'est  que  la  loi  morale,  en  même 
temps  qu'elle  fait  tout  l'honneur  de  Fhomme,  est 
aussi  la  règle  de  sa  vie.  Elle  ne  dirige  pas  seulement 
les  pensées,  elle  gouverne  les  actes  ;  elle  prononce 
dans  les  conflits  qu'elle  tranche  souverainement  ;  et 
dans  l'échelle  des  biens  divers,  c'est  elle  qui  assigne 
et  maintient  les  rangs.  11  serait  déraisonnable  de 
dédaigner  les  biens  extérieurs,  en  tant  que  biens  ;  ils 
ont  leur  utilité;  mais  ce  ne  sont  que  des  instruments 
pour  un  but  plus  baut;  et  quelque  valeur  qu'ils  aient 
en  eux-mêmes,  ils  la  perdent  du  moment  qu'on  les 
met  en  balance  avec  ce  qui  pèse  davantage. 

Mais  la  loi  morale  n'est  pas  une  loi  individuelle,    * 
c'est  une  loi  commune.  Elle  peut  être  plus  puissante 
et  plus  claire  dans  telle  conscience  que  daus  telle 
autre;  mais  elle  est  daus  toutes  à  un  degré  plus  ou 


XXIV  PRÉFACE. 

moins  fort.  Elle  parle  à  tous  les  hommes  le  même 
langage,  quoique  tous  ne  reutendeut  pas  égale- 
ment.  Il  suit  de  là  que  la  loi  morale  n*est  pas  uni- 
quement la  règle  de  l'individu  ;  c^est  elle  encore 
qui  fait  à  elle  seule  les  véritables  liens  qui  Taisso- 
oient  à  ses  semblables.  Si  les  besoins  rapprochent  les 
hommes,  les  intérêts  les  séparent,  quand  ils  ne  les 
arment  pas  les  uns  contre  les  autres  ;  et  la  société 
qui  ne  s'appuierait  que  sur  des  besoins  et  des  intérêts, 
serait  bientôt  détruite.  Les  affections  même  de  la 
famille  qui  suflSraient  à  la  commencer,  ne  suffiraient 
point  à  la  maintenir.  Sans  la  communion  morale, 
la  société  humaine  serait  impossible.  Peut-être  les 
hommes  vivraient»ils  en  troupes  comme  quelques 
antres  espèces  d'animaux  ;  mais  ils  ne  pourraient 
jamais  avoir  entr'cux  ces  rapports  et  ces  liens  durables 
qui  forment  les  peuples  et  les  nations,  avec  les  gou- 
vernements plus  ou  moins  parfaits  qu'ils  se  donnent 
et  qui  subsistent  des  siècles.  C'est  parce  que  l'homme 
sent,  ou  se  dit,  que  les  autres  hommes  comprennent 
aussi  la  loi  morale,  à  laquelle  il  est  soumis  lui-même, 
qu'il  peut  traiter  avec  eux.  Si  des  deux  parts  on 
ne  la  comprenait  pas,  il  n'y  aurait  point  de  liaisons 
ni  de  contrats  possibles.  De  là  cette  sympathie  ins- 
tinctive qui  rassemble  les  hommes,  et  donne  tant 


PRÉFACE.  XXV 

de  charmes  à  la  vie  commime,  même  dans  le  large 
cercle  d'une  nationalité;  de  là  aussi  cette  sympa- 
thie bien  autrement  vive,  parce  qu'elle  est  plus 
éclairée,  qui  forme  ces  liens  particuliers  qu'on 
appelle  des  amitiés.  Sans  l'estime  mutuelle  que  deux 
cœurs  se  portent,  parce  qu'ils  obéissent  avec  une 
égale  vertu  à  une  loi  pareille,  l'amitié  n'est  pas  ;  et 
elle  a  besoin,  pour  être  sérieuse  et  durable,  de  la  loi 
morale,  tout  autant  qu'en  a  besoin  la  société.  De 
là  enfin  cette  sympathie  qui  réunit  deux  êtres  de 
sexes  différents,  et  qui  constitue  leur  réelle  union, 
que  l'amour  même  serait  impuissant  à  cimenter 
assez  solidement.  C'est  parce  que  l'homme  aime  la 
loi  morale  à  laquelle  il  doit  obéir,  qu'il  aime  tous 
ceux  qui  de  plus  près  ou  de  plus  loin  la  pratiquent 
avec  lui,  dans  la  mesure  oit  il  nous  est  donné  de 
pouvoir  la  pratiquer. 

Je  viens  de  parcourir  en  quelques  mots  le  cercle 
à  peu  près  entier  de  la  science  morale,  depuis  la 
conscience  individuelle,  où  éclate  la  loi  qui  régit 
l'âme  humaine,  jusqu'à  ces  grandes  agglomérations 
d'individus  qui  forment  les  sociétés.  Mais  ce  serait 
se  tromper  que  de  croire  que  la  science  morale  ne 
s'étend  pas  encore  au-delà.  Elle  va  plus  haut  ;  et  la 
raison  se  manquerait  à  elle-même,  si  elle  s* arrêtait  à 


L„._ 


XXV  [  PRÉFACE. 

moitié  chemin.  Une  loi  suppose  de  toute  nécessité  un 
législateur  qui  Ta  faite  ;  l'obéissance  suppose  néces- 
sairement  Fempire;  et  la  raison  n'a  pas  de  route  plus 
assurée,  si  elle  en  a  de  plus  profondes,  pour  arriver 
à  Dieu,  le  connaître  et  Taimer.  Les  lois  humaines  ne 
peuvent  être  le  fondement  de  la  loi  morale  ;  car  c'est 
elle  qui  les  inspire^  qui  les  juge  et  les  condamne, 
({uand  elles  s'écartent  de  ses  ordres  légitimes.  L'édu- 
cation,  invoquée  par  quelques  philosophes,  n'ex- 
plique pas  plus  la  loi  morale  qui  la  domine  que  les 
lois  publiques.  Au  fond,  l'éducation,  quelque  particu- 
lière qu'elle  puisse  être,  n'est  sous  une  autre  forme 
qu'une  législation,  imposée  à  l'enrant  au  lieu  de  l'être 
à  des  hommes  ;  et  cette  législation  restreinte  n'a  pas 
d'autres  bases  que  les  législations  civiles.  La  loi 
morale,  de  quelque  côté  qu'on  l'cuvisage,  n'a  donc 
rien  d'humain  quant  à  son  origine*  Elle  gouverne 
l'homme  précisément  parce  qu'elle  ne  vient  pas  de 

lui  ;  et  quand  il  veut  étudier  m  elle  les  voies  de 
Dieu,  il  en  reconnaît  avec  une  entière  évidence  la 
puissance  et  la  douceur. 

Dans  le  monde  matériel  tout  entier,  quelque  beau, 
quelque  régulier  qu'il  soit,  l'observation  la  plus  at- 
tentive ne  rencontre  rien  qui  puisse  nous  donner  la 
moindre  idée  de  la  loi  morale.  Les  traces  que  par  fois 


PRÉFACE.  xxvii 

nous  croyons  en  découvrir  dans  les  animaux  les  ' 
mieux  organisés,  ne  sont  que  des  illusions.  Nous  leur  * 
prêtons  alors  ce  que  nous  sommes  ;  nous  leur  suppo- 
sons notre  nalure,  soit  par  une  ignorance  qui  peul 
être  coupable  quand  elle  tend  à  nous  rabaisser  à  leur 
niveau,  soit  même  par  une  sorte  de  sympathie  assez 
puérile.  Mais  au  vrai,  il  n'y  a  de  loi  morale  que  dans 
le  cœur  de  Thomme  ;  et  celui  qui  a  créé  les  mondes 
avec  les  lois  éternelles  qui  les  régissent,  n'a  rien  fait 
d'aussi  grand  que  notre  conscience.  La  liberté, 
même  avec  toutes  ses  faiblesses,  vaut  mieux  que  la 
nature  avec  son  immuable  constance  ;  et  pour  une 
intelligence  qui  se  comprend  elle-même,  la  compa- 
raison n'est  pas  même  possible,  parce  qu'elle  est 
absurde,  et  que  la  supériorité  du  monde  moral  est 
absolument  incommensurable.  La  puissance  de  Dieu 
se  manifeste  donc  au  dedans  de  nous,  bien  plus  vive- 
ment qu'au  dehors;  et  prouver  l'existence  de  Dieu 
par  cette  loi  que  nouç  portons  dans  nos  cœurs  et  que 
confesse  notre  raison,  c'est  en  donner  une  des 
preuves  les  plus  frappantes  et  les  plus  délicates. 

Mais  la  mansuétude  de  Dieu  égale  au  moins  sa 
puissance.  Dans  ces  législations  imparfaites  que  les 
hommes  sont  obligés  de  faire  à  leur  usage,  il  y  a  tou- 
jours dans  leurs  injonctions  et  dans  leurs  châtimeuts 


xxviii  PRÉFACE. 

quelque  chose  de  grossier  et  de  brutal,  même  quand 
elles  sont  les  plus  justes.  La  peine  qui  frappe  le 
coupable,  peut  le  détruire  ;  mais  elle  ne  le  touche  pas; 
elle  Teffraie  sans  le  corriger,  La  menace  le  détourne 
sans  l'améliorer.  Ici  rien  de  pareil.  Dans  la  législa- 
tion de  Dieu,  Thomme  est  son  propre  juge,  provisoi- 
rement du  moins  ;  et  c'est  parce  qu'il  peut  se  juger 
lui-même  qu'il  peut  aussi  éviter  la  faute  dont  il  sent 
Ténormité.  La  voix  qui  parle  en  lui  l'a  d'abord 
averti;  elle  lui  adresse  des  conseils  avant  de  lui 
adresser  des  reproches  ;  et  c'est  quand  il  est  resté 
sourd  qu'elle  sévit.  Il  impliquerait  contradiction  que 
pour  se  faire  obéir,  la  loi  morale  employât  des 
moyens  qui  ne  seraient  pas  purement  moraux.  Aussi 
dans  cette  répression,  que  de  ménagements  pour  le 
coupable!  Que  d'efforts  dont  lui  seul  a  conscience, 
et  que  rien  ne  divulgue  au  dehors,  pour  le  ramener 
au  bien  !  Quelle  réserve  et  quelle  discrétion  !  L'homme 
abuse  sans  doute  plus  d'une  fois  de  cette  clémence; 
mais  ce  serait  joindre  l'ingratitude  à  la  perversité 
que  de  s'en  plaindre.  C'est  bien  assez  de  la  dédaigner, 
en  n'en  profitant  pas  ;  il  n'y  a  pas  de  cœur,  même  le 
plus  endurci,  qui  ne  doive  l'admirer,  et  remercier 
le  législateur  suprême  de  tant  de  bienveillance  à 
côté  de  tant  de  pouvoir. 


PREFACE.  XMX 

Une  autre  conséquence  non  moins  certaine  et  non 
moins  grave  de  ce  mécanisme  divin,  c'est  que  l*homme, 
se  sentant  libre  d'obéir  ou  de  résister  à  la  loi  de  la 
raison,  se  sent  par  cela  même  responsable  de  ses 
actes  devant  Fauteur  tout-puissant  de  cette  loi  et  de 
sa  liberté.  Il  n'a  point  à  le  craindre  de  cette  crainte 
qui  ne  convient  qu'à  l'esclave,  puisque,  par  sa  sou- 
mission, il  peut  s'associer  à  un  père  plutôt  qu'à  un 
maître.  Mais  il  doit  craindre  de  l'offenser,  en  violant 
la  loi  dont  il  reconnaît  lui-même  toute  l'équité.  Si 
l'homme  s'iudigne  en  son  cœur  contre  la  faute  à 
laquelle  il  succombe,  à  bien  plus  Tortç  raison  doif-il 
croire  que  le  législateur  s'indigne  contre  celui  qui, 
pouvant  éviter  cette  faute,  l'a  cependant  commise. 
L'bomme  qui^  par  la  loi  morale,  a  dans  ce  monde 
une  destinée  privilégiée,  a  donc  à  rendre  un  compte 
de  l'emploi  qu'il  aura  fait  de  cette  destinée.  Ce  n'est 
pas  à  ses  semblables  qu'il  le  doit  ;  car  ils  peuvent  tout 
au  plus  connaître  de  ses  actes^  qu'ils  châtient  quel- 
quefois. Comme  ils  sont  des  sujets  ainsi  que  lui,  ils 
ne  sont  que  ses  égaux  ;  ils  ne  peuvent  être  ses  vrais 
juges.  Les  intentions,  les  pensées,  mobiles  invisibles 
de  tous  les  actes,  leur  échappent  absolument  ;  et 
ce  sont  cependant  les  pensées  et  les  intentions,  en  un 
mot,  tout  ce  qui  se  dérobe   nécessairement  aux 


L. 


XXX  PRÉFACE. 

justices  humaines,  qu'il  s'agit  de  juger.  Ou  il  faut 
nier  la  loi  morale,  la  liberté  de  Tbomme  et  sa  res- 
ponsabilité, ou  il  faut  admettre,  comme  conséquence 
inévitable,  une  autre  vie  à  la  suite  de  celle-ci,  où 
Dieu  saura  distribuer  les  récompenses  et  les  peines. 
Ce  qu'elles  seront,  c'est  luiseul  qui  en  a  l'inviolable 
secret.  Mais  la  science  morale  ne  dépasse  pas  ses 
justes  bornes  en  affirmant  que  cette  justice  définitive 
est  indispensable,  et  que  la  vie  de  l'homme  ici-bas 
ne  peut  se  comprendre  sans  ce  complément  qui  doit 
la  suivre. 

Ce  n'est  pas,  comme  on  l'a  dit,  et  Kant  en  parti* 
culier,  qu'il  y  ait  en  ce  monde  un  désaccord  inique 
entre  ta  vertu  et  le  bonheur.  Ce  monde,  tel  qu'il  est 
fait,  est  en  général  assez  équitable  ;  et  il  est  à  pré* 
sumer  que  c'est  la  faiblesse  de  l'homme  plutôt  que 
sa  raison  qui  en  murmure.  Il  n'y  a  donc  point  à 
rétablir  un  équilibre  qui  n'est  pas  rompu,  comme  on 
se  plaît  à  le  répéter  ;  et  il  ne  faut  pas  que  la  vertu, 
si  elle  veut  rester  pure,  pense  trop  à  un  salaire  dont 
la  préoccupation  sufiirait  h  la  flétrir.  D'ailleurs,  en 
observant  bien  ce  monde,  il  est  facile  de  voir  que  le 
bonheur  y  dépend  presque  entièrement  de  nous  ;  il 
est  le  plus  souvent  le  résultat  de  notre  conduite,  et  il 
manque  bien  rarement  à  qui  sait  le  chercher  là  où  il 


PRÉFACE.  xxxr 

est.  Les  âmes  vertueuses  sont  en  général  Tort  rési* 
gnées.  Il  n'y  a  guère  que  le  vice  qui  se  révolte. 
Kant,  tout  eu  parlant  de  Téquilibre  nécessaire,  qu'il 
ne  voit  que  dans  la  vie  future,  ne  s'est  pas  trouvé, 
j'en  suis  sûr,  trop  malheureux  dans  celle-ci.  Socrate, 
malgré  sa  catastrophe,  n'a  pas  gémi  sur  son  sort  ;  et 
il  n'a  pas  douté  de  la  justice  de  Dieu,  même  en  ce 
monde,  parce  qu'il  a  y  fini  par  la  ciguë.  Mais  si  le 
rapport  du  bonheur  et  de  la  vertu  est  suffisant  dès 
ici-bas,  ce  qui  ne  l'est  point,  c'est  le  rapport  moral 
de  l'âme  à  Dieu.   Indépendamment  des  lois  exté- 
rieures, l'homme  avait  une  loi  tout  intérieure  à 
observer.  Jusqu'à  quel  point  y  est-il  resté  fidèle? 
Lui-même,  tout  sincère  qu'il  peut  être  avec  sa  propre 
conscience,  ne  le  sait  pas.  Le  souvenir  de  la  plupart 
de  ses  pensées  et  de  ses  intentions,  même  les  plus 
vives,  périt  à  chaque  instant  en  lui.  Il  voudrait  juger 
sa  propre  vie  avec  la  plus  stricte  impartialité  qu'il  ne 
le  pourrait  point.  11  faut  bien  cependant  quelqu'un 
qui  la  juge;  car  autrement  elle  serait  une  énigme 
sans  mot,  et  l'homme  ne  serait  guère  qu'un  monstre. 
Ainsi  la  science  morale,  dépassant  cette  existence 
terrestre,  pénètre  de  l'homme  d'où  elle  part  jusqu'à 
Dieu  ;  et  elle  afiirme  la  vie  future  avec  les  récom- 
penses et  les  peines,  aussi  résolument  qu'elle  affirme 


L_ 


XXXII  PRÉFACE, 

la  vie  présente.  Ce  ne  sont  pas  là  des  hypothèses 
gratuites  ;  ce  ne  sont  pas  même  des  postulats  de  la 
raison  pratique,  comme  dirait  Kant  en  son  bizarre  lan- 
gage. Mais  ce  sont  des  conséquences  aussi  certaines 
que  les  faits  iùcontestables  d'où  la  raison  les  tire.  On 
peut  même  ajouter  que  ces  théories  sont  en  parrait 
accord  avec  les  croyances  instinctives  du  genre 
humain,  et  que  les  religions  les  plus  éclairées  les 
sanctionnent,  en  même  temps  que  la  philosophie  les 
démontre. 

Arrivée  là,  la  science  morale  a  épuisé  la  meilleure 
part  de  son  domaine  ;  elle  a  rempli  sa  tâche  presque 
entière.  Il  ne  lui  reste  plus  qu'à  montrer  comment 
Thomme,  soumis  à  une  loi  si  sainte  et  si  douce,  la 
viole  cependant,  et  à  expliquer  d'oii  vient  en  lui 
cette  lutte,  oii  il  est  si  souvent  vaincu,  et  cette  révolte 
qui  le  perd.  La  raison  voit  et  comprend  le  bien  ;  la 
liberté  fait  souvent  le  mal.  Comment  cette  chute 
est-elle  possible?  La  cause  en  est  assez  manifeste,  et 
Thomme  n'a  pas  besoin  de  s'étudier  bien  longtemps 
pour  la  découvrir.  C'est  de  son  corps,  de  ses  pas- 
sions et  de  ses  besoins  diversifiés  à  l'infini,  que  lui 
viennent  ces  assauts  d'où  il  sort  si  rarement  victo- 
rieux;  c'est  d'un  principe  contraire  à  celui  de  son 
âme  que  lui  viennent  ces  combats^  terminés  le  plus 


PRÉFACE.  xxxiii 

ordiuairemeiU  par  des  défaites.  Ce  serait  exagérer 
que  de  croire  que  le  vice- tout  entier  vient  du  corps, 
et  que  Tânie  n'a  pas  ses  passions  propres  qui  la 
ruinent,  quand  elles  sont  mauvaises,  comme  celles 
que  le  corps  lui  suggère.  Mais  on  peut  dire  sans 
injustice  que  la  grande  provocation  au  mal,  dans 
Tâme  de  Tbomme,  lui  vient  du,  corps  auquel  elle  est 
jointe,  qu'elle  peut  dominer  sans  doute,  puisqu'elle 
va  quand  elle  veut  jusqu'à  l'anéantir,  mais  qui,  dans 
bien  des  cas,  la  domine  elle-même  et  la  souille  par 
les  insinuations  les  plus  cachées  et  les  plus  sûres. 
Modérer  le  corps,  le  dompter  dans  une  certaine 
mesure,  lui  faire  la  part  de  ses  justes  besoins,  lui 
résister  dans  tout  ce  qui  les  dépasse,  en  un  mot, 
faire  du  corps  un  insti*ument  docile  et  un  serviteur 
soumis,  voilà  l'une  des  règles  essentielles  de  la  vie 
morale,  et  par  conséquent,  une  des  parties  considé- 
rables de  la  science.  L'union  de  l'âme  et  du  corps, 
c'est-à-dire,  de  l'esprit  et  de  la  matière,  est  un  mys- 
tère dont  elle  n'agite  point  la  solution,  qui  appartient 
à  la  métaphysique.  Mais  il  est  de  son  devoir  de 
rechercher  les  conditions  de  cette  union,  et  de  les 
expliquer  à  la  lumière  de  la  loi.  C'est  un  fait  qu'elle 
étudie  comme  les  faits  de  conscience,  et  qui  n'est 
pas  moins  important.   L'omettre  serait  une  grave 


L. 


XXXIV  PRÉFACE. 

lacune  ;,et  Ton  risquerait,  en  le  supprimant,  de  n«  pas 
comprendre  assez  clairement  la  vie  morale,  qui,  au 
fond^  n'est  qu'une  sorte  de  duel  entre  ces  deux 
principes  opposés. 

Il  semblerait  résulter  de  cet  antagonisme  que  Ten- 
nemi  de  F  homme,  c'est  son  corps,  qui  sert  tout  au 
moins  d'intermédiaire  au  vice,  quand  il  n'en  est  pas 
directement  la  cause.  Cependant  cet  ennemi,  sans 
être  nous  précisément,  est  une  partie  indispensaMe 
de  nous.  C'est  im  compagnon  nécessaire,  quoique 
dangereux  ;  et  durant  cette  vie,  nous  ne  pouvons 
pas  nous  en  séparer  un  seul  instant,  puisque,  sans 
Im,  notre  destinée  morale  n'est  pas  même  possible. 
Il  y  a  donc  à  le  ménager,  tout  en  le  combattant  ;  il 
faut  s'en  servir  en  le  surveillant,  et  s'en  défier  en  le 
conservant  avec  le  soin  obligé.  La  limite  est  des  plus 
délicates  à  tracer,  et  il  faut  prendre  garde  d'outrer 
l'indulgence  ou  ta  sévérité.  Mais  comme  l'indulgence 
est  notre  pente  naturelle,  il  est  bon  que  la  science 
morale  incline  plutôt  en  sens  contraire,  et  elle  n'est 
pas  assez  sage  quand  elle  n'est  pas  austère.  De  là, 
dans  tous  les  systèmes  de  morale  dignes  des  regards 
de  la  postérité,  tant  de  règles  sur  la  tempérance  et 
sur  l'éducation. 

L'hcNtnme  aurait  d'ailleurs  grand  toft  de  se  plaindre 


PRÉFACE.  XXXV 

de  cette  anion  de  Tesprit  et  de  la  matière  en  lui. 
redoutable  seulement  quand  il  ne  sait  point  en  user. 
Elle  est  d'abord  la  condition  essentielle  de  la  vertu, 
ce  prix  dernier  de  la  vie  morale  et  son  trésor.  Sans 
combats,  la  vertu  n'est  pmnt;  car  il  est  par  trop 
évident  que,  sans  lutte,  il  n'y  a  point  de  triomphe. 
De  plus,  Tbomme  éclairé  par  Texpérience  et  sincè- 
rement ami  du  bien,  peut  Taire  tourner  à  son  profit 
cette  influence  possible  du  physique  sur  le  moral. 
En  réglant  le  corps  de  certaine  façon,  on  tempère 
les  passions  de  Tàme  ;  et  par  un  régime  bien  entendu, 
on  tire,  en  partie  du  moins,  la  santé  de  l'âme  de 
la  santé  du  corps  :  Mens  sana  in  corpore  sano.  C'est 
rame  qui  d'abord  a  réglé  le  corps  ;  c'est  elle  qui  l'a 
soumis  au  gouvernement  convenable,  et  qui  l'a  res- 
treint dans  ses  vraies  limites.  Mais,  par  un  retour 
inexplicable,  le  a)rps  rend  à  l'âme  ce  qu'il  en  a 
reçu  ;  et  loin  de  la  troubler  désormais,  il  lui  transmet 
un  calme  et  une  paix  qu'elle  emploie  à  mieux  com- 
prendre le  devoir  et  à  le  mieux  accomplir.  L'union 
de  rame  et  du  corps  est  donc  un  bienrait,  et  ce  n'est 
pas  assez  le  reconnaître  que  d'en  gémir,  comme  le 
font  quelquefois  les  cœurs  les  plus  purs,  et  d'anti- 
ciper la  dissolution  du  pacte,  soit  par  des  vœux 
téméraires,  s6it  par  un  ascétisme  exagéré. 


XXXVI  PRÉFACE. 

Tel  est  à  pen  près  Pcnsemblc  de  la  science  morale 
et  des  questions  qu'elle  doit  étudier  dans  tous  leurs 
détails,  sous  toutes  leurs  faces.  Elle  apprend  à 
rhomme  où  est  en  lui  la  source  du  bien  et  la  source 
du  mal  ;  elle  le  rattache  à  lui-même,  à  ses  sem- 
blables et  à  Dieu  par  des  liens  indissolubles,  et  sa 
mission  est  remplie  quand  elle  lui  a  enseigné,  non 
pas  précisément  la  vertu,  mais  ce  qu'est  la  vertu  et  h 
quelles  conditions  elle  s'acquiert.  La  vertu  ne  résulte 
que  de  Taccomplissement  réel  du  devoir.  On  n'est 
pas  vertueux  parce  qu'on  sait  ce  qu'on  doit  faire  ;  on 
l'est  parce  qu'on  a  fait  ce  qu'on  doit,  en  sachant,  h 
titre  de  créature  raisonnable,  pourquoi  l'on  agit  de 
telle  façon  et  non  point  de  telle  autre.  Mais  éclairer 
l'humanité  sur  les  caractères  de  la  vertu,  lui  mon- 
trer avec  pleine  lumière  la  fin  obligatoire  de  toutes 
les  actions  humaines,  et  lui  indiquer  les  voies  qui 
mènent  à  cette  fin,  c'est  un  immense  service;  et  l'on 
n'a  point  à  s'étonner  de  l'estime  et  de  la  gloire  qui 
le  récompensent.  Sur  la  scène  du  monde,  où  ce  sont 
cependant  les  mêmes  principes  qui  s'agitent  et  qui 
se  combattent,  il  est  bien  plus  diOicile  de  les  dis- 
cerner ;  ils  y  sont  le  plus  souvent  obscurs  et  douteux, 
même  pour  les  yeux  les  plus  attentifs.  Sur  le  théâtre 
de  la  conscience,  ils  brillent  d'un  écRit  splendide. 


PREFACE.  xxxvii 

où  rien  ne  les  temil  que  rignorance  intéressée  d*un 
cœur  pervers. 

Le  point  essentiel  et  le  plus'pi*atique  de  la  science, 
c*est  donc  de  démontrer  irrévocablement  à  Tbommc 
que  sa  loi  est  de  toujours  faire  le  bien,  quelles  que 
soient  les  complications  que  le  jeu  des  choses  hu- 
maines puisse  amener;  et  que  iaire  le  bien,  c'est 
obéir  sans  réserve,  sans  murmure,  avec  résignation' 
*  et,  quand  il  le  faut,  avec  une  fermeté  héroïque,  aux 
décrets  de  la  raison,  promulgués  dans  la  conscience, 
acceptés  par  une  volonté  soumise  autant  qu'intelli- 
gente, et  qui  peuvent  passer  dans  le  for  individuel 
I)our  les  décrets  mêmes  de  Dieu.  C'est  là  le  centre 
de  la  vie,  comme  c'est  le  centre  de  la  science  ;  mais 
c'est  là  aussi  que  se  livrent,  dans  la  théorie  et  dans 
la  pratique,  les  grands  combats.  En  général,  c'est 
par  inattention  ou  par  ignorance'  que  l'individu  fait 
le  mal,  et  ce  n'est  presque  jamais  de  propos  délibéré 
qu'il  commet  la  faute,  en  sachant  qu'il  la  commet, 
bien  qu'il  y  ait  des  natures  assez  malheureuses  pour 
qu'en  elles  les  dons  les  plus  beaux  ne  servent  qu'au 
vice.  Mais  daus  la  science,  l'ignorance  ei  l'inatten- 
tion ne  sont  pas  permises  ;  et  si,  dans  le  cours  de  la 
vie,  il  faut  beaucoup  d'indulgence,  même  envers  les 
coupables,   il  n'en   faut  avoir  aucune  envers  les 


i 


xxxviii  PRÉFACE. 

fausses  théories.  On  doit  les  flétrir  sans  pitié  et  en 
faire  ressortir  l'erreur  pour  les  rendre  moins  dange- 
reuses ;  on  doit  les  traîner  devant  le  tribunal  incor- 
ruptible de  la  conscience  et  les  y  condamner  sans 
appel.  Or,  à  côté  de  la  théorie  du  bien,  seul  devoir 
de  Tbomme,  il  n'y  a  qu'une  autre  solution  possiMe  : 
c'est  la  théorie  de  Tintérêt,  avec  les  replis  et  les 
dédales  où  elle  se  diversifie  et  s'égare.  L'intérêt  peut 
se  présenter  sous  plusieurs  formes  :  d'abord  assez 
grossier,  et  c'est  alors  la  fortune,  avec  tous  les  biens 
secondaires  qui  la  constituent  ;  puis  un  peu  plus 
rafBné,  sous  l'aspect  du  plaisir,  avec  ses  séductions 
et  ses  attraits  trop  souvent  irrésistibles  ;  et  enfin, 
moins  déterminé  et  plus  acceptable,  sous  le  spécieux 
prétexte  du  bonheur. 

La  loi  morale,  et  par  conséquent  aussi  la  science, 
doit  repousser  et  combattre  l'intérêt,  sous  quelque 
masque  qu'il  se  dissimule  ;  fortune,  plaisir,  bonheur 
même,  elle  ne  peut  accepter  aucun  de  ces  mobiles 
pour  la  conduite  de  l'homme.  Ce  sont  eux,  sans 
doute,  qui  le  gouvernent  le  plus  fréquemment  dans 
la  réalité  ;  et  Ton  peut  même  accorder  que,  dans  une 
certaine  mesure,  il  est  bon  qu'ils  le  gouvernent. 
Mais  pas  un  d'eux  n'a  le  droit  de  prétendre  à  l'em- 
pire «  ni  de  se  substituer  par  une  usurpation  men- 


PRÉFACE.  XXXIX 

teuse  à  l'exclusive  soaveraineté  du  bien.  La  loi 
morale,  qae  les  cœurs  ignorants  on  faibles  se  repré- 
sentent sous  des  couleurs  si  sévères,  afin  de  la 
mieux  éluder,  n'interdit  à  Thomme  ni  la  ricbesse, 
fruit  ordinaire  et  mérité  de  son  labeur,  ni  le  plaisir, 
besoin  de  sa  nature,  ni  le  bonheur,  tendance  spon- 
tanée et  constante  de  tous  ses  efforts.  Maïs  elle  lui 
dit,  sans  quMl  puisse  se  méprendre  à  la  sagesse  obli- 
gatoire de  ces  conseils,  qu'il  doit  dans  certains  cas, 
assez  rares  d'ailleurs,  sacrifier  au  bien  fortune, 
plaisirs,  bonheur,  vie  même  ;  et  que  s'il  ne  sait  pas 
accomplir  ce  sacrifice,  ce  sont  des  idoles  qu'il  adore, 
et  non  le  vrai  Dieu.  Ces  immolations,  toutes  rares 
qu'elles  sont,  suffisent  à  qui  sait  les  comprendre 
pour  révéler  dans  sa  splendeur  suprême  la  loi  du 
bien;  et  puisque  c'est  précisément  dans  les  ren- 
contres les  plus  grandes  et  les  plus  solennelles  que 
le  bien  l'emporte,  c'est  que  le  bien  est  le  mattre 
véritable  de  l'homme,  et  que  tous  les  autres  mobiles, 
issus  à  diflérents  degrés  de  l'intérêt,  fortune,  plaisir, 
lx>nheur,  ne  sont  que  ses  tyrans. 

11  n'y  a  donc  point  d'excuses  dans  la  science 
morale  pour  ces  théories  relâchées,  toutes  sédui- 
santes qu'elles  peuvent  elre,  qui  mettent  l'intérêt  au- 
dessus  du  bien.  Il  ne  doit  point  y  en  avoir  davantage 


XL  PRÉFACE. 

pour  les  antres  théories,  moins  coupables,  qui 
tentent  un  compronvis,  et  qui  veulent  accoupler  le 
bien  avec  ce  qu'elles  appellent  Tintérêt  bien  entendu. 
SiTintérêt  bien  entendu  est  le  bien,  tel  qu'on  vient  de 
le  définir,  à  quoi  bon  substituer  un  mot  obscur  et,  tout 
au  moins  équivoque,  à  un  mot  si  simple  et  si  clair  ? 
Il  y  a  danger,  comme  Cicéron  le  remarquait,  voilà 
près  de  deux  mille  ans,  dans  ces  variations  arbitraires 
de  langage  ;  Tintérêt  bien  entendu  n'en  est  pas  moins 
Tinlérêt;  et  l'interprétation  peut  changer  perpétuel- 
lement, non  pas  seulement  d'un  individu  à  un  autre, 
mais  dans  le  même  individu,  qui  n'a  pas  toujours 
de  son  intérêt,  même  en  tftchant  de  le  bien  entendre, 
des  notions  pareilles  et  immuables.  Si  l'intérêt  bien 
entendu  est  autre  chose  que  le  bien,  il  est  alors  à 
proscrire,  ou  du  moins  à  subordonner.  Ainsi,  l'in- 
térêt bien  entendu  ne  peut  pas  plus  prétendre  à 
dominer  l'homme  que  l'intérêt  dans  son  acception  la 
plus  vulgaire  et  la  moins  calculée. 

Je  dis  que  la  science  morale,  comprise  comme  je 
viens  de  le  faire,  est  la  seule  vraie  ;  et  que  tout  ce 

II 

qui  s'éloigne  de  ce  type  est  faux..  Elle,  suffit  à  expli- 
quer et  à  conduire  l'homme.  Elle  le  place  à  sa  véri- 
table hauteur,  au-dessus  de  tous  les  autres  êtres  qui 
l'entourent,  mais  au-dessous  de  Dieu  ;  elle  ne  l'exalte 


PRÉFACE.  \i\ 

pas,  mais  elle  est  loin  aussi  de  le  ravilir  ;  elle  le 
soumet  h  une  loi  bjen faisante  et  sage,  tout  en  recon- 
naissant sa  liberté,  si  ce  n*est  son  indépendance.  En 
un  mot,  elle  peut  le  sauver,  sMl  consent  à  la  suivre. 
Mais  la  science  ne  se  fait  pas  illusion.  Si  elle  sent 
son  importance,  elle  sent  non  moins  vivement  ses 
bornes  ;  et  comme  elle  peut  à  peine  éclairer  quelques 
individus,  elle  ne  se  flatte  pas  de  Torgueilleuse  pré- 
tention de  gouverner  les  peuples.  Cependant  il  ne 
peut  y  avoir  deux  lois  morales,  et  il  est  bien  évident 
qup  la  politique  est  soumise  aux  mêmes  conditions 
que  la  morale  individuelle  ;  les  principes  ne  changent 
pas  pour  s'appliquer  à  une  nation.  Mais  dans  ces 
grands  corps,  qui  renferment  des  multitudes  innom- 
brables, et  qui  ont  des  ressorts  si  coupliqués,  la  vie 
morale  est  bien  plus  confuse  et  bien  plus  difficile  que 
sur  cette  scène  étroite  de  la  conscience.  La  poli- 
tique ne  s'est  guère  élevée  jusqa*à  présent  au- 
dessus  de  Tintérèt  ;  et  elle  n'a  presque  jamais  porté 
ses  regards  dans  une  région  plus  haute.    Servir  à 

tout  prix,  même  au  prix  de  la  justice  et  du  bien,  la 

« 

nation  qu'on  commande,  c'est-à-dire  accroître  sa 
force,  sa  puissance,  sa  richesse,  sa  sécurité,  son 
honneur,  tel  est  le  but  habituel  des  hommes  d'État. 
C'est  à  l'atteindre  qu'ils  consacix^ut  leur  génie  cl 


XLii  PRÉFACE. 

qu'ils  attachent  leur  gloire.  Les  moyens  qu'ils  mettent 
en  usage  varient  avec  les  temps;  et  ce  serait  être 
injuste  envers  la  civilisation  que  de  ne  point  avouer 
qu'ils  s'améliorent.  Mais  à  quelle  distance  encore 
la  politique  n'est-elle  pas  de  cette  notion  du  bien, 
telle  que  la  loi  morale  nous  la  donne  I  Quel  espace 
presque  infranchissable  n'a-t-elle  point  à  parcourir  ! 
Que  de  progrès  n'a-t-elle  point  à  faire,  pour  que  la 
science  reconnaisse  en  elle  sa  fille  légitime  !  Que  de 
vices,  que  d'erreurs  à  détruire  !  La  science  morale 
ne  peut  guère  aujourd'hui,  comme  .au  temps  de 
Platon,  qu'en  détourner  les  yeux,  tout  en  plaignant 
les  hommes  d'État,  plus  encore  qu'elle  ne  les  blâme* 
S'il  n'est  pas  facile  déjà  de  faire  parler  la  raison 
au  cœur  de  l'homme,  c'est  une  tâche  bien  autrement 
ardue  de  la  faire  parler  au  cœur  des  peuples,  en  sup*- 
posant  qu'on  ait  soi-même  le  bonheur  de  l'entendre. 
La  philosophie  en  est  toujours  réduite  au  vœu  stérile 
du  disciple  de  Socrate  ;  et  elle  n'a  pour  toute  conso- 
lation que  les  utopies  non  moins  vaines  dont  elle  se 
berce  quelquefois.  Ce  qu'elle  a  de  mieux  à  faire, 
sans  cesser  d'ailleurs  ses  ensdgnements,  c'est  de 
s'en  remettre  à  la  providence,  dont  la  part  est  bien 
plus  grande  encore  dans  le  destin  des  empires  que 
dans  le  destin  des  individus.  Mais  la  science  morale 


PRÉFACE.  XLiii 

serait  coupable  envers  rhumattité  si  elle  abdiquait 
en  faveur  de  la  politique,  comme  on  le  lui  a  plus 
d'une  fois  conseillé.  L'honneur  vrai  de  la  politique, 
c*est  de  se  conformer  le  plus  qu'elle  peut  à  la  mo- 
rale éternelle,  et  de  diminuer  chaque  jour,  en  mon- 
tant jusqu'à  elle,  Tintervalle  qui  les  sépare.  Mais  la 
politique,  à  son  tour,  peut  récriminer  contre  la  mo- 
rale«  et  lui  dire  que  le  gouvernement  des  sociétés 
serait  bien  autrement  facile  et  régulier,  si  tous  les 
membres  qui  les  composent  étaient  vertueux  autant 
qu'ils  doivent  l'être.  Il  est  aisé  à  des  sages  d'être  de 
dociles  et  bons  citoyen^.  Mais  apparemment,  ce  n'est 
pas  à  la  politique  de  faire  les  sages  ;  c'est  à  elle  seu- 
lement de  s'en  servir,  pour  les  fins  qui  lui  sont  propres. 
En  traçant  à  grands  traits  cette  rapide  esquisse  de 
la  science  morale,  je  ne  me  dissimule  pas  que  ces 
traits  ne  m'appartiennent  point,  et  que  je  les  ai 
empruntés,  pour  la  plupart  du  moins,  à  des  études 
qui  ont  précédé  et  facilité  les  miennes.  Je  les  ai 
demandés  à  l'observation  directe  de  la  conscience  ; 
mais  je  les  ai  reçus  aussi  de  la  tradition  ;  et  en  pre- 
nant la  morale  au  point  où  je  la  trouve,  dans  notre 
siècle,  au  fond  de  tous  les  cœurs  honnêtes,  je  sais 
bien  que  eux  non  plus  ne  l'ont  pas  faite  à  eux  seuls, 
et  qu'ils  doivent  beaucoup  de  ce  noble  liéritage  aux 


XLiv  PREFACE. 

siècles  qui  nous  l'ont  transmis.  Je  crois  donc  qu'à 
cette  mesure  on  peut  juger  équitablement  ies  divers 
systèmes  qui  se  montrent  à  nous  dans  T histoire  de  la 
philosophie,  et  qu'en  les  comparant  à  cet  idéal  de  la 
science,  tout  incomplet  qu'il  est,  on  peut  voir  avec 
assez  d'exactitude  et  de  justice  ce  qu'ils  valent.  Ils 
ont  contribué  tous  à  amener  la  science  où  elle  en 
est  ;  et  ce  n'est  qu'un  acte  de  gratitude  que  d'assi- 
gner à  chacun  la  part  qui  leur  revient  dans  cette 
œuvre  commune.  Il  suflSra  d'en  prendre  quelques- 
uns,  Platon,   Aristote  et  Kant.    Ce   sont  les  plus 
grands.   J'y  joindrai  aussi   le  Stoïcisme  qui  peut 
marcher  de  pair  avec  eux,  quahd  il  ne  les  devance 
pas,  inais  qui,  n'étant  point  individuel,  n'a  pas  la 
même  rigueur  scientiGque.  Sur  quatre  doctrines,  la 
Grèce  nous  en  offrira  donc  trois  à  elle  seule  ;  les 
temps   modernes  ne  nous   en   fourniront  qu'une. 
Qu'on  ne  s'en  étonne  pas.  Dans  les  choses  de  cet 
ordre,  c'est  le  privilège  de  l'esprit  Grec  que  d'avoir 
surpassé  le  nôtre  et  de  l'avoir  instruit.  Acceptons  ce 
bienfait  avec  tant  d^autres  en  fils  reconnaissants  ;  et 
sachons  en  profiter  sans  jalousie  contre  notre  mère. 
Ces  quatre  systèmes  sont  tous  conformes,  dans 
des  proportions  diverses,  à  la  loi  morale,  telle  que  jo 
viens  de  l'esquisser.  Ils  sont  d'incorruptibles  amis 


,  PRÉFACE.  xrv 

du  bien  et  de  la  vertu  ;  et  le  devoir  n*a  pas  compté 
de  cbampiops  plus  illustres.  Ils  se  ressemblent  donc 
à  cet  égard,  s'ils  diiTèrent  à  quelques  autres  ;  ils  ne 
sont  que  des  échos  plus  ou  moins  sonores  d'une 
même  pensée.  Pourquoi  rompre  cet  accord  et  cette 
harmonie,  qui  a  été  si  utile  au  genre  humain,  en 
introduisant  parmi  eu\  les  systèmes  contraires? 
Pourquoi  faire  à  des  doctrines  dépravées  Thonneur 
d'une  réfutation  ?  En  donnant  aux  hommes  un  amour 
intelligent  et  passionné  du  bien,  on  leur  donne  en 
même  temps  une  horreur  suffisante  du  mal,  que  déjà 
leur  cœur  repousse  instinctivement,  et  que  leur 
esprit  éclairé  discerne  et  condamne.  On  peut  sans 
doute  laisser  dans  Tombre  Aristippe,  Diogène  même, 
Epicure  et  Helvétius,  quand  on  expose  la  foi  de , 
Socrate,  de  Platon,  de  Marc-Aurèle  et  de  Kant.  Les 
systèmes  qui  préconisent  le  vice  sous  la  forme  du 
plaisir  ou  du  bonheur,  ont  eu  d'ailleurs  moins  d'in- 
fluence qu'on  ne  croit.  Ce  ne  sont  pas  eux  qui  ont 
fait  la  corruption  du  temps  où  ils  ont  paru  ;  ils  l'ont 
accrue  en  la  flattant,  on  n'en  peut  douter.  Mais  à 
bien  regarder  les  choses,  ils  trouvent  encore  moins 
de  connivence  que  d'obstacles  dans  les  penchants 
naturels  de  l'homme;  et  les  cœurs  peu  nombreux 
qu'ils  perdent  sont  déjà  plus  d'à  moitié  perdus  quand 


xLvi  PRÉFACE. 

« 

ils  leur  parlent.  Les  erreurs  de  ces  systèmes  sont 
grossières  et  Trappantes.  Il  est  assez  inutile  de  les 
signaler  ;  et  le  mieux,  je  crois,  est  de  garder  sur 
elles  un  juste  et  dédaigneux  silence.  Mais  il  n'en  est 
pas  de  même  de  ces  erreurs  moins  évidentes  qu*ont 
commises  aussi  les  grands  hommes  que  nous  véné- 
rons. Celles-là,  précisément  parce  qu'elles  viennent 
d'eux,  sont,  il  est  vrai,  peu  redoutables,  mais  elles 
déparent  la  beauté  de  leurs  doctrines  et  leur  ôtent  la 
perfection  accomplie  qu'ils  cherchaient.  11  est  bon 
de  leur  enlever,  si  on  le  peut,  même  ces  taches 
légères^  pour  que  la  loi  morale  apparaisse  dans 
toute  sa  pureté.  C'est  là,  pour  elle,  le  véritable 
moyen  de  gagner  les  cœurs.  Comme  le  remarque 
«  Kant  ^ ,  ce  qui  fait  trop  souvent  que  les  ouvrages 
de  morale  sont  peu  goûtés  et  peu  lus,  c'est  qu'ils  ne 
sont  pas  assez  magnanimes.  On  croit  qu'il  est  plus 
habile  de  ne  point  présenter  aux  hommes  le  devoir 
daqs  toute  son  austérité  et  sa  grandeur  ;  et  l'on 
échoue  par  des  ménagements  inutiles,  que  la  cous-- 
cience  ne  comprend  pas.  Ainsi  dans  l'exposition  des 
systèmes,  on  sert  bien  davantage  la  morale  en  ne 


(1)  Kant,  Fondements  de  la  Métaphysique  des  mceiirs,  page  ûi, 
tradaction  française  de  M.  Barni. 


PRÉFACE.  XLVii 

contemplant  que  les  dogmes  sacrés  des  meilleurs. 
Le  reste  ne  vaut  pas  la  peine  qn*on  le  regarde. 

Je  commeocerai  par  le  système  de  Platon. 

Il  est  bien  clair  que  parler  de  Platon,  c'est  parler 
en  même  temps  de  Socrate.  En  métaphysique,  en 
dialectique,  en  politique,  il  est  possible  que  le  dis* 
ci^  se  soit  substitué  plus  d^une  fois  à  son  maître. 
Mais  en  morale,  Socrate  et  Platon  ne  font  qu*un  ;  el 
Fattention  la  plus  sagace  aurait  bien  de  la  peine  à 
distinguer  les  opinions  de  Tun  des  opinions  de 
Tautre.  Platon  a  écrit  ce  que  Socrate  a  pensé,  a  dit 
et  a  fait.  On  n'a  rien  à  prêter  à  un  homme  qui  dé- 
montre rimmortalité  de  Tftme  en  buvant  la  ciguë  ;  et 
la  seule  préoccupation  qu'on  puisse  avoir,  c'est  de  ne 
pas  trouver  pour  le  mettre  en  scène  des  expressions 
aussi  grandes  que  ses  sentiments  et  ses  actes.  Le  style 
de  Platon  est  de  tout  point  incomparable.  Mais  à  qui 
pourrait-on  comparer  la  vie  tout  entière  de  Socrate, 
avec  la  fin  héroïque  qui  la  couronne  et  qui  l'ex- 
plique? On  peut  croire  que  Socrate,  s'il  eût  voulu 
consacrer  le  souvenir  de  ses  propres  entretiens,  n'eût 
pas  dit  aussi  bien  que  Platon.  Mais  ne  peut-on  pas 
douter  également  que  Platon,  à  la  place  de  Socrate, 
eût  agi  mieux  que  lui?  Ils  se  complètent  mutuelle- 


"^ 


XLviir  PRÉFACE. 

ment;  et  comme  dans  la  morale,  même  quand  elle 
n'est  que  scientifique,  la  pratique  doit  avoir  une 
grande  part,  c'est  un  bonheur  merveilleux  pour  l'es- 
prit humain  qu'un  écrivain  comme  Platon  ait  eu  à 
reproduire  un  personnage  tel  que  Socrate.  Ce  n'est 
pas  seulement  une  théorie  qu'il- expose;  c'est  uuo 
réelle  histoire  qu'il  raconte  :  c'est  comme  un  système; 
vivant,  et  ses  Iççons  ont  cet  inapréciable  avantage 
d'avoir  été  pratiquées  par  celui  qui  les  donne.  Elles 
sont  sublimes  et  simples;  et  les  préceptes  n'ont  rien 
d'impossible,  puisque  celui  qui  les  recommande  les  a 
lui-même  appliqués,  au  prix  de  sa  vie.  Ce  serait  donc 
diminuer  réciproquement  Socrate  et  Platon  que  de 
les  isoler  ;  et  il  vaut  mieux  nç  pas  plus  les  séparer 
dans  l'exposé  de  leur  morale,  que  nous  ne  les  sépa- 
rons dans  notre  culte. 

Comme  Platon  n'a  point  adopté  une  forme  didac- 
tique pour  présenter  ses  doctrines,  et  qu'il  a  préféré 
à  la  rigueur  de  la  science  la  liberté  et  la  grâce  dra- 
matique du  dialogue,  on  est  forcé,  en  rappelant  ses 
théories,  de  prendre  un  ordre  arbitraire.  Le  cadre 
que  je  choisirai  est  le  même  que  j'ai  suivi  plus  haut 
pour  résumer  les  principales  vérités  de  la  science 
morale.  Cet  ordre  a  d'autant  moins  d'inconvénients 
avec  Platon,  que  c'est  lui  qui,  le  premier,  en  faisant 


PRÉFACE.  XLïx 

parler  son  maître,  a  révélé  ces  admirables  doctrines. 
On  pent  presque  dire  qu'il  en  est  l'inventeur;  et 
c'est  les  lui  restituer  doublement  que  de  les  contem- 
pler avec  lui  dans  l'ordre  même  que  la  science  ap- 
prouve. 

D'abord  il  n'est  pas  de  moraliste  qui  ait  mieux 
compris  la  conscience,  sans  d'ailleurs  l'appeler  de  >< 
son  Yrai  nom.  Platon  ne  la  distingue  pas  de  la  rai- 
son ;  mais  personne  ne  l'a  mieux  connue  ni  mieux 
décrite.  Le  premier  conseil  que  la  sagesse  donne  à 
l'iioiiime,  c'est  de  s'étudier  lui-même.  Le  plus  intelli- 
gent des  Dieux,  par  l'organe  de  son  oracle  vénéré,  el 
sur  le  frontispice  de  son  temple,  a  sanctionné  cette 
prudente  maxime.  Connais-toi  toi-même,  est  le  poiut 
de  départ  de  toute  science  et  de  toute  vertu.  Socrate, 
an  déclin  de  sa  vie,  t  se  vante  d'en  être  toujours  à 
*  accomplir  le  précepte  de  Delphes;  et  il  trouve 
f>  plaisant,  quand  on  en  est  là,  qu'on  ait  du  temps  de 
»  reste  pour  les  choses  étrangères,  qui  détournent  el 
9  dispersent  l'attention  de  l'esprit.  Quant  à  lui,  il 
»  veut  se  borner  à  démêler  si  l'homme  est  en  effet  uu 
»  monstre  plus  compliqué  et  plus  furieux  que  Ty- 
»  phon,  ou  s'il  n'est  pas  plutôt  un  être  doux  et 
»  simple,  qui  porte  l'empreinte  d'une  nature  noble 
»  el  divine.  »    Comme  le  type  primitif  des  Idées  et 

d 


L  PRÉFACE. 

principalement  des  Idées  du  bien  et  du  beau,  est  en* 
nous,  acquis,  suivant  une  hypothèse  cbëre  à  Platon, 
dans  une  existence  antérieure,  nous  n'avons  pour 
juger  du  bien  et  du  mal  <  qu*à  les  considérer  tels 
•  quMls  sont  dans  Tânie,  loin  des  regards  des  hommes 
»  et  des  Dieux,  »  sans  penser  aux  conséquences  maté- 
rielles que  Tun  et  Tautre  peuvent  porter,  gloire, 
honneurs,  récompenses  ou  châtiments.  Dans  ce  dé- 
cisif examen,  il  faut  négliger  les  apparences  et  Topi- 
nion;  et  c  voir  comment  le  bien  et  le  mal  sont 
»  ce  quMls  sont  par  leur  vertu  propre,  dans  Tâme  où 
)»  ils  habitent.  »  L'homme  en  s'observant  ainsi  aura 
bientôt  reconnu  •  deux  parts  de  sa  nature.  Tune 
»  animale  et  sauvage,  Fautre  au  contraire  comme 
y^  apprivoisée,  humaine  ou  plutôt  divine  ;  la  première 
»  faite  pour  être  assujettie  à  la  seconde,  qui  la 
»  dompte  *.  » 

Platon  emprunte  encore  une  métaphore  pour 
mieux  éclaircir  cette  double  nature  de  Thomme  : 
«  Figurons-nous,  dit-il,  que  chacun  de  nous  est  une 
»  machine  animée  sortie  de  la  main  des  Dieux.  Les 


1 

(1)  Platon»  traduction  de  M.  Victor  Cousin,  Phèdre,  pages  9,  51  ;  1 

V  Alcibiadc,  iilx,  120;  Phédcm,  230;  République,  lîv.  If,  83,85, 
et  liv.  IX,  227,  230  ;  'Fimêe,  236. 


i 


PRÉFACE.  u 

/'passions  que  nous  ressentons  sont  cosime  autant 
H  de  cordes  ou  de  fils  qui  nous  tirent  chacun  de 
n  leur  côté^  et  qui,  par  l'opposition  de  leurs  mouve- 
»  ments,  nous  entraînent  vers  des  actions  opposées, 
»  ce  qui  fait  la  différence  du  vice  et  de  la  vertu. 
^  Mais  le  bon  sens  nous  dit  qu'il  est  de  notre  devoir 
«  de  n'obéir  qu'à  l'un  de  ces  fils,  d'en  suivre  ton- 
»  jours  la  direction  et  de  résister  fortement  à  tous 
y^  les  autres.  C'est  le  fil  d'or  et  sacré  de  la  raison, 
»  qui  est  la  loi  commune  des  États  comme  des  indi- 
n  Tidus.  La  raison  doit  commander,  puisque  c^est  en 
«  elle  que  réside  la  sagesse,  et  qu'elle  est  chargée  de 
»  veiller  sur  l'âme  tout  entière.  Il  ne  faut  jamais 
n  écouter  en  soi  d'autre  voix  que  la  sienne  ;  car  la 
»  droite  raison,  c'est  la  voix  de  Dieu  qui  nous  parle 
»  intérieurement.  Ce  n'est  point  honorer  sufBsam- 
»  ment  ce  que  l'homme  a  de  plus  divin  en  loi;  ce 
n  n'est  pas  faire  de  son  âme  une  estime  assez  grande 
>*  que  de  croire  la  relever  par  des  connaissances,  de 
»  la  richesse  ou  du  pouvoir.  Le  véritable  culte  que 
»  nous  lui  devons,  c'est  d'augmenter  sans  cesse  en 
»  elle  la  vertu,  de  la  défendre  contre  Torgueil  et  les 
»  plaisirs,  contre  la  mollesse  qui  fuit  lâchement  les 
»  peines  nécessaires,  contre  les  craintes  pusillanimes 
)»  qui  tremblent  devant  la  mort,  et  contre  les  séduc- 


\ 


. .k 


ni  PRÉFACE. 

»  tiens  même  du  beau,  qui  ne  doit  jamais  être  préféré 
•  au  bien.  Il  faut  nous  dire  que  tout  Tor  qui  est  sur 
»  la  terre  ou  dans  son  sein,  ne  mérite  pas  d'être  mis 
»  en  balance  avec  la  vertu,  et  que  ne  pas  s'attacher 
»  de  toutes  ses  forces  uniquement  à  ce  qui  est  bon, 
»  c'est  traiter  son  âme,  cet  être  divin,  de  la  manière 
»  la  plus  ignominieuse  et  la  plus  outrageante  ^.  • 

Voilà  ridée  que  Platon  se  fait  de  Tâme  humaine. 
Est-elle  assez  grande  7 

Mais  si  la  raison  est  à  proprement  parler  Tinstru- 
'  ment  du  philosophe,  elle  n'est  point  son  privilège. 
Toutes  les  âmes,  quoique  moins  éclairées  que  la 
sienne,  y  participent.  Elles  sont  toutes  égales  ;  car 
«  qui  pourrait  dire  qu'une  âme  soit  plus  ou  moins 
»  âme  qu'une  autre  âme?  »  <  Quand  Jupiter  prenant 
»  pitié  des  premiers  humains  et  de  leurs  discordes 
»  farouches,  envoya  Mercure  leur  faire  présent  de  la 
>»  pudeur  et  de  la  justice,  pour  mettre  de  Tordre 
»  dans  les  cités,  et  resserrer  les  liens  de  l'union 
»  sociale,  il  lui  ordonna  de  faire  la  distribution  de 
»  ces  vertus  entre  tous  les  hommes  sans  exception. 


(1)  Lois,  I,  pagç  54;  République,  IV,  2/|0,  IX,  232;  Thnée,  235  ; 
Criton,  135;  Protagoras,  57;  Low,  V,  254;  République,  IX,  209  ; 
Phédon,  266. 


PRÉFACE.  LUI 

»  et  de  ne  point  les  départir  seulement  à  quelques-uns 
»  comme  les  autres  arts  ;  car  si  tous  n'y  participent 
»  point,  ajouta  lemattre  des  Dieux,  jamais  lej^ités 
»  ne  se  formeront.  »  C'est  de  là  que  vient  cette  una- 
nimité des  consciences  qui  toutes  répondent,  quand 
on  sait  les  interroger,  comme  Socrate  interroge 
Polus  dans  le  Gorgias,  que  le  vice  est  le  plus  grand 
Doial  que  Thomme  ait  à  redouter,  et  que  la  vertu  est  le 
plus  grand  des  biens.  Malgré  tant  d'ignorance,  tant 
de  préjugés,  tant  d'intérêts  et  de  passions,  il  n'est 
pas  un  cœur  qui  ne  dise,  s'il  veut  s'écouter  lui-même, 
qu'il  vaut  mieux  souffrir  l'injustice  que  la  commettre, 
et  qu'il  est  pis  d'être  oppresseur  que  d'être  victime. 
Ce  sont  là  «  les  maximes  que  nous  apprend  le  sens 
»  commun,  et  qui  sont  attachées  et  liées  entre  elles 
»  par  des  liens  de  fer  et  de  diamant  »  comme  s'ex- 
prime Platon. 

Ainsi  le  premier  devoir  de  l'homme  ou  plutôt  son , 
seul  devoir,  car  celui-là  comprend  tous  les  autres, 
c'est  de  vivre  selon  la  droite  raison.  Sa  plus  grande 
faute  et  sa  plus  grande  ignorance,  c'est  de  se  révolter 
contre  la  science,  le  jugement,  la  raison,  ses  maîtres 
légitimes;  c'est  de  prendre  en  aversion  une  chose 
qu'il  juge  belle  et  bonne,  au  lieu  de  l'aimer;  c'est 
d'aimer  et  d'embrasser  ce  qu'il  juge  mauvais  et  in- 


UT  PRÉFACE. 

juste.  Mais  aussi  quelle  sécurité ,  quelle  force  et 
quel  secours  pour  rame»  quand,  d'accord  avec  elle- 
luéiqg,  elle  peut  se  rendre  ce  témoignage  qu'elle  n'a 
point  à  se  reprocher  aucune  pensée,  aucune  action 
injuste  ni  envers  tes  Dieux,  ni  envers  les  hommes  I  Le 
grand  combat  de  la  vie,  c'est  celui  oii  il  s'agit  de 
devenir  vertueux  ou  méchant  ^.  On  tomberait 
datis  une  bien  grave  erreur,  si  l'on  croyait  qu'un 
homme  qui  vaut  quelque  chose,  doive  considérer 
les  chances  de  la  mort  ou  de  la  vie,  au  lieu  de  cher- 
cher seulement,  dans  toutes  ses  démarches,  si  ce 
qu'il  fait  est  bon  ou  mauvais,  et  si  c'est  l'action  d'un 
homme  de  bien  ou  d'un  méchant.  Tout  homme  qui  a 
choisi  un  poste  parce  qu'il  le  jugeait  le  plus  hono- 
rable, ou  qui  y  a  été  placé  par  son  chef,  doit  y  de- 
meurer ferme,  et  ne  regarder  ni  le  péril,  ni  la  mort, 
ni  rien  autre  chose  que  l'honneur.  Aussi  lorsque 
Socrate  est  cité  devant  le  peuple  Athénien,  sous  le 
poids  d'une  accusation  capitale,  il  n'hésite  point  à 
mettre  en  pratique  ces  maximes.  Quand  il  servait  sa 
patrie  sur  les  champs  de  bataille,  il  a,  comme  un 
brave  soldat,  gardé  tous  les  postes  ou  l'avaient  mis 


(1)  Platon,  Pràtagonis,  page  38;  Gorgias,  262,  367;  Lois,  111, 
167, 165  ;  Gorgias,  402  ;  llépuhlique,  X,  266. 


PRÉFACE.  Lv 

les  géDéraux,  à  Potidée,  àÂmpbipoUs,  à  Délium.  U  ne 
désertera  pas  d'avantago  celui  où  Ta  mis  le  Dieu,  et  il 
continuera»  malgré  le  danger  suprême  qui  le  menace, 
Tétude  de  la  philosophie.  £n  face  de  ses  juges,  il  ne 
croit  pas  mtoie,  pour  sauver  sa  tête,  devoir  leur  faire 
cette  inicfiie  et  trop  ordinaire  concession  des  humbles 
prières,  et  des  flatteries,  par  lesquelles  tant  d'autres 
ont  su  les  fléchir.  Ce  ne  sont  pas  les  paroles  qui  lui 
manquent  ;  c'est  Fimpudence  vis-à*vis  de  lui-même. 
11  n'est  point  descendu  aux  pleurs  ni  à  toutes  les 
bassesses  que  se  permettent  des  accusés,  qui  seres> 
pectent  trop  peu.  Le  péril  où  il  est  ne  lui  parait 
point  une  raison  de  rien  faire  qui  soit  indigne  d'un 
homme  libre.  Devant  les  tribunaux,  pas  plus  que 
dans  les  combats,  il  n'est  permis  d'employer  toutes 
sortes  de  moyens  pour  conserver  la  vie.  A  la  guerre, 
il  ne  faut  point  jeter  ses  armes  ni  demander  quartier. 
11  ne  faut  point  davantage  dans  les  dangers  d'un  autre 
ordre  s'abaisser  ^  à  tout  dire  et  à  tout  faire.  U  s'en  va 
donc,  sans  avoir  rien  perdu  de  son  honneur,  subir  la 
mort,  à  laquelle  le  tribunal  vient  de  le  condamner,  et 
ses  accusateurs  vont  subir,  l'iniquité  et  l'infamie  à 
laquelle  la  vérité  les  condamne.   Il  s'en  tient  à  sa 

(1)  Platon,  Apologie  de  Socnite,  pages  90,  91,  iili* 


I 


Lvi  PRÉFACE, 

peine,  comme  eux  ils  devront  s'en  tenir  à  la  leur,  et 
selon  lui  tout  est  encore  pour  le  mieux.  L'important 
I  n'est  point  de  vivre,  c'est  de  vivre  bien  ;  et  c'est  là 
ce  qui  fait  que  Socrate  repousse  le  dévouement  de 
Griton,  et  qu'il  ne  veut  pas  s'évader  de  prison  pour 
se  soustraire  à  une  sentence  imméritée  ;  car  il  sait 
que  cette  fuite,  toute  justifiée  qu'elle  semble,  n'est 
qu'une  violation  des  lois  de  la  patrie. 

Tel  est  donc  le  premier  principe  pratique,  que 
Socrate  démontre  et  sanctifie  par  son  exemple.  Il  ne 
faut  jamais  faire  le  mal  sous  quelque  prétexte  que  ce 
soit.  Il  n'est  pas  même  permis  de  rendreie  mal  pour 
le  mal.  Aussi,  quand  on  dit  que  la  justice  consiste  à 
rendre  à  chacun  ce  qu'on  lui  doit,  ce  ne  serait  pas 
le  langage  d'un  sage  d'entendre  par  là  que  l'homme 
juste  doit  du  mal  à  ses  ennemis,  comme  il  doit  du 
bien  à  ses  amis;  il  n'est  jamais  juste  de  faire  du  mal 
à  personne. 

De  ce  principe,  Socrate  tire  une  conséquence 
nécessaire  et  virile,  qu'on  n'y  a  pas  toujours  assez 
vue  :  c'est  que,  quand  l'âme,  par  ignorance  ou  par 
faiblesse,  s'est  laissée  aller  au  mal,  malgré  toute  sa 
vigilance,  son  premier  soin  doit  être  de  guérir  la 
maladie  qu'elle  vient  de  contracter  et  qui  peut  la 
perdre.  Or,  le  remède  de  la  faute,  c'est  le  cbâti- 


j 


PRÉFACE.  Lvu 

ment;  et  le  coupable,  loin  de  murmurer  quand  il 
est  puni,  soit  de  la  main  des  Dieux,  soit  de  la  main 
des  hommes,  devrait  se  réjouir  de  l'expiation  qui  le 
rachète  et  qui  lé  sauve,  toute  douloureuse  qu'elle 
peut  être.  La  punition  est  une  sorte  de  médecine 
morale  ;  et  le  coupable  quand  il  cherche  à  l'éviter 
est  comme  un  malade  ^  qui  préférerait  fuir  avec  le 
mal  qui  le  dévore  et  qu'il  garde,  plutôt  que  d'aile^ 
trouver  le  médecin  qui  peut  lui  rendre  la  santé  par 
le  fer  ou  le  feu.  Ces  maximes,  Socrate  ne  l'ignore 
pas,  semblent  au  premier  coup  d'œil  choquer  l'opi- 
nion vulgaire  ;  et  il  est  vrai  que  dans  la  réalité,  on 
voit  bien  rarement  des  coupables  venir  se  livrer 

4 

eux-mêmes  à  la  justice  qui  les  doit  frapper.  Mais  il 
n'importe  guère.  Il  ne  faut  pas  nous  mettre  tant  en 
peine  de  ce  que  dira  de  nous  la  multitude,  mais  bien 
de  ce  qu'en  dira  celui  qui  connaît  le  juste  et  l'in- 
juste ;  et  ce  juge  unique  de  nos  actions,  c'est  la 
vérité,  c'est  Dieu.  Si  le  coupable  s'efforce  ordinaire- 
ment de  se  soustraire  à  la  justice,  il  n'en  est  que 
plus  à  plaindre  ;  à  un  premier  mal  qui  est  son  crime, 
il  en  ajoute  un  plus  fâcheux  encore,  la  persistance 
die  ce  mal  par  l'impunité.  Mais  le  cœur  sincère  et 

(1)  Platon,  Apologie  de  Socrate,  pages  ilZi  et  116;  Criton,  l43. 


Lviii  PRÉFACE. 

droit,  quand  il  a  failli  par  hasard,  bâte  et  provoque 
de  tous  ses  vœux  la  peine  qui  doit  le  réconcilier  avec 
lui-même  et  avec  la  vertu  *. 

Voilà  comment  Télève  de  Socrate  comprend  la  loi 
morale.  Après  plus  de  deux  mille  ans,  et  au  milieu 
de  toutes  les  lumières  de  notre  civilisation,  que 
pourrions-nous  ajouter  à  ces  nobles  préceptes  ?  Que 
pourrait  nous  apprendre  la  science,  que  le  sage  ne 

■ 

nous  ait  appris  ?  On  a  reproduit  sous  mille  formes 
cet  enseignement  divin.  Mais  qu'y  a-t-on  cbangé  ? 
On  a  de  moins  la  grâce  de  Platon  ;  mais  a-t-on  fait 
autre  chose  que  répéter  ses  leçons  éternelles  ?  Elles 
^nt  si  grandes  et  si  vraies  que  les  ébranler  ou  les 
contredire,  ce  ne  serait  pas  moins  que  renverser  lu 
morale  et  la  vertu. 

Mais  que  notre  faiblesse  se  rassure.  Le  génie  Pla- 
tonicien est  trop  modéré  pour  que  nous  ayons  à 
craindre  de  lui  une  sévérité  excessive.  11  est  trop 
sage  pour  dépasser  les  bornes  ;  et  s'il  a  fait  au  devoir 
cette  place  si  large,  cette  place  souveraine,  il  a  fait 
aussi  la  part  du  bonheur  et  même  du  plaisir.  11  ne 
veut  point  les  refuser  à  notre  tendance  iiatureile  ; 
mais  il  veut  nous  montrer  où  ils  sont  réelleraeni. 


(1)  Platon,  Gorgias,  pages  257,  281,  28/i. 


PREFACE.  Lix 

L'boffime  doit  constamment  veiller  sur  les  deux 
caDseilters  insensés  qu'il  a  au-dedans  de  lui,  le  plaK 
sir  et  la  douleur,  avec  les  espérances  et  les  craintes 
qui  les  accompagnent.  Il  ne  doit  les  écouter  Tun  et 
Tautre  que  dans  la  juste  mesure.  Ce  sont  deux 
sources  ouvertes  par  la  nature  et  qui  coulent  sans 
cesse.  Tout  État,  tout  individu  qui  sait  y  puiser, 
dans  le  lieu,  le  temps  et  la  quantité  convenables,  est 
ûeureux  ;  quiconque  au  contraire  y  puise  sans 
discernement  et  hors  de  propos,  est  malheureux. 
Le  souverain  bien,  tel  que  le  définit  le  Philèbc, 
n*est  tout  entier  ni  dans  la  raison  ni  dans  le  plaisir  ; 
il  est  dans  le  mélange  de  F  un  et  l'autre.  La  propor- 
tion est  fort  délicate  sans  doute  à  régler  ;  mais  le 
philosophe,  tout  en  subordonnant  le  plaisir,  ne  veut 
pas  le  proscrire,  comme  des  doctrines  exagérées 
Tout  essayé  plus  tard.  C'est  une  grande  question 
pour  lui  que  le  bonheur  ou  le  malheur  de  la  vie,  et  il 
n'a  pas  de  préoccupation  plus  vive  que  de  la  bien 
résoudre.  Aussi  s'attacbe-t-il  avec  une  sorte  de 
passion  à  démontrer  que,  non-^seulement  la  vertu  est 
meilleure  et  plus  belle  en  soi,  ce  qui  n'est  contes* 
lable  que  pour  les  esprits  les  plus  dépravés,  mais 
encore  qu'elle  est  plus  utile  et  plus  heureuse. 

Ceci  est  un  point  de  la  plus  haute  importance,  et 


I 


Lx  PRÉFACE. 

comme  les  conditions  de  la  vertu  en  ce  monde 
demeurent  toujours  les  mêmes,  la  démonstration 
qu'en  fait  Socrate  nous  intéresse  tout  autant  que  ses 
contemporains.  On  se  plaint  aujourd'hui  comme 
alors  des  épreuves  douloureuses  de  la  vertu.  Voici 
ce  qu'en  pense  la  grande  âme  du  sage,  victime  d'une 
affreuse  iniquité. 

Il  en  appelle  à  Texpérience  :  Oui,  la  vertu  quand 
on  veut  en  goAter,  et  lorsqu'on  <  ne  Tabandonne 
point  dès  ses  premiers  ans  comme  un  transfuge, 
l'emporte  par  l'endroit  même  qui  nous  tient  le  plus 
au  cœur.  Oui,  elle  nous  procure  plus  de  plaisirs  et 
moins  de  peines  durant  tout  le  cours  de  la  vie.  Quel 
est  l'être  raisonnable  en  effet  qui  puisse  préférer  la 
folie,  là  lâcheté,  l'intempérance  et  la  maladie,  à  la 
raison,  au  courage,  à  la  tempérance  et  à  la  santé  ? 
Rien  qu'à  regarder  le  spectacle  des  choses  humaines, 
qui  peut  nier  qu'en  général  et  tout  compensé,  la 
vertu  n'y  soit  bien  plus  heureuse  que  le  vice  ?  Elle 
remporte  aussi  les  prix  de  l'opinion  et  les  distribue 
à  ses  partisans,  outre  les  biens  solides  et  tout  autre^ 
ment  précieux  qu'elle  leur  garde.  Elle  ne  trompe 


(1)  Platon,  Lois,l,  pages,  33,  53,  54;  Philèbe,  le  dialogue  tout 
entier;  liépublique,  IX,  200;  Lois^  V,  267. 


i 


PRÉFACE.  Lxi 

jamais  ceux  qui  l'embrassent  sincèretnent.  D*abord 
les  Dieux  ne  sauraient  négliger  quiconque  s'efforce 
de  se  rendre,  par  la  pratique  du  bien,  aussi  semblable 
à  la  divinité  qu'il  a  été  donné  à  Tbomme  de  le  deve- 
nir. Il  n'est  pas  naturel  qu'un  être  de  ce  caractère 
soit  abandonné  de  l'être  auquel  il  ressemble.  I^ 
vertu  est  donc  assurée  de  la  protection  des  Dieux. 
Mais  de  la  part  des  hommes,  n'est-ce  point  encore 
ainsi  que  les  choses  se  passent  ?  N'arrive-t-il  pas  aux 
fourbes  et  aux  scélérats,  la  même  aventure  qu'à  ces 
athlètes  qui  courent  fort  bien  en  partant  de  la  bar- 
rière, mais  non  pas  lorsqu'il  y  faut  revenir  ?  Ils 
s'élancent  d'abord  avec  rapidité;  maïs  sur  la  fin  de  la 
course,  ils  deviennent  un  sujet  de  risée  lorsqu'on  les 
voit,  les  oreilles  entre  les  épaules,  se  retirer  préci- 
pitamment sans  être  couronnés,  tandis  que  les  véri- 
tables coureurs  arrivent  au  but,  remportent  le  prix 
et  reçoivent  la  couronne.  Les  justes  n'ont-ils  pas 
d'ordinaire  le  même  sort  *  ?  N'est-il  pas  vrai  qu'ar- 
rivés au  terme  de  chacune  de  leurs  entreprises,  de 
leur  conduite  et  de  leur  vie,  ils  acquièrent  une 
bonne  renommée,  et  obtiennent  des  hommes  les 


(1)  Platon,  Lois,  V,  pages  267,  269;  Bépublique,  X,  276,  277, 
278. 


Lxii  PRÉFACE. 

récompenses  qui  leur  sont  dues  ?  Lorsqu'ils  sont 
dans  rage  mûr,  ne  parviennent-ils  pas,  dans  la  société 
où  ils  vivent,  à  toutes  les  dignités  auxquelles  ils 
aspirent?  Quant  nua  méchants,  lors  même  que 
durant  leur  jeunesse,  ils  auraient  caché  ce  qu'ils 
sont,  la  plupart  d'entr'eux  se  trahissent  et  se 
couvrent  de  ridicule  à  la  fin  de  leur  carrière. 
Devenus  malheureux  dans  lenr  vieillesse,  ils  sont 
abreuvés  d'outrages  par  les  étrangers  et  par  leurs 
concitoyens,  sans  compter  les  châtiments  qui  ks 
atteignent  presque  toujours  dès  cette  vie,  et  que 
dans  l'autre  leur  réserve  la  justice  incorruptible  des 
Dieux. 

Platon  est  si  bien  persuadé  de  la  vérité  pra- 
tique de  ces  préceptes,  qu'il  crmt  pouvoir  aller 
jusqu'à  fixer  en  chiffres  précis  le  bonheur  comparé 
de  l'homme  juste  et  du  méchant.  Par  des  calculs  qui 
lui  sont  propres,  il  trouve  que  Fun  est  sept  cent 
vingt-neuf  fois  plus  heureux  que  l'autre.  11  veut  en 
outre  avec  ces  belles  maximes,  fruits  d'une  expé- 
rience que  chaque  jour  confirme,  enchanter  l'âme 
des  enfants,  tandis  qu'elle  est  tendre  et  docile,  as- 
suré que  ce  discours  entrera  plus  aisément  qu'aucun 
autre  dans  leur  esprit;  et  quand  il  a  convaincu  le 
cœur  de  quelque  noble  jeune  homme,  comme  Glau- 


■ 


PRÉFACE.  LXiii 

con,  il  ferait  volontiers  venir  un  liéraut  qui  procla-^ 
mftt  à  haute  voix,  et  devant  le  monde  entier,  ce 
jugement  prononcé  parle  fils  d*Ariston  :  c  Que  le 
»  plus  heureux  des  hommes  est  le  plus  juste  et  le 
»  plus  vertueux;  et  que  le  plus  malheureux  est  le  plus 
»  injuste  et  le  plus  méchant.  » 

A  ces  encouragements  qui  ne  sont  pas  faits  pour 
abaisser  T&me,  Socrate  ajoute  un  conseil  qui  est 
également  propre  à  la  calmer  et  à  la  grandir.  Les 
événements  de  la  vie  ne  méritent  pas  que  nous  y 
prenions  un  si  grand  intérêt.  La  raison  dit  qu'il  est 
beau  de  conserver  le  plus  de  sérénité  possible 
dans  les  malheurs,  et  de  ne  pas  se  laisser  emporter 
par  la  passion  au  désespoir;  et  cela,  parce  qu'on 
ignore  ^  si  dans  la  sagesse  des  Dieux,  ces  acci- 
dents sont  des  biens  ou  des  maux  ;  qu'on  ne  gag^e 
rien  à  s'en  affliger,  et  que  l'affliction  n'est  qu'un 
obstacle  à  ce  qu'il  faut  s'empresser  de  faire  en  ces 
rencontres.  L'homme  d'un  caractère  modéré  et  sage 
qui  subit  une  disgr&ce,  comme  la  perte  d'un  fils  ou 
de  quelqu'autre  chose  atrêmement  chère,  supportera 
cette  perte  plus  patiemment  que  ne  te  ferait  tout 


(i)  Platon,  République,  X,  page  278;  IX,  224;  Lois,  II,  101; 
népublique,  IX,  204  ;  X,  256. 


LXiY  PRÉFACE. 

autre  homme.  II  n'y  sera  point  insensible;  car  une 
telle  insensibilité  est  une  chimère  ;  mais  il  mettra  du 
moins  des  bornes  à  sa  douleur,  soit  quand  il  sera 
vis-à-vis  de  ses  semblables,  soit  quand  il  sera  seul 
vis-à-vis  de  lui-même.  Que  faut-il  donc  faire  dans 
ces  épreuves  ?  <  Prendre  conseil  de  sa  raison  sur  ce 
»  qui  vient  d'arriver;  réparer  sa  mauvaise  fortune 
»  par  les  moyens  que  la  raison  aura  reconnu  les 
»  meilleurs  ;  et  n*aller  pas  au  premier  choc,  portant 
»  la  main  comme  des  enfants,  à  la  partie  blessée, 
n  perdre  le  temps  à  crier;  mais  plutôt  accoutumer 
»  son  âme  à  appliquer  le  plus  promptement  possible 
»  le  remède  à  la  blessure,  à  relever  ce  qui  est 
»  tombé,  et  à  se  soigner  au  lieu  de  se  lamenter. 
»  C'est  ce  qu'un  homme  peut  faire  de  mieux  dans 
»  les  malheurs  qui  lui  arrivent  ^.  » 

Je  ne  crois  pas  que  le  génie  de  la  sagesse,  éclairée 
par  une  étude  profonde  de  la  conscience  et  de  la  vie, 
et  fortifiée  par  une  absolue  confiance  en  Dieu,  puisse 
jamais  donner  des  conseils  plus  fermes,  plus  pra- 
tiques, ni  plus  vrais.  Us  sont  aujourd'hui  bien  rebat- 
tus pour  nous,  s'ils  ne  sont  guères  mieux  observés. 
Mais  quelle  nouveauté  n'avaient-ils  point,  il   y  a 

(1)  Platon,  République,  liv.  X,  pages  256,  256, 267. 


PRÉFACE.  Ltv 

vingt-deux  siècles!  Et  quelle  lumière  imdocifise  et 
pure  Us  versaient  dans  les  cœurs  I 

Si  Platon  est  aussi  savant  dans  tout  ce  qui  regarde 
la  loi  morale  et  ses  conséquences,  je  ne  trouve  pas 
qu'il  le  soit  autant  en  ce  qui  regard0  la  liberté  de 
rhomme.  Sans  doute  il  Tadrnet  ;  car  sans  la  liberté, 
il  n'y  a  point  de  morale.  Mais  il  laisse  planer  sur 
cette  question  essentielle  quelques  nuages,  qu'il  eût 
été  facile  de  dissiper»  Il  fait  bien  dire  par  THiéro- 
phante,  au  nom  de  Lachésis,  une  des  Parquei», 
filles  de  la  Nécessité  :  «  Chaque  âme  choisit  de  sa 
»  pleine  puissance  le  Génie  auquel  elle  vent  confier 
»  sa  vie.  La  vertu,  qui  n'a  point  de  mattre,  s'at- 
p  tache  à  qui  Tbonore,  et  abandonne  qui  la  néglige, 
»  et  Dieu  est  innocent  de  notre  choix.  »  H  dit  bien 
dans  les  Lois,  que  t  Dieu  a  laissé  à  la  disposi- 
tion de  nos  volontés  les  causes  d'où  dépendent  les 
qualités  de  chacun  de  nous,  et  que  chaque  homme 
est  ordinairement  tel  qu'il  lui  plaft  d'être,  suivant  les 
inclinations  auxquelles  il  s'abandonne.  »  Mais  il  répète 
cent  fois  et  sous  toutes  les  formes,  que  la  faute  est  ii 
involontaire,  et  que  nul  ne  fait  le  mal  de  son  plein  ^^^ 
gré.  Or,  si  le  vice  est  involontaire,  la  vertu  ne  l'est 
pas  moins  ;  et  l'homme  est  enchaîné  pour  le  bien 
comme  pour  le  mal,  qu'il  ne  fait  ni  l'un  ni  l'autre 


c 


Lxvi  PRÉFACE. 

par  ^initiative  de  sa  volonté  libre.  Cependant  nul 
n'est  moins  fataliste  que  Platon.  Mais,  par  nMe  iaé- 
prise  dont  il  ne  semble  pas  se  douter  Inî-^inèBie,  il 
soutient  quelquefois  des  théories  paradoxales  qui 
mènent  à  ce  dogme  funeste  et  dégradant/  Comme  le 
vicéîesi  à  ses  yeux  lé  plus  grand  des  maux,  il  ne  peut 
pas  crdre  que  Ton  veuille  jamais  son  propre  mal  ;  et 
il  en  cônotot  qiië,  q«and  Tliomme  est  coupable,  c'est- 
à-^ite  quand  il  s'inflige  à  lui-même  le  mat  le  plus 
reéMtable,  K^'eëi  toujours  malgré  M.  D'après  ce 
principe,  Socrate  n'tidstte  pas  à  Mftmer  tous  les  légis- 
lateurs d'avoir  dans  leurs  ieodes  partagé  les  délits  en 
volontaires  et  en  involontaires,  et  il  tente  de  sulisti-^ 
tuer  à  bette  divistott  vut^ire,  et  inSque  selon  lui,  une 
division  meillectre.  C'est  à  l'influénoe  de  k  colère, 
du  plaisir  et  de  l'ignoraince  qu'il  attribue  toutes  les 
faites;  ël  afln^  dégager  complètement  notre  res- 
ponsabilité)  c^est  sur  uiie  mauvais  disposition  du 
corps  OQ  sur  une  >mauvafee  éducaiâon,  Clément 
indépendantes  de  nous,  qu'il  fait  retom^bei*  cette 
fatale  influence  ^. 


(1)  Platon,  République,  liv.  X,  page  280;  Lois,  liv.  X,  265; 
Protagaras,  87, 117;  Ménon,  159,  162;  Lois,  TX,  162,  165,  171; 
Thnée,  232;  Gor</te,  269. 


PRÉFACE.  Lxvu 

J^ose  à  peine  le  dire;  mais  sur  cette  question 
scabreuse,  Ptaton  parle  quelquefois  un  langage  dont 
le  inatériaiisme  pourrait  se  prévaloir* 

Protagore,  dans  un  entretien  où  il  a  plus  d'une 
fois  Tavàntage  surSocrate,  a  beau  lui  opposer  les 
ai^menls  les  plus  décisifs  et  les  plus  clairs,  Socrate 
ne  se  rend  pas;  et  il  soutient,  contre  Tévldençe,  que 
la  vertu  étant  aussi  involontaire  que  le  vice,  «lie  ne 
peut  pas  être  enseignée.  Protagore  allègue  ropinion 
vulgaire,  c'est-à-dire  le  sens  commun,  qui  blâme  le 
vice,  qui  le  méprise  et  le  chitie^  parce  qu'on  croit 
généralement  quMI  dépend  du  coupable  de  mal  faire 
et  de  s'amender  sous  le  coup  de  la  juste  peine  qui  le 
frappe.  Pour  les  défauts  que  les  hommes  attribuent 
à  la  nature  ou  au  hasard,  on  ne  se  fâche  point  contre 
ceux  qui  en  sont  déparés.  Mais  pour  les  biens  que 
Ton  croit  accessibles  à  T humanité  par  Tapplication, 
Texercice  et  la  science^  on  poursuit dMndignatioo,  de 
réprimandes  et  de  châtiments  ceux  qui  ne  les  ont 
points  et  qui  ont  les  vices  contraires.  Protagore 
atteste  en  outre  l'éducation  qu'en  public  et  en  parti- 
culier on  s'efforce  toujours  de  donner  aux  enfants, 
dans  la  conviction  où  l'on  est  que  ces  leçons  leur 
seront  profitables.  Mais  Socrate  résiste  à  la  puis- 
sance de  ces  raisons  ;  et  l'entretien  finit  sans  qu'il 


LxviH  PRÉFACE. 

ait  rieo  cédé  au  bon  scos  de  son  inlerlocalear,  tant 
eu  feignant  cependant,  par  une  condescendance  de 
pure  politesse,  d'être  ébranlé  quelque  peu. 

Contradiction  frappante,  qu'il  admet  tout  en  la 
signalant  lui-même  I  II  prétend  que  la  vertu  ne  peut 
pas  être  enseignée^  et  il  soutient  en  même  temps 
qu'elle  n'est  qu'Une  science,  c'est-à-dire  qu'il  suffit 
de  savoir  ce  qu'est  le  bien  pour  le  faire.  Si  la  vertu 
est  une  science,  comment  se  fait-il  qu'elle  ne  puisse 
s'enseigner?  Est-ce  qu'il  n'est  pas  de  l'essence 
d'une  science  quelconque  de  pouvoir  être  apprise 
par  l'bomme,  et  de  pouvoir  se  transmettre?  N'est-ce 
pas  là  un  des  caractères  les  moins  contestables  de 
la  science?  Et  si  l'on  méconnaît  celui-là,  était-ce 
bien  la  peine  d'instituer  cette  grande  enquête  du 
Théétète  *? 

D'où  viennent  donc  les  hésitations  de  Platon,  je 
ne  veux  pas  dire,  ses  erreurs  ?  Elles  viennent  des 
plus  nobles  causes.  D'abord  tout  en  blâmant  le  cou- 
pable, et  même  en  le  châtiant  avec  sévérité  quand  il 
le  faut,  il  a  pour  lui  la  pitié  la  plus  profonde  ;  il 
l'aime  trop  pour  désespérer  de  sa  guérison,  et  par 


(1)  Platon,  Protagoras,  V,  31,  33,  41,  50.  12Zi  ;  Ménon,  137, 
201,  et  passim. 


PRÉFACE.  Lxix 

une  illusioD  qui  n'est  qu'un  excès  de  charité,  il  veut 
se  persuader  que  c'est  malgré  lui  qu'il  a  failli.  L'in- 
dulgence est  bien  plus  facile  et  bien  plus  douce, 
quand  on  se  dit  que  le  crime  n'a  pas  été  volontaire  ; 
et  le  sage  ne  s'aperçoit  pas  que,  dans  cette  fausse 
théorie,  il  est  la  dupe  de  son  cœur.  En  second 
lieu,  il  s'est  fait  une  si  haute  idée  de  la  nature 
humaine  qu'il  ne  peiit  pas  s'imaginer  qu'elle  soit 
volontairement  capable  du  mal.  Il  la  suppose  faite 
uniquement  pour  la  science  et  la  vertu.  L'ignorance 
et  le  vice  lui  semblent  des  monstruosités  presque 
impossibles;  et  il  ne  veut  pas  croire  que  l'intelligence 
puisse  jamais  admettre  et  souffrir  de  son  plein  gré 
d'aussi  mauvais  hôtes. 

Ce  sont  là  des  sentiments  très-louables  sans 
doute.  Mais  il  serait  dangereux  de  les  pousser  trop 
loin  ;  et  il  faut  surveiller  avec  la  plus  scrupuleuse 
attention  les  conséquences  qui  peuvent  en  sortir. 
Dire  que  la  faute  n'est  jamais  volontaire,  c'est  dire 
qu'il  n'y  a  jamais  de  faute;  car  la  culpabilité  ne  peut 
consister  que  dans  la  Volonté.  Du  moment  que 
l'homme  n'a  pas  voulu,  il  n'est  point  responsable  de 
ce  qu'il  a  fait  ;  et  ce  serait  une  odieuse  iniquité  de  le 
condamner  pour  un  délit  où  son  intention  n'a  point 
participé.  Le  fait  peut  être  aussi  désastreux  qu'on 


voudra ,  il  n'est  imputable  à  personne.  On  peut  le 
déplorer,  mais  on  ne  peut  le  punir  ;  et  Platon,  sans 
le  vouloir,  énerve  toute  la  législation  qu'il  a  pris 
tul-mème  tant  de  soin  à  édifier.  A  quoi  bon  cette 
longue  et  minutieuse  nomenclature  des  délits  et  des 
peines  ?  Il  n'y  a  plus  de  délits  proprement  dits  ;  il  ne 
doit  plus  y  avoir  de  châtiments. 

Ce  qui  est  trop  vrai  malheureusement,  c'est  que, 
sous  la  provocation  de  l'intérêt  ou  de  la  passion»  lu 
voix  de  la  raison  a  été  méconnue.  Elle  parlait  ;  mais 
on  ne  l'a  point  écoutée;  elle  condamnait  l'action 
mauvaise  qu'on  allait  faire;  mais  la  volonté,  qui 
pouvait  se  soumettre,  a  mieux  aimé  se  révolter;  et 
l'homme  s'est  rendu  coupable  tout  en  pouvant  rester 
innocent.  Il  faut  accorder  à  Platon  qu'il  est  des 
natures  qui  cèdent  au  mal  avec  une  facilité  déplo- 
rable, tandis  qu'il  en  est  d'autres  qui  se  portent  au 
contraire  spontanément  au  bien.  C'est  là  un  mys- 
tère de  la  Providence  que  n'ont  pu  pénétrer  ni 
Timée,  tout  sage  qu'il  est,  ni  Ër  l'arménien,  tout 
témoin  qu'il  a  été  des  secrets  de  Tautre  vie.  Mais 
Platon,  de  son  côté,  doit  reconnaître  que  Protagore, 
sous  l'enveloppe  de  l'allégorie,  a  trouvé  la  vérité. 
Quelques  différences  que  l'organisation  physique 
mette  entre  les  hommes,  ils  ont  tous  sans  exception 


PftEFACE.  Lxxi 

reçu  eu  purt^e  les  seotioieQte  du  l^ien  çt  <]lu  mal  ;  et 
la  lumière  qui  les  Claire,  bieii  qu'elle  spit  phis  ou 
moins  vive,  suffit  toujojurs,  quelque  faible  qu'elle 
soU,  à  les  guider»  EIIq  suffit  swt<Mit  pour  que>  la 
justice  humaine  puisse  exercer  ses  vindictes  i^cesr 
saires.  Le  coupable  a  su  ce  qi^'îl  faisait  ;  )I  Ta  vo^nlu 
dans  un  certain  degré.  G&ï  est  assez;  on  peut  le 
frapi^er  avec  équité,  san^  d'ailleurs  renoncer  à  te  frap* 
per  avec  i»*oportion  et  mesura.  La  justice  humaine 
est  assez  clairvoyante  en  ce  qu'elle  ne  puuit  en  général 
qu^  des  coupables.  Mais  la  parfaite  s^préciation 
du  délU  Vf  )pi  appartient  pa&  ;  ses  balances  ne  sont 
pas^  assez  sensibles  ;  et  c'est  Dieu  seul  qui  peut  savcÂr 
avec  une  *  précision  complète  jusqu'où  la  faute  est 
a^éCt  et  jusqu'où  le  châtiment  équitable  doit  la 
suivre- 
Mais  po^irsqivons  les  conséquences  fâcheuses  qui 
sortent  du  principe  faui^  qu'admet  la  g^érosité  de 
Platon.  Si  le  Yice  est  volontaire,  malgré  ce  qu'en  dit 
riaten,  la  vertu  ne  l'est  pas  moins.  Elle  n'est 
pa$  Un  pur  don  de  Dieu,  comme  Socrate  veut  le  faire 
croire  au  jeune  Ménon  qu'il  instruit  ^.  Certainement 
Dieu  n'a  pas  doué  tous  les  bonotmes  également  pour 

(i)  IHaton»  Mérnn,  pagtt3  ^m,  231. 


Lxxif  PRÉFACE. 

le  bien,  non  plas  que  pour  le  mal.  La  vertu  est  aisée 
pour  celui  qui  possède  une  raison  plus  éclairée  et 
des  passions  moins  violentes  ;  elle  est  plus  pénible 
pour  l'être  grossier  qui  a  reçu  moins  dMnlelligence 
avec  des  instincts  plus  impérieux.  Mais  facile  on  dif- 
flcile,  elle  n'en  est  pas  moins  toujours  la  vertu,  c'est- 
à-dire,  un  combat  ;  et,  si  Platon  avait  voulu  demander 
à  la  langue  grecque  Tétymologie  de  ce  beau  mot,  il 
aurait  vu  que  la  vertu  est  un  choix  entre  deux  partis 
contraires,  et  qu-elle  tire  tout  son  mérite  de  sa 
résistance  à  celui  des  deux  qu'elle  n'embrasse  pas. 
La  vertu  suppose  nécessairement  une  lutte  plus  ou 
moins  rude  ;  et  cette  lutte,  c'est  l'homme  seul  qui 
l'engage  et  la  soutient.  Quelques  forces  que  Dieu 
lui  ait  données,  il  pourrait  n'en  pas  faire  usage,  et, 
tout  assuré  qu'il  serait  de  la  victoire,  s'abaisser,  s'il 
le  voulait,  à  la  défaite.  Les  facultés  qui  rendent  la 
vertu  possible  viennent  du  ciel  ;  mais  la  vertu  elle- 
même  vient  de  nous,  et  elle  mérite  l'estime  et  la 
louange,  comme  le  vice  mérite  le  mépris.  Sans 
doute t  par  un  long  et  constant  exercice,  elle  devient 
si  naturelle  au  cœur  qui  la  pratique  avec  courage, 
qu'il  peut  croire  l'avoir  toujours  possédée.  Mais  si 
Socrate  avait  voulu  recueillir  ses  souvenirs  person- 
nels, il  se  fût,  selon  toute  apparence,  rappelé  un  temps 


J 


PRÉFACE.  i,x.xiiî 

oii  elle  n'était  pas  en  lui  tout  ce  qu'elle  devint  plus 
tard,  quand  il  refusait  l'offre  de  Griton,  ou  qu'il 
faisait  devant  ses  juges  cette  fière  harangue  qui  lui 
coûta  la  vie.  La  vertu  peut  donc  s'apprendre;  elle 
peut  donc  s'enseigner.  L'homme  qui  possède  ce 
trésor  doit  dans  sa  gratitude  remercier  Dieu  de  lui 
avoir  permis  d'en  jouir.  Mais  ce  serait  être  injuste 
envers  soi-même  que  de  ne  pas  se  l'imputer.  Il  est 
l)on  d'être  modeste,  comme  Socrate  l'a  toujours  été. 
Mais  la  modestie  n'empêche  pas  la  justice;  et  par  la 
même  c^nse  qui  fait  que  l'homn^e  s'attribue  la  faute, 
il  peut  aussi  sans  orgueil  s'attribuer  la  vertu. 

Si  j'ai  tant  insisté  sur  ce  point,  c'est  que  cette 
tache  est  la  seule  que  je  puisse  signaler  dans  tout  le 
système  moral  de  Platon,  Mais  chose  assez  singu- 
lière! cette  insuffisance  en  théorie  se  borne  au 
principe  lui-même,  et  ne  s'étend  à  aucune  des  consér 
quences  pratiques  qu'elle  risquait  de  compromettre. 
Platon  a  l'air  de  douter  de  la  liberté,  puisqu'il  pré  • 
tend  que  le  vice  est  involontaire.  Mais  le  vice  n'a 
jamais  eu  d'adversaire  plus  implacable  ;  et  quand  il 
s'agit  de  le  guérir,  jamais  main  plus  ferme  n'a  tenté 

« 

d'appliquer  le  remède.  Parfois  même,  il  se  laisse 
aller,  dans  le  grand  et  solennel  traité  des  Lois,  à  une 
sévérité  qui  peut  sembler  dépasser  les  bornes.   Il 


Lxxiv  PREFACE. 

recooBaît  très-bien  que  la  préméditalioD  aggrave  la 
faute  qu'elle  constitue  ;  et  tout  en  soutenant  que 
Fignorance  est  involontaire,  il  la  ponit  absolument 
comme  si  elle  ne  Tétait  pas.  Il  décrit  avec  une  vérité 
frappante  les  combats  que  rend  la  «liberté  avant  de 
succomber.  Il  démontre  que  le  plus  beau  triomphe 
est  celui  qu'on  obtient  sur  soi-nnême,  et  qu'à  celui* 
là  est  attaché  le  bonheur  de  la  vie,  comme  le  malheur 
au  contraire  est  attaché  à  la  défaite.  Il  croit  si  bien, 
en  dépit  de  sa  théorie,  que  Thomme  peut  être  victo- 
rieux, qu'il  lui  indique  les  moyens  de  remporter  la 
victoire,  et  lui  conseille  d'opposer  aux  assauts  de  la 
volupté  les  fatigues  corporelles,  qui  détournent  ail- 
leurs ce  qui  la  nourrit  et  l'entretient.  Il  lui  consdile 
encore  de  lutter  sans  cesse  contre  ses  penchants 
naturels,  et  de  les  réprimer  pour  acquérir  la  perfec- 
tion de  la  force.  Quand  il  veut  expliquer  la  tempe* 
rance,  il  se  raille  bien  un  peu  de  cette  expresston  : 
Être  maître  de  soi-même,  qu'il  n'entend  pas  trop,  à 
ce  qu'il  dit,  pour  se  jouer  de  ses  jeunes  interlo- 
cuteurs. Mais  il  l'analyse  pourtant  avec  une  infail- 
lible sûreté;  et  il  en  rend  compte  par  cette  dualité 
de  la  nature  humaine  qu'à  son  grand  honneur  il  a  le 
premier  constatée.  On  est  maître  de  soi,  quand,  des 
deux  parties  dont  l'homme  se  compose,  la  meilleure 


PRÉFACE.  Lxxv 

domioe  la  moins  boDoe.  Mais  quaod  par  le  défeut 
d'éducation  ou  quelque  mauvaise  habitude,  la  partie 
moii»  bonne  envabit  et  «ubjngue  la  partie  meilleure, 
alors  (Hi  dit  de  Tbomme,  en  manière  de  reproche, 
quMl  est  esclaye  de  lui-même  et  inteoftpérant.  Enfin, 
il  remarque  que,  dans  une  foule  d'occasions,  lors- 
qu'on se  sent  entraîné  par  ses  désirs  malgré  la 
raison,  on  se  fait  des  reproches  à  soi-même^  et  l'on 
s'emporte  contre  ce  qui  nous  fait  violence  intérieure- 
ment ^.  Voilà  bien  la  liberté  avec  toutes  ses  condi- 
tions de  force  et  de  faiblesse,  de  gloire  et  de  honte, 
de  grandeur  et  d'abaissement.  Mais  comment  Platon 
a-t-il  pu  soutenir  que  le  vice  et  la  vertu  sont  invo- 
lontaires, quand  il  décrit  aussi  clairement  les 
phases  du  conflit  ? 

Il  n'est  pas  plus  exact  quand  il  croit  que  la  vertu 
est  la  science,  et  qu'il  sufiit  de  connaître  le  bien  pour 
le  faire.  C'est  une  aberration  monstrueuse,  si  l'on 
veut,  mais  trè&-fréquente,  de  savoir  qu'on  fait  mal, 
et  de  n'en  pas  moins  commettre  la  faute  que  l'on 
blâme.  Cette  contradiction  flagrante  de  la  raison  et 


(1)  Platon,  Protagoras,  p.  iOlx  ;  Lois,  I,  8,  26,  31,  62  ;  VIII,  120  ; 
X,  265;  République,  IV,  216,  et  page  236,  Texemple  de  Léonce, 
iiis  d'Agathon. 


Lxxvi  PRÉFACE. 

de  la  passion  est  incontestable  ;  et  comme  le  philo- 
sophe doit  aimer  la  vérité  plus  encore  qu'il  n'est 
philantbro[>e,  il  faut  qu'il  confesse,  bien  qu'à  r^ret, 
cette  dégradation  trop  réelle  de  la  nature  humaine. 
Ce  n'est  pas  un  faux  calcul  qui  préfère,  comme  le 
croit  Socrate,  le  plaisir  actuel  à  des  douleurs  futures 
beaucoup  plus  grandes  ;  ce  n'est  pas  une  ignorance 
de  la  nature  des  choses  ;  c'est  une  perversité  qui 
préfère  le  mal  au  bien,  tout  en  les  connais^nt  l'un 
et  l'autre  dans  leur  valeur  diverse.  Le  mécbant 
n'ignore  point  ce  qu'il  fait;  il  se  complaît,  au  con- 
traire, dans  le  vice  auquel  il  se  livre.  Il  sent  bien 
qu'il  se  perd  ;  mais  il  court  à  sa  perte,  tout  en  la 
déplorant.  C'est  même  cette  défaite  de  sa  raison  qui 
constitue  sa  faute  ;  car,  s'il  ignorait  ce  qu'il  fait,  il  ne 
serait  ni  coupable,  ni  responsable devantles  hommes 
ni  devant  Dieu.  Ainsi,  à  ce  premier  point  de  vue,  la 
vertu  et  la  science  ne  sont  pas  identiques.  On  peut 
savoir  et  ne  pas  faire  ;  on  peut  faire  le  contraire  de 
ce  que  l'on  sait.  Puis,  n'est-il  pas  dangereux  de 
donner  à  croire  qu'en  cette  vie  savoir  c'est  agir,  que 
penser  c'est  faire,  et  qu'il  suffit  de  la  théorie  sans  la 
pratique  pour  constituer  la  vertu  parfaite?  Si  la 
vertu  est  en  effet  la  science,  l'homme  doit  se  borner 
à  savoir  pour  être  vertueux  ;  sa  vie  morale  se  réduit 


PRÉFACE.  LxxYii 

à  la  contemplatioD  ;  et  alors,  ses  devoirs  les  plus  évi- 
dents et  les  plus  indispensables  en  ce  inonde  ne 
risquent-ils  pas  de  s'abfmer  et  de  disparaître  dans  ce 
devoir  imaginaire  que  son  intelligence  se  crée  à 
plaisir?  Rien  n*est  pins  loin,  je  l'avoue,  de  la  pensée 
de  Socrate  et  des  exemples  qu'il  a  personnellement 
donnés.  Mais  ses  principes,  outre  qu'ils  ont  l'inconvé- 
nient d'être  des  paradoxes,  renferment  ces  fâcheuses 
conséquences.  Tout  éloignées  qu'elles  sont,  un  temps 
viendra  où  des  esprits  moins  sages  développeront  ces 
germes  dangereux,  et  les  mystiques  d'Alexandrie 
pourront,  sans  trop  d'erreur,  s'intituler  les  nou- 
veaux disciples  de  Platon. 

Mais  j'ai  bâte  de  fuir  le  terrain  de  la  critique,  et 
je  reviens  à  celui  de  l'admiration,  que  je  n'aurai  plus 
à  quitter. 

Platon  a  parfaitement  démontré  que  la  vertu  ne 
consiste  pas  dans  un  seul  acte  vertueux,  et  que, 
pour  être  réelle,  il  faut  qu'elle  soit  le  résultat  d'une 
longue  pratique.  Elle  est,  comme  il  le  dit  lui-même, 
«  l'harmonie  de  l'habitude  et  de  la  raison.  »  Il  a  vu  tout 
aussi  bien  que  la  vertu  est  une  sorte  de  milieu,  et 
que,  la  nature  humaine  étant  ce  qu'elle  est,  la  voie  la 
plus  sûre  à  suivre  est  celle  qui  s'éloigne  des  extrêmes. 
11  recommande  la  tempérance,  qui,  «  considérée  toute 


Lxxviu  PRÉFACE. 

»  seule,  est  assez  iDsigoifiante  et  mérite  à  peine 

»  qu'on  en  parle,  »  mais  qui  donne  aux  autres  qualités 

ou  leur  enlève  tout  leur  prix.  Laisser  libre  carriène 

à  ses  passions  et  chercber  à  les  satisraire  est  un  ma4 
sans  remède;   c'est  mener  um  vie  lioaieiéuse  ^ 

déréglée,  qui  ne  peut  conduire  qu'à  la  honte  ^  au 

malheur.  la  vertu  et  le  boniieur  se  trouvent  mille 

fois  plus  aisément  dans  la  proportion  et  dans  Tégâ- 

lité.  Aussi,  en  apposant  que  les  âmes  puissent  iaire 

un  cboiK  S  comme  elles  en  font  un  dans  les  Champs- 

Élysées,  selon  le  récit  d'Er  Tarménien,  le  sage  leur 

conseillerait  de  savoir  se  fixer  pour  toujours  à  un 

état  médiocre,  et  d'éviter  également  les  deux  extré* 

mités.  Quand  le  prudent  Ulysse,  appelé  le  dénier, 

vient  aussi  pour  choisir,  il  ne  cherche  point  une  de 

ces  conditions  brillantes  et  périlleuses  où  les  pas  -* 

i»ons  de  tout  genre  apprêtent  à  l'âme  tant  de  chutes. 

«  Le  souvenir  de  ses  longs  revers  l'ayant  désabusé 

<{  ée  l'ambition,  il  chercha  longtemps,  et  découvrit  à 

«  grand' peine,  dans  un  coin,  la  vie  tranquille  4' un 

«  lioffime  privé,  que  toutes  les  autres  âmes  avaient 

«  dédaignetfôement  laissée  à  l'écart.  En  l'apei'cevant 


(1)  Platon,  Lois,  I,  72;  III,  186;  VI,  351,  VU,  12;  Gorgias,  362; 
République,  X,  289. 


PRÉFACE.  Lxxix 

«  eofin,  il  dit  que,  quand  il  aurait  été  le  premier  à 
«  clioisir,  il  n'aurait  pas  fait  uu  autre  choix.  »  Platon 
a  poussé  cette  théorie  de  la  tempérance  jusqu'où  elle 
peut  aller  ;  et  ce  n'est  pas  pour  l'individu  seulement 
qu'il  a  fait  de  la  modération  le  gage  le  plus  assuré  de 
la  vertu,  c'est  encore  pour  l'Ëtat.  Tout  puissant 
qu'il  est  et  quelque  nomfoi*eux  qu'en  soient  les  élé- 
ments, l'État  ne  peut  vivre  que  par  les  mêmes  prin- 
cipes qui  Mît  vivre  les  individus;  l'excès  le  perd 
lofft  aussi  bien  qu'eux;  et  la  démocratie  exagérée 
d'Athènes  ne  peut  pas  plus  se  ptimiettre  le  bonlieur 
et  la  durée,  que  le  despotisme  sans  frein  de  la  mo- 
narchie des  Perses.  La  tempérance,  indispensable  aux 
particuliers,  s'ils  veulent  être  heureux,  l'est  tout 
autatft  pour  les  peuples;  et  le  législateur  est  bien 
aveugle)  qui  pousse  à  l'extrême  le  principe  sur  lequel 
il  fHTétend  organiser  l'État,  dont  la  tutelle  lui  est 
remise  K 

Je  fie  m'arrête  point  aux  théories  de  IPIaton  sur 
l'éducation  ;  on  sait  assez  tout  ce  qu'elles  ont  de  vrai 
et  de  firatique,  sans  parler  de  leur  grandeur  et  de 
leur  noblesse.  Parmi  ceux  qui,  plus  tard,  ont  écrit 
sur  ce  sujet,  il  n'en  est  pas  un  qui  n'ait  amplement 


• 


(i)  Platon,  népubliquc,  X,  page  292  ;  Lois,  fil,.  199. 


Lxxx  PRÉFACE, 

puisé  à  cette  source  aussi  pure  qu'abondante,  qui  ue 
se  tarira  pas  plus  que  la  vérité.  Tout  en  assurant 
que  la  vertu  ne  peut  être  enseignée,  Socrate  n'en 
fait  pas  moins  les  efforts  les  plus  heureux  pour  ren- 
seigner à  renfance,  et  c'est  encore  à  lui  qu'il  faut 
demander  la  discipline  qui  fait  les  intelligences  éclai- 
rées, les  bons  citoyens  et  les  cœurs  vertueux. 

Jusqu'à  présent,  nous  n'avons  étudié  sur  ses 
traces  que  la  vertu  considérée  en  elle-même.  Voici 
maintenant  les  conséquences  sociales  et  religieuses 
de  la  vertu.  Je  commence  par  les  premières. 

C'est  la  vertu  qui,  s'épanouissaot  dans  la  justice  et 
la  bienveillance,  est  le  véritable  lien  des.  sociétés. 
Que  deviendraient'Clles  sans  les  relations  de  toute 
sorte  que  les  citoyens  qui  les  composent,  foraient 
entre  eux?  Et  que  seraient  ces  relations  entre  des 
êtres  doués  de  raison,  si  la  vertu  n'eu  était  la  pre- 
mière base?  C'est  Jupiter  lui-même  qui  l'envoya  au 
genre  humain,  quand  il  voulut  réformer  l'œuvre  trop 
incomplète  des  deux  fils  de  Japel.  11  n'y  a  d'amitié 
possible  et  durable  qu'entre  les  hommes  de  bien  ;  et 
la  vertu,  qui  est  la  condition  du  bonheur  individuel, 
est  aussi  la  condition  du  bonheur  dans  la  société. 
Les  méchants  ne  peuvent  rester  longtemps  unis.  Si 
l'intérêt  les   rapproche  un   instant,   bientôt  il   les 


PRÉFACE.  Lxxxi 

sépare.  LMntérèt,  aidé  du  vice,  encolle  plus  iustabië 
que  lui,  les  arme  les  uns  contre  les  autres  ;  et  la 
société,  si  elle  n'était  composée  que  d'êtres  mé- 
chants, ne  pourrait  pas  subsister  un  seul  jour.  Cet 
axiome  antique,  que  «Le  semblable  recherche  le 
semblable,  »  n'est  vrai  qu'à  moitié.  L^homme  de  bien 
seul  est  ami  de  Thcmme  de  bien.  Le  méchant  ne 
saurait  former  jamais,  ni  avec  le  bon,  ni  avec  le 
méchant,  son  semblable,  une  véritable  amitié.  Mo- 
bile et  changeant  comme  il  l'est,  toujours  diffi^ent 
de  lui-même  et  contraire  à  lui-même,  il  peut  encore 
bien  moins  ressembler  à  un  autre  et  l'aimer.  Plus 
un  méchant  se  rapprochera  de  son  pareil  et  fera 
société  avec  lui  ^,  plus  il  devra  devenir  son  ennemi; 
car  il  lui  fera  quelque  injustice.  Et  comment  serait* 
il  possible  que  l'offenseur  et  l'offensé  restassent  bons 
amis  ? 

Au  contraire,  la  vertu  appelle  naturellement,  entre 
deux  cœurs  qui  l'aiment  d'une  ardeur  égale,  la  bien- 
veillance mutuelle,  garantie  de  la  paix  dans  l'État. 
Les  citoyens  sont  unis  entr'eux,  parce  qu'ils  re- 
cherchent en  commun  le  bien,  dont  ils  ont  fait  le 
devoir  sacré  de  toute  leur  vie.  Mais  un  cœur  géné^ 


(1)  Platon,  Protagoras,  page  38;  Lysis,  69  ;  Phèdre,  08. 


Lxxxii  PRÉFACE. 

rees  ne  se  conteote  pas  de  celte  bienTeillance  tonte 
spoBtanée  pour  ceux  qui  lui  ressemblent.  La  vertu 
lui  inspire  un  sentiment  plus  difficile  et  plus  rare. 
Comme  il  n'a  pas  seulement  des  gens  de  bien  autour 
de  lui,  il  faut  qu'il  sache  vivre  avec  les  méchants  ;  et 
comme  il  s'est  interdit  de  jamais  Taire  le  mal,  il  n'en 
fera  pas  plus  à  ses  ennemis  qu'il  n'en  fait  à  ses  amis. 
Loin  de  là  ;  il  sait  que  le  mal  qu'on  Tait  aux  êtres 
méchants  les  rend  encore  plus  vicieux  qu'ils  ne  sont, 
comme  ces  bêtes  rétives  qu'un  écuyer  malhabile 
rend  indomptables,  par  les  coups  qu'il  leur  donne. 
Faire  du  mal,  même  aux  méchants,  est  une  maxime 
qui  n'est  qu'à  l'usage  des  tyrans  ou  des  insensés, 
d'un  Perdiccas,  d'un  Périaodre,  d'un  Xerxès.  Le 
sage,  an  contraire,  adoucira  le  méchant  par  le  bien 
qu'il  lui  fera>  ou  tout  au  moins  par  l'exemple  de  sa 
propre  justice.  Le  méchant  est  par  dessus  tout  digne 
de  pitié,  parce  qu'il  a  l'âme  malade,  c'est-à-dire  la 
partie  la  plus  précieuse  de  lui-même.  Il  est  vrai  qu'il 
y  a  des  cœurs  tellement  corrompus  qu'ils  en  sont 
iacurables,  et  leur  vices  sont  montés  à  un  tel  excès 
qu'il  est  très^difficile  ou  même  impossible  de  les  gué- 
rir,  Mais  ce  sont  là  des  exceptions  aussi  rares  qu'elles 
sont  douloureuses.  Pour  la  plupart  des  méchants, 
leurs  maux  laissant  quelque  espoir  de  guérison,  il 


i 


PRÉFACE.  Lxxxni 

faut  à  leur  égard  réprimer  sa  colère,  et  ne  point 
se  laisser  aller  à  des  emportements  et  à  d'aigres  ré- 
primandes qui  ne  feraient  que  les  cabrer,  et  ies  éloi- 
gner du  remède  ^. 
Ce  qui  donne  à  tous  ces  préceptes  de  Socrate  une 

grandeur  et  une  originalité  qui  leur  sont  propres, 
c^est  qu'il  ne  se  borne  pas  à  les  exposer  :  il  les  pra- 
tique, et  sa  vie'  entière  n'en  est  que  la  longue  et 
pénible  application.  Dès  qu'il  a  reçu  du  Dieu  de 
Delphes  sa  mission  sainte,  et  qu'il  s'est  éclairé  lui- 
même,  il  ne  cesse  d'éclairer  ses  concitoyens*  Sous 
les  formes  les  plus  bienveillantes,  que  n'exclut  point 
ilronie  comme  il  l'entend,  il  leur  donne  les  plus 
utiles  conseils,  et  il  porte  dans  les  consciences  sin- 
cères la  lumière  qu'il  puise  dans  la  sienne.  C'est  un 
devoir  si  étroit  pour  lui  de  faire  du  bien  à  ses  sem- 
blables^ et  dû  les  sauver,  s'il  le  peut^  qu'auprix  même 
de  la  vie  il  ne  renoncerait  pas  à  le  remplir.  Les  Âtiié- 
niens  lui  diraient  :  «  Socrate,  nous  rejetons  l'avis 
»  d'Anytus^  et  nous  te  renvoyons  absous;  mais  c'est  à 
)»  condition  que  tu  ces^râs  de  philosopher  et  de  faire 
»  tes  recherches  accoutumées,  et  que  si  tu  y  re- 
»  tombes  et  que  tu  sois  découvert,   tu  mourras.  » 

(1)  Platon,  Lois,  T,  page  13  ;  IV,  264  ;  Utpublique,  I,  20. 


Lxxxïv  PRÉFACE. 

Socrate  n'hésiterait  point  à  leur  répondre  :  «  Âtbé- 
»»  niens,  je  vous  honore  et  je  vous  aime  ;  mais  j'obéi- 
y>  rai  au  Dieu  plutôt  qu'à  vous.  Tant  que  je  respirerai, 
»  et  que  j'aurai  un  peu  de  force,  je  ne  cesserai  de 
»  tous  donner  des  avertissements  et  des  conseils,  et 

« 

»  de  tenir  à  tous  ceux  que  je  rencontrerai  mon  lan- 
»  gage  ordinaire.  Si  même  je  me  défends  à  cette 
»  heure,  ce  n'est  pas  pour  l'amour  de  moi,  comme 
*  où  pourrait  le  croire  ;  c'est  pour  l'amour  de  vous, 
»  de  peur  qu'en  me  condamnant  vous  n'offensiez  le 
»  Dieu.  »  Telle  est  la  conviction  de  Socrate,  telle  est 
sa  charité  envers  les  autres  hommes,  que,  quand  on 
a  entendu  son  apologie,  on  n'est  pas  étonné  de  le 
voir  devancer  de  quelques  siècles  le  christianisme 
lui-même,  et  dire  aux  citoyens  de  sa  république  : 
«Tous  tous  qui  faites  partie  de  l'État,  vous  êtes 
»  frères  :  »  car  lui-même  il  n'a  pas  oublié  un.  instant 
qu'il  était  le  frère  de  ses  bourreaux,  i 
.    On  devine  assez  quelles  sont  les  doctrines  reli- 
gieuses qui  doivent  couronner  des  doctrines  morales 
de  cet  ordre,  et  la  théodicéo  de  Platon  et  de  Socrate 
est  bien  facile  à  tirer  de  leur  morale.  Si  la  voix  qui 


(1)  Platon,  Apologie  de  Socrate,  pages  93,  95  ;  République,  III, 
187. 


PRÉFACE.  Lxxxv 

parle  à  notre  conscience  est  celle  de  Dieu  ;  s'il  est  la 
législateur  auquel  nous  devons  tous  obéir,  si  tous  les 
hommes  ne  forment  qu'une  grande  famille,  il  est 
clair  que  leur  père  commun,  c'est  Dieu  lui-même, 
qui  leur  a  permis  de  l'aimer,  comme  ils  s'aimcui 
entr'eux.  L'homme  est  en  communication  perpé-, 
tuelle  avec  lui.  «  Il  ne  saurait  jamais  lui  échapper, 
«  fût-îl  assez  petit  pour  pénétrer  dans  les  profon- 
»  deurs  de  la  terre,  fût-il  assez  grand  pour  s'élever 
«  jusqu'au  ciel.  »  lîncore  bien  moins  pourrait-il  rem- 
porter jamais  sur  les. Dieux,  et  se  soustraire  à  cet 
ordre  inviolable  qu'ils  ont  établi,  et  qu'il  faut  infini- 
ment respecter.  L'impiété  la  plus  grave,  après  celle 
qui  nie  l'existence  de  Dieu,  c'est  de  ne  pas  croire  à 
sa  providence;  c'est  de  supposer  qu'elle  puisse  un 
seul  instant  délaisser  l'homme  et  le  perdre  de  vue, 
livré  sans  contrôle  à  la  fureur  de  ses  vices  ou  à 
l'impuissance  de  ses  vertus.  Le  titre  le  plus  beau  et 
le  meilleur  de  l'homme,  c'est  d'être  «  un  jouet 
«  sorti  des  mains  de  Dieu.  »  Nous  n'avons  rien  qui  ne 
vienne  de  sa  libéralité,  et  nous  ne  saurions  assez  le 
remercier  par  nos  prières,  par  nos  offrandes  et  par  un 
cuite  assidu.  Il  est  notre  force,  et  nous  ne  sommes  rien 
sans  lui.  «  t)ieu,  suivant  l'antique  tradition,  est  le 
»  commencement,  le  milieu  cl  la  fin  de  tous  les  êtres  ; 


lAxxvi  PRÉFACE. 

»  il  marche  toujours  en  ligne  droite,  conformémenl 
»  à  sa  nature,  en  même  temps  qu'il  embrasse  l'uni- 
n  vers.  La  justice  le  suit,  vengeresse  des  infractions 
^  faites  à  sa  loi.  Quiconque  veut  être  heureux  doit 
»  s'attacher  à  elle,  marchant  humblement  et  modes- 
/  tement  sur  ses  pas.  idais,  pour  celui  qui  se  laisse 
^  enfler  par  l'orgueil,  qui  livre  son  cœur  au  feu  des 
»  passions,  et  s'imagine  n'avoir  besoin  ni  de  maître, 
»  ni  de  guide.  Dieu  l'abandonne  à  lui-même;  et, 
»  ainsi  délaissé,  il  ne  tarde  pas  à  payer  la  dette  à 
»  l'inexwable  justice,  et  finit^ar  se  perdre,  lui,  sa 
»  famille  et  sa  patrie.  ^  » 

Puisque  tel  est  l'ordre  immuable  des  choses,  que 
doit  penser,  et  que  doit  faire  le  sage  ?  Évidemment, 
tout  homme  sensé  pensera  qu'il  faut  être  de  ceux 
qui  s'attachent  à  Dieu.  Mais  quelle  est  la  conduite 
agréable  à  Dieu  7  Une  seule  ;  car  Dieu  étant  pour 
nous  la  juste  mesure  de  toutes  choses,  et  non  pas 
rhomme,  comme  on  l'a  si  vainement  prétendu,  il 
n'est  pas  d'antre  moyen  de  s'en  faire  aimer  que  de 
travailler  de  tout  son  pouvoir  à  loi  ressembler, 
autant,  du  moins,  qu'il  est  donné  à  l'homme  d'at- 
teindre à  cet  inaccessible  modèle.  Assuré  de  cette 

(1)  Platon,  Lois,  liv.  X,  piiges  267, 253;  VU,  39;  IV,  235;  IV,  233. 


PHÉFACE.  Lxxxvii 

affinité  et  de  cette  c  parenté  divine,  »  persuadé  qae 
la  Providence  veille  sans  cesse  sur  lui,  comme  sar  le 
reste  du  monde,  soutenu  par  l'assentinient  de  sa  con- 
science lui  rendant  ce  témoignage  qu'il  se  soumet 
docilement  à  l'ordre  général,  que  peut-il  craindre  dans 
r univers  entier?  Gomment  son  cœur  se  refuserait-ii 
k  croire  à  cette  vérité  consolante,  qu'il  n'y  a  rien  à 
redouter  pour  l'homme  de  bien,  ni  durant  cette  vie, 
ni  après  la  mort  ?  Si  quelques  revers  l'atteignent  sur 
la  terre,  comment  ne  conserverait*il .  pas  la  ferme 
conflance  que  les  Dieux  lui  accorderont  ce  quMIs  ne 
manquent  jamais  d'accorder  aux  gens  de  bien,  l'adou* 
cissement  des  maux  qui  les  affligent,  le  changement 
de  leur  condition  présente  en  une  meilleure,  tandis 
qu'au  contraire,  les  biens  moraux  qu'ils  possèdent, 
loin  d'être  passagers,  leur  sont  acquis  à  jamais? 
C'est  en  de  telles  espérances,  c'est  en  de  «  lelle& 
«  ressouvenaoces  •  qu'il  faut  passer  sa  vie,  les  rap- 
pelant distinctement  à  soi*même  et  aux  autres,  eu 
toute  occasion,  dans  les  moments  sérieux  comme 
dans  ceux  d'amusement  ^. 

11  mesembleque,  quand  on  a  bien  compris  tout  ce 
qu'a  de  magnanime  et  de  fortifiant  cette  absolue 

(i)  Platon.  Lois,  liv.  IV,  page  234;  >^,  263;  V,  266. 


Lxxxvm  PRÉFACE. 

confiance  en  Dieu,  on  comprend  mieux  la  tranquillité 
imperturbable  de  Socrate  en  face  de  la  mort,  sans 
d-'ailleurs  avoir  peut*être  la  force  de  la  partager. 
11  8*est  appris  dès  longtemps  à  mourir;  et  la  philoso- 
phie, qui  enseigne  à  Tâme  à  subsister  de  sa  vie  propre 
et  à  s'isoler  de  •  la  folie  du  corps  » ,  n'est  au  fond, 
comme  il  le  dit,  qu'un  apprentissage  de  la  mort.  Mais 
ce  n'est  pas  là  ce  qui  fait  son  inébranlable  sécurité. 
11  pourrait  être  préparé  à  mourir  et  redouter  cepen- 
dant les  conséquences  dont  la  mort  sera  suivie.  Mais 
pour  lui  de  deux  choses  l'une  :  ou  la  mort  est  l'anéan- 
tissement absolu  et  la  destruction  de  toute  conscience, 
comme  bien  des  gens  sont  trop  portés  à  le  croire  ;  ou 
c*est,  comme  on  le  dit,  un  simple  changement  et  le 
])assage  de  l'âme  d'un  lieu  dans  un  autre.  Si  la  mort 
est  la  privation  de  tout  sentiment,  un  sommeil  sans 
aucun  songe,  quel  merveilleux  avantage  n'est-ce  pas 
que  de  mourir?  Car  que  quelqu'un  choisisse  une 
nuit  ainsi  passée  dans  un  sommeil  profond,  qu'aucun 
songe  n'aurait  troublé,  qu'il  compare  cette  nuit  avec 
toutes  les  nuits  et  tous  les  jours  qui  ont  rempli  le 
cours  entier  de  sa  vie,  et  qu'il  dise  en  conscience 
combien  il  a  en  de  jours  et  de  nuits  plus  heureuses 
et  plus  douces  que  celle-là.  La  mort  étant  quelque 
chose  de  semblable  ;  elle  n'est  pas  un  mal  :  car  alors 


1 


PRÉFACE.  Lxxxix 

la  durée  tout  entière  ne  paraîtrait  plus  ainsi  qu'une 
seule  nuit.  Mais  si  la  mort,  comme  le  croit  Socrate, 
est  le  passage  de  ce  séjour  à  un  autre,  et  que  là  soit 
le  rendez- vodis  de  tous  ceux  qui  ont  vécu,  quel  plus 
grand  bien  peut-on  imaginer  ?  Il  n'ose  affirmer, 
malgré  son  espoir,  quMl  s'y  réunira  bientôt  à  tous  les 
hommes  vertueux,  frappés  comme  lui  par  l'iniquité. 
Mais  ce  qu'il  affirme  sans  hésitation,  et  avec  autant 
d'assurance  qu'il  affirmerait  son  existence  présente, 
c'est  quMl  trouvera  dans  l'autre  monde,  des  Dieux, 
amis  de  l'homme,  dont  ils  sont  les  vrais  juges  ;  c'est 
qu'il  est  une  destinée  réservée  aux  hommes  après 
leur  mort,  et  que  cette  destinée,  selon  la  foi  antiqui; 
du  genre  humain,  doit  être  meilleure  pour  les  bons 
que  pour  les  méchants  ^. 

Telle  est  la  foi  de  Socrale;  tel  est  le  dogme  saint 
qu'il  n'a  point,  de  son  propre  aveu,  révélé  au  monde, 
mais  qu'il  a  consacré  par  sa  mort,  et  comme  scellé  de 
son  sang. 

Ce  n'est  point  ici  le  lieu  de  rappeler  tous  les  argu- 
ments par  lesquels  Socrate  essaie  de  démontrer  l'im- 
mortalité de  l'âme  dans  cette  tragédie  du  Phédon.  Je 


(1)  Platon,  Phidon,  pages  198,  199,  206;  Apologie  de  Socrate, 
page  118. 


xc  PREFACE. 

ne  dis  pas  qu'ils  soient  tous  également  puissants. 
Mais  qu'importe  ?  Le  spectacle  de  sa  grande  âme,  et 
de  la  foi  qu'il  confesse  en  buvant  le  poison,  est  le 
plus  invincible  des  arguments  ;  et  toos  ceux  de  la 
dialectique  la  plus  habile  ne  valent  pas  celui-là.  Sans 
doute,  elles  sont  bien  fortes  les  raisons  qui  persuadent 
Criton,  Cébès,  Simmias,  ApoUodore,  et  Phédon, 
témoin  avec  eux,  et  narrateur  de  ce  drame  déchi- 
rant. Mais  l'exemple  de  Socrate  persuade  bien  mieux 
encore.  La  vérité  seule  peut  donner  tant  de  cons- 
tance. Il  est  vrai  que  le  plus  difficile  n'est  pas  de 
croire  avec  Socrate  ;  ce  n'est  pas  même  de  mourir  avec 
autant  de  courage  que  lui  :  c'est  de  vivre  comme  il  a 
vécu  ;  et  nous  devons  nous  dire  qu'on  n'a  tant  de 
confiance  en  la  justice  et  la  bonté  de  Dieu,  que  quand 
on  les  mérite  par  une  irréprochable  vie.  Il  n'y  a  que 
les  cœurs  purs  qui  voient  aussi  clair;  et  le  vice, 
même  sans  être  incurable,  a  cette  triste  conséquence 
qu'en  même  temps  qu'il  nous  ravit  la  vertu,  il  nous 
prive  encore  de  la  vérité.  Il  obscurcit  la  vie  future, 
autant  qu'il  ternit  et  dégrade  celle-ci. 

Ainsi,  pour  Platon  la  vie  à  venir  apparaît  sous  les 
couleurs  les  plus  sereines  ;  et  l'âme  du  juste  peut  y 
marcher  sans  trouble.  La  vie  future  est  le  complé- 
ment nécessaire  de  la  vie  présente.   Mais  elle  n'en 


PRÉFACE.  xci 

est  point  la  réparation.  Uhomnie  n'a  point  à  se 
plaindre  ici-bas  du  sort  que  lui  ont  Tait  Ie3  Dieux  ;  et 
les  biens  dont  il  y  jouit  sont  assez  grands,  quand  il 
sait  les  acquérir  par  sa  vertu,  pour  qu'il  n'ait  point 
à  gémir  de  sa  destinée.  Mais  il  doit  rendre  compte 
de  cette  destinée  à  qui  la  lui  a  permise;  et  ce 
sont  des  juges  qui  le  recevront  dans  Tabtre  monde. 
11  comparaîtra  devant  eux  dépouillé  de  tout  cet  atti- 
railqui  Tentourait durant Texistence,  etqui  empêchait 
ses  semblables  de  te  connaître  à  son  prix  réel.  Le 
juge  qui  Tattend  au-delà  de  cette  vie  doit  examiner 
immédiatement  i  avec  son  âme  Tâme  de  chacun,  et 
il  n'y  aura  point  de  subterfuge  qui  puisse  lui  cacher 
les  fautes*  On  peut  tromper  les  hommes  sur  la  terre  ; 
aux  enfers,  on  ne  trompe  point  Minos  ;  et  la  sentence 
qu'il  rend  est  infaillible,  comme  la  punition  est  iné- 
vitable pour  le  méchant  qu'il  condamne.  C'est  à 
l'homme,  pendant  qu'il  vit,  de  s'assurer  contre  des 
vengeances  qu'il  dépend  de  lui  de  prévenir  ;  et  s'il  a 
su  jouer  <  le  jeu  de  la  vie,  »  il  n'a  d'abord  rien  à 
perdre  avec  les  hommes  ;  et  il  a  tout  à  gagner  avec 
les  Dieux,  pleins  de  bienveillance  pour  la  vertu  qu'ils 
ont  inspirée  et  qu'ils  récompensent. 

Les  adversaires  de  Socrate  comme  Callîclès,  Polus 


(1)  Platon,  Gorgias,  page  /i05. 


xcii  PllÉFACE 

et  Gorgias,  prennent  tout  cela  pour  des  contes  de 
vieille  femme  et  n*en  font  aucun  cas.  Parce  que  la 
tradition  populaire,  écho  assez  obscur  de  la  con- 
science humaine,  leur  présente  des  fables  puériles, 
ils  rejettent  avec  elle  les  graùds  principes  qu'elle 
voile  sous  des  allégories.  Il  est  probable  que  de  nos 
jours  le  scepticisme  n*est  guère  moins  répandu  qu'au 
temps  des  Sophistes.  Mais  on  peut  répondre  aux 
Calliclès  de  notre  temps  ce  que  Socrate  répondait  à 
ses  contradicteurs  :  «  Vous  n'auriez  droit  de  ne  tenir 
»  aucun  compte  de  ces  préjugés  de  la  foule  que  si, 
«  après  bien  des  recherches,  vous  pouviez  trouver 
»  quelque  chose  de  meilleur  et  de  plus  vrai.  En 
«  attendant,  vous  ne  sauriez  nous  prouver  qu'on 
•>  doive  mener  une  autre  vie  que  celle  qui  nous  sera 
»  utile^  quand  nous  serons  là-bas.  Il  nous  faut  suivre 
»  la  route  qui  conduit  au  bonheur  et  pendant  la  vie 
r>  et  après  la  mort  ;  et  le  meilleur  parti  à  prendre  est 
»  de  vivre  et  de  mourir  dans  la  culture  de  la  justice 
»  et  de  la  vertu  ^.  » 

Nous  pouvons  ajouter  avec  Socrate  qu'il  n'y  a  rien 
de  plus  important  pour  l'homme  que  d'avoir  sur  ces 
problèmes  des  idées  justes  ;  car   c'est  de  là  que 


(1)  Platon,  Goryias,  pages  /i05,  411;  Lois,  VU,  hO;  X,  220; 
Pièpubliquc,  S,  266. 


PRÉFACE.  xciir 

dépend  sa  bonne  on  sa  mauvaise  conduite.  Les  esprits 
légers  n'y  voient  nulle  conséquence.   Mais  comme 
rintervailc  qui  sépare  notre  enfance  de  la  vieillesse 
D*est  rien  en  comparaison  de  la  durée  entière,  il  est 
bien  aveugle  Têtre  immortel,  quiborue  ses  vues  à  un 
temps  si  court,  au  lieu  de  les  étendre  à  toute  la  durée. 
Voici  donc  à  peu  près  Tensemble  de  la  morale  pla- 
tonicienne, considérée  dans  ses  principaux  traits,  en 
laissant  de  côté  tant  de  détails  vrais  et  gracieux  qui 
la  parent  et  la  complètent  :  étude  approfondie  de  la 
conscience,  et  dans  Tindividu  et  dans  rbumanité; 
notion  du  devoir  donné  pour  guide  et  pour  flambeau 
à  la  vie  ;  nécessité  salutaire  de  Teipiation  ;  sagesse  con- 
sommée, qui,  à  côté  du  devoir,  ne  refuse  à  Thomme 
ni  le  plaisir  ni  le  bonheur;  appréciation  exacte  de  la 
nature  et  des  effets  de  la  vertu  dans  cette  vie  ;  ma- 
gnanimité qui  prend  héroïquement   son   parti  des 
épreuves  auxquelles  elle  est  soumise  ;  charité  intelli- 
gente;  humble  soumission  aux  volontés  de  Dieu; 
espérance  devant  la  mort;  certitude  d'une  vie  future; 
confiance  sans  bornes  en  la  justice  divine,  à  laquelle 
Thomme  ne   peut   se  soustraire;   tel   est  le  code 
moral  de  Socrate,  ou  plutôt  sa  religiou,  qui,  depuis 
lui,  n'a  point  cessé  et  ne  cessera  jamais  d'être  la 
religion  des  âmes  éclairées  et  pures. 


xciv  PRÉFACE. 

J'en  terminerais  ici  l'éloge  avec  l'exposition,  si  je 
ne  tenais  à  montrer  encore  quelle  est  la  source  oh 
Platon  a  puisé  tant  de  vérité,  tant  de  grandeur  et  de 
justesse.  C'est  dans  l'idée  qu'il  s^est  faite  de  la  nature 
humaine,  idée  pleine  de  la  plus  exquise  mesure,  qui 
n'exalte  point  l'homme  et  ne  le  rabaisse  point,  qui 
lui  enseigne  précisément  ce  qu'il  est,  qui  ne  le  met 
point  au-dessus  de  sa  condition  réelle,  et  qui  ne  le 
ravale  point  au-dessous,  qui  lui  donne  un  légitime 
orgueil  sans  rien  ôter  à  son  humilité  nécessaire,  qui 
ne  le  fait  ni  trop  puissant  ni  trop  faible,  et  qui,  sans 
l'enlever  à  aucun  de  ses  devoirs  sur  la  terre,  lui 
montre  sans  cesse  le  ciel  auquel  il  est  destiné. 

Socrate  est  le  premier,  je  crois,  parmi  les  sages, 
qui  ait  essayé  de  prouver,  par  une  étude  attentive, 
l'empreinte  de  Dieu  marquée  dans  la  nature  de 
rhomme.  Partant  de  cette  idée  profonde  d'Anaxa- 
gore,  que,  dans  le  monde,  Tintelligence  est  le  prin- 
cipe de  tout,  il  en  tirait,  comme  il  le  dit  dans  le 
Phédon^  cette  conséquence  qu'une  intelligence  ordon- 
natrice et  créatrice  doit  avoir  tout  disposé  pour  le 
mieux,  et  que,  pour  connaître  la  nature  de  chaque 
chose,  il  n'y  a  qu'à  chercher  la  manière  la  meilleure 
dont  elle  peut  être.  L'homme,  dans  ce  qui  sei  rap- 
porte à  lui,  ne  doit  chercher  à  connaître,  comme 


PRÉFACE.  xcv 

dans  tout  le  reste,  que  ce  qui  est  le  meilleur  et  le 
plus  parfait.  Heraclite,  avant  Socrate,  avait  bien  dit 
qu'en  comparaison  de  Thomme,  le  plus  beau  des 
singes  doit  semUer  laid,  de  même  que  Thomme  le 
plus  sage  ne  paraîtra  qu'un  singe  vis-à-vis  de  Dieu, 
pour  la  sagesse  et  la  beauté.  Mais,  loiu  de  se  borner, 
comme  le  philosophe  Ionien,  à  Tétude  du  corps, 
Socrate,  guidé  par  le  grand  principe  du  mieux,  ne 
s'occupe  que  de  Fâme;  et  c'est  par  elle  seule  qu'il 
veut  étudier  la  nature  humaine.  Pour  bien  savoir  ce 
qu'est  véritablement  l'âme,  iLn'y  a  qu'une  méthode 
efficace  et  régulière.  Au  lieu  de  la  considérer,  comme 
on  le  fait  trop  souvent,  dans  l'état  de  dégradation  où 
la  mettent  son  union  avec  le  corps  et  tant  d'autres 
misères,  il  faut  la  contempler  attentivement  des 
yeux  de  l'esprit,  telle  qu'elle  est  en  elle-même, 
dégagée  de  tout  ce  qui  lui  est  étranger.  Mais  comme 
ceux  qui  verraient  Olaucus  le  marin  auraient  peine 
à  reconnaître  sa  première  forme,  défigurée  par  les 
flots,  sous  des  amas  de  coquillages,  d'herbes  marines 
et  de  cailloux  qui  le  cachent,  ainsi  l'âme  s'offre  à  nos 
regards  défigurée  par  mille  passions  et  mille  maux. 
Mais  l'endroit  par  où  il  la  faut  considérer,  c'est  son 
goût  pour  la  vérité.  Il  faut  voir  à  quelles  choses  elle 
s'attache,  quels  commerces  elle  recherche,  étant  par 


xcvi  PRÉFACE. 

sa  nature  de  la  même  famille  que  ce  qui  est  dÎTin, 
immortel,  et  impérissable;  il  faut  voir  ce  qu'elle  peut 
devenir,  lorsque,  se  livrant  tout  entière  à  cette  pour- 
suite, elle  s'élève,  par  ce  noble  élan,  du  fond  des 
flots  qui  la  couvrent  aujourd'hui  ^. 

Quand  donc  l'âme  trouve-t-elle  la  vérité  ?  N'est-ce 
pas  surtout  dans  l'acte  de  la  pensée  que  la  réalité  se 
manifeste  à  elle  ?  Ne  pense-t-elle  pas  mieux  que 
jamais,  lorsqu'elle  n'est  troublée  ni  par  la  vue  ni  par 
l'ouïe,  ni  par  la  douleur  ni  par  la  volupté,  et  que 
renfermée  en  elle-même,  et  se  délivrant,  autant  que 
cela  lui  est  possible,  de  tout  commerce  avec  le  corps, 
elle  s'applique  directement  à  ce  qui  est,  aGn  de  le 
connaître  ?  N'est-ce  pas  alors  que  l'âme  du  philosophe 
méprise  le  corps,  qu'elle  le  fuit  et  cherche  à  être 
seule  avec  elle-même?  Est-ce  par  quelque  sens  cor- 
porel qu'elle  saisit  les  Idées  du  bien,  du  beau,  du 
juste,  de  la  grandeur,  de  la  force,  en  un  mot  l'es- 
sence de  toutes  les  choses  ?  Est-ce  par  le  moyen  du 
corps  qu'on  atteint  ce  qu'elles  ont  de  plus  réel  ?  Ou 
bien  ne  pénètre-t-on  pas  d'autant  plus  avant  dans  ce 
qu'on  veut  connaître,  qu'on  y  pense  davantage  et  avec 
plusde  rigueur? 

(1)  Platon,    Pfwdon,    page  277;  Ilippias,    121;  République, 
liv.  X,  273. 


PRÉP'ACE.  liCAU 

Mais  rânic,  rattachée  à  rintelligencc  infinie  par  son 
goût  pour  la  vérité,  s'y  rattache  bien  plus  étroitement 
encore  par  son  goût  pour  le  bien.  C/est  Tldée  du  bien 
qui  répand  sur  les  objets  de  la  connaissance,  la 
lumière  de  la  vérité,  et  qui  donne  à  Tâme,  qui  connaît, 
la  faculté  de  connaître.  Cette  Idée  est  comme  le  prin- 
cipe de  la  vérité  et  de  la  science.  Mais  quelque 
belles  que  soient  la  vérité  et  la  science,  on  ne  se  trom- 
pera point  en  pensant  que  Tldée  du  bien  en  est 
distincte,  et  les  surpasse  encore  en  beauté.  De  même 
que,  dans  le  monde  matériel,  le  soleil  rend  visibles  les 
choses  visibles,  et  qu'il  leur  donne  en  outre  la  vie, 
faccroissement  et  la  nourriture,  sans  être  lui-même 
rien  de  tout  cela  ;  de  même  les  êtres  intelligibles  ne 
tiennent  pas  seulement  du  bien  ce  qui  les  rend  intel- 
ligibles; ils  en  tiennent  encore  leur  être  et  leur 
essence,  quoique  le  bien  lui-même  surpasse  infiniment 
l'essence  en  puissance  et  en  dignité.  Mais  Dieu  n'a 
pas  permis  uniquement  à  l'homme  de  comprendre  le 
bien ,  sans  lequel  l'univers  resterait  une  énigme 
inexplicable  ;  il  lui  a  permis  encore  de  le  faire  ^, 
l'associant  ainsi  à  sa  grandeur  ineifablc.  C'est  en 


(1)  Platon,  Phéclon,  pages  202,  203;  République,  VI,  M,  !\S,  56, 
57  ;  va,  103,  108. 


xcviir  PRÉFACE. 

réalidant  cette  Idée  du  bien  qoe  la  justice  et  les 
autres  vertus  empruotent  d-elle  leur  utilité  et  tous 
leurs  avantages.  L'amour  sous  ses  formes  les  plus 
attrayantes  ou  les  plus  austères,  depuis  la  Vénus 
UraAfe  jusqu'à  la  Vénus  populaire,  ne  consiste  qu'à 
voutoir  posséder  le  bien.  L'homme  se  trompe  souyent 
dans  la  recherche  de  ce  qu'il  aime.  Mais  c'est  tou- 
jours au  lAoiAs  sôus  l'apparence  du  bon  qu'il  le 
|)Oursuit;  car  c'est  le  bien,  avec  toutes  les  choses 
divines  qui  lui  ressemblent,  le  beau  et  le  vrai,  qui 
nourrit  et  fortifie  les  ailes  de  Fftme,  comme  au  con- 
traire tout  ce  qui  est  laid  et  mauvais  les  souille  et  les 
détruit.  On  ne  désire  que  ce  qu'on  croit  bon  ;  et  le 
bien,  qui  est  la  loi  du  monde  et  de  rintelligence  de 
Fhommé,  est  aussi  la  loi  de  sa  volonté  et  la  condition 
dé  son  bonheur.  Quand  il  ne  fait  pas  le  bien,  c'est 
qu'il  rîgnore;  S  lui  suffirait  de  le  voir  pour  s'y 
porter  d'un  irrésistible  instinct.  Placer  lé  bonheur 
dans  le  plaisir,  au  lieu  du  bien,  c'est  la  plus  grande 
des  absurdités  ;  car  «  c'est  croire  que  les  appétits  de 
la  bête  sont  des  garants  plus  sûrs  de  la  vérité  que  les 
discours  inspirés  par  une  muse  philosophe.  »  Ce  qui 
nous  honore  véritablement,  c'est  d'embrasser  ce  qui 
est  bien,  et  de  perfectionner  ce  qui  ne  l'est  pas,  mais 
peut  le  devenir.  Il  n'est  rien  dans  l'homme  qui  ait 


PRÉFACE.  xcjx 

DatnrelleBient  plus  de  disposition  que  Tânie  à  fuir  le 
mal  et  à  poursuivre  ie  souverain  bien,  et  lorsqu'elle 
Ta  atteint,  à  s*y  attacher  pour  toujours  ^. 

Quand  on  se  fait  une  si  haute  idée  de  Tbomme,  il 
n'est  pas  étonnant  qu'on  lui  propose  une  si  grande 
morale,  et  qu'on  lui  promette  de  si  belies  destinées. 

Mais  cette  théorie  est-elle  un  rêve?  L'homme  estait 
autre  en  effet  qne  ne  le  croit  Platon  ?  Sa  nature  est- 
elle  inférieure  à  ce  qu'en  dit  le  philosophe  ?  Le  sage 
s'est-il  trompé  dans  ses  asi»rations.  trop  sublimes  ou 
trop  bienveillantes  ?  Je  le  demande  à  la  civilisation 
tout  entière,  au  christianisme,  à  la  philosophie. 
L'homme  n'est*-il  pas  ce  que  Platon  le  fait  ?  Et  comme 
Timée  le  dit  dans  on  langage  solennel  et  poétique,  et 
tout  ensemble  profondément  vrai  :  <  Ne  sommes-nous 
»  pas  une  plante  du  ciel  et  non  de  la  terre  ?  »  Com- 
prendre  l'homme  autrement,  c'est  le  méconnaître. 
Que  tous  les  systèmes  étroits  et  dédaigneux  qui 
nient  la  grandeur  humaine,  le  sachent  bien  :  ils  ne 
sont  pas  seulement  dégradés  et  bas,  ils  sont  de  plus 
complètement  faux.  Ils  se  piquent  d'observer  les  faits. 


(1)  Platon,  Banqmt,  pages  306,  312,  318  ;  Phèdre,  li9  ;  Phiièbe, 
/i31,  469;  Phédon,  ^oe,  m;  République,  VI,  56;  Vil,  108;  Lois, 
V,  258. 


c  PRÉFACE. 

et  ce  sont  précisément  les  Taits  les  plus  manirestes 
qui  leur  échappent.  Dans  Tordre  général  de  la  créa- 
tion, la  place  de  rhomme  est  celle  que  Platon  lui 
assigne.  Le  confondre  avec  les  animaux,  même  les 
plus  élevés,  c*est  être  aveugle.  Ne  point  avouer  sa 
supériorité  incommensurable  ou  plutôt  la  différence 
absolue  de  sa  nature,  c'q^t  fermer  les  yeux  à  la 
lumière;  c'est  employer  Tintelligence  à  renverser 
rintelligcnce  même.  La  science,  depuis  deux  mille 
ans,  en  a  beaucoup  appris  sur  Torganisation  physique 
de  rhomme,  et  sur  les  propriétés  de  la  matière,  au 
milieu  de  laquelle  il  vit.  Mais  elle  ne  sait  pas  un  mot 
de  plus  que  Socrate  sur  la  nature  propre  de  Tbomme 
et  sur  ses  rapports  véritables  avec  le  monde  et  avec 
Dieu. 

Ce  qui  me  frappe  peut-être  encore  davantage 
dans  ces  théories,  que  les  siècles  adoptent  sans  les 
changer,  c'est  qu'en  découvrant  à  T homme  sa  gran- 
deur, elles  ne  lui  ont  rien  celé  de  sa  faiblesse.  De 
telles  clartés,  entrevues  pour  la  première  fois,  auraient 
pu  éblouir  de  moins  fermes  regards.  Mais  ceux  de 
Socrate  ont  vu  le  mal,  comme  ils  voyaient  le  bien;  et 
rhumilité  de  son  âme  n'a  pas  été  moins  sincère  que 
le  juste  orgueil  permis  par  de  si  nobles  croyances* 
Quand  le  Dieu  de  Delphes  déclare  à  Chéréphon  qu'il 


PRÉFACE.  n 

n'y  a  point  au  monde  d'homme  plus  sage  que  So- 
crate,  le  philosophe  est  bien  étonné  d'un  pareil 
éloge,  qu'il  est  si  loin  de  se  décerner  à  lui-même.  Il 
croit  cependant  à  la  parole  du  Dieu  ;  car  un  Dieu  no 
peut  mentir  ;  et  il  reste  longtemps  dans  une  extrême 
perplexité  sur  le  sens  de  Toracle.  Il  se  compare  donc 
consciencieusement  aux  autres  hommes,  et  la  seule 
supériorité  qu'il  se  trouve,  c'est  que  les  autres 
croient  savoir,  quand  de  fait  ils  ne  savent  rien,  tandis 
que  lui  ne  croit  point  savoir  quand  il  ne  sait  point. 
C'est  en  cela  seulement  qu'il  est  un  peu  plus  sage. 
Voilà  donc  jusqu'où  peut  aller  la  sagesse  humaine. 
Quelle  qu'elle  soit,  elle  n'est  pas  grand'chose,  ou 
plutôt  elle  n'est  rien;  car  Apollon  seul  est  sage,  et  le 
plus  sensé  d'entre  les  hommes,  est  celui  qui,  comme 

9 

Socrate,  reconnaît  que  sa  prétendue  sagesse  n'est 
qu'un  néant.  Quant  à  la  vertu  purement  humaine, 
elle  ne  va  guère  plus  loin  que  la  science  ;  et  lorsque 
Socrate  met  les  vertus  de  notre  monde  en  parallèle 
avec  l'idéal  qu'il  conçoit,  il  trouve  l'homme  moins 
vertueux  encore  que  savant.  La  demeure  de  la 
vertu  est  dans  l'âme  des  Dieux,  et  l'on  n'en  découvre 
que  de  faibles  vestiges  sur  la  terre.  Ce  sentiment  de 
faiblesse  est  si  naturel  à  l'homme  qu'il  n'ose  même 
pas  tout  ce  qu'il  peut,  et  qu'on  n'a  jamais  vu  un 


cj(  PRÉFACE. 

homme  parfaitement  conforme  dans  ses  actions, 
comme  dans  ses  principes,  au  modèle  de  la  vertu, 
autant  que  le  permet  Tinfirmité  de  notre  nature. 
Entre  les  mains  de  la  Divinité,  les  hommes  ne 
semblent  guère  à  Socrate  que  des  automates,  dans 
lesquels  il  se  rencontre  à  peine  quelques  parcelles 
de  venu  et  de  vérité;  et  quand  on  reproche  au  philo- 
sophe de  parler  avec  bien  du  mépris  de  Tespèce 
humaine,  il  demande  qu'on  excuse  tant  de  dédain , 
parce  que  c*est  en  regardant  du  côté  de  Dieu  que 
rimpression  de  cette  vue  divine  lui  a  inspiré  ces 
humbles  aveux  ^. 

Cest  que  le  plus  grand  mal  de  T homme  est  un 
défaut  que  nous  apportons  tous  en  naissant,  que  tout 

le  monde  se  pardonne,  et  dont  par  conséquent  per- 
^npe  ne  cherche  à  se  défaire.  On  rappelle  Tamour- 
propre.  Sans  doute  cet  amour,  précisément  parce 
que  la  nature  Ta  mis  en  nous,  a  quelque  chose  de 
légitime  et  même  de  nécessaire.  Mais  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que,  quand  il  est  excessif,  il  est  la  cause 
ordinaire  de  toutes  nos  erreurs.  On  s'aveugle  si  aisé- 
ment sur  ce  qu'on  aime  !  On  juge  si  mal  de  ce  qui 


(1)  Platon,  Apologie  de  So^rmfe,  pages  70  à  76;  Lois,  X,  267; 
Ucpublique,  VI,  3U  et  38;  Lois,  Vll,  61  ;  Plivdon,  299. 


PKEFACE.  cm 

est  juste,  bon  et  beau,  quand  on  croit  devoir  tou- 
jours prérérer  ses  intérêts  à  ceux  de  la  vérité  !  Qui- 
conque veut  devenir  un  grand  liomme  ne  doit  pas 
s'aimer  lui-même  ni  ce  qui  est  à  lui.  U  ne  doit  aimer 
que  le  bien,  soit  en  lui-*même,  soit  dans  les  autres, 
sous  peine  de  tomber  dans  sià  conduite  en  mille 
fautes  inévitables.  Le  devoir  de  tout  bomme,  c'est 
d'être  en  garde  C4)ntre  cet  amour  désordonné  de  soi- 
même,  et  de  ne  pas  rougir  de  s'attacher  à  ceux  qui 
valent  mieux  que  lui. 

Ainsi,  de  quelque  côté  que  Ton  considère  la  doc- 
trine de  Platon,  elle  aboutit  à  ce  grand  résultat  qu'elle 
admet  dans  la  nature  humaine  deux  principes  diffé- 
rents, unis  par  des  liens  qui  sont  mystérieux,  sans 
être  obscurs.  L'un,  de  ces  principes,  qui  nous 
rai^rocbe  de  Dieu,  doit  dominer  souverainement 
l'autre,  qui  nous  ravale  à  la  bête.  11  est  donné  à 
l'boiQme  de  jouir,  pour  son  bonheur  et  sa  gloire,  de 
deux  ordres  de  biens,  qu'il  ne  doit  jamais  confondre 
sous  peine  de  se  perdre  :  ici  les  biens  divins  de 
l'ftme,  la  prudence,  la  tempérance,  la  justice  et  le 
courage,  parties  de  la  vertu  ;  là,  les  biens  humains, 
encore  précieux  sans  doute  mais  inférieurs,  la  santé, 
la  beauté,  la  vigueur  et  la  richesse.  1^'État  s'égare 
comme  l'individu,  quand  il  donuc  la  préi'éreucc  aux 


^ 


ciY  PRÉFACE. 

seconds  sur  les  premiers,  et  qu'il  tend  à  développer 
la  Tort  une  et  le  pouvoir  des  citoyens  plus  que  leur 
vertu.  * 

Pour  ma  part,  je  cherche  vainement  ce  qu'on 
pourrait  objecter  à  ce  noble  système.  Il  n'est  pas 
seulement  le  plus  beau ,  il  est  encore  le  plus  vrai  ; 
et  Texpérience  de  la  vie,  pour  qui  la  comprend  dans 
toute  sa  sincérité  et  son  étendue,  ne  Tait  que  le  con- 
firmer de  plus  en  plus.  La  vertu  est  ditTicile  à 
l'homme;  mais  c'est  pour  lui  le  plus  assuré  dos 
refuges.  C'est  elle,  malgré  des  apparences  contraires, 
qui  mesure  son  bonheur  ;  et  c'est  avoir  une  vue  bien 
superficielle  des  choses  que  de  douter  de  cette  frap- 
pante vérité.  Aussi,  je  l'avoue,  je  ne  puis  tenir  le 
moindre  compte  de  ces  attaques  dont  le  système  pla- 
tonicien a  été,  et  sera  certainement  encore,  le  perpé- 
tuel objet.  11  n'est  pas  pratique,  a-t-on  dit  et 
répètera-t-on  sans  cesse  ;  et  l'on  triomphera  en  pro- 
clamant que  le  philosophe  connaît  peu  les  hommes, 
qui  sont  tous  si  éloignés  de  l'idéal  qu'il  leur  propose. 
D'abord,  je  crois  que  Socrate  connaissait  les  hommes 
de  son  temps;  et  la  preuve  c'est  qu'il  ne  s'est  jamais 


(1)  Platon,  Lois,  V,  265;  Pkiltbe,  Zi69;  République,  IX,  227; 
Lois,  I,  20  ;  II,  93;  V,  289,292  ;  XU,  386  ;  Rëpubliqiw,  II,  65. 


N 

X 


PREFACE.  cv 

I 

trmnpé  sur  ie  sort  qui  Tattendait.  Trente  aus  avant 
d'être  frappé  par  un  jugement  inique,  il  le  prédisait, 
en  conversant  avec  Gorgias  et  les  Sophistes,  dont  il 
réfutait  les  funestes  doctrines.  Mais  il  faut  ajouter 
que  Socrate  n'a  pas  moins  bien  connu  les  hommes 
de  tous  les  temps.  Les  sociétés  actuelles,  bien  que 
fort  améliorées  sous  tant  de  rapports,  sont  encore 
bien  vicieuses.  Mais  par  leurs  progrès  moraux,  dont 
elles  sont  plus  fières  apparemment  que  de  leurs 
progrès  matériels,  elles  donnent  peu  à  peu  raison  au 
philosophe,  qui  les  conviait  à  entrer  dans  ces  voies 
salutaires.  D'ailleurs,  la  question  n'est  pas  en  morale 
de  savoir  ce  que  sont  Jes  hommes;  elle  est  surtout 
de  savoir  ce  qu'ils  peuvent  et  doivent  être;  et  le 
sage  trahirait  sa  conscience,  et  ceux  à  qui  ses  con  - 
seils  s'adressent,  s'il  pensait  plus  au  succès  qu'au 
devoir.  Au  fond,  il  n'est  personne  qui  conteste  ces 
principes  évidents.  Mais  comme  il  est  plus  aisé  de 
critiquer  ces  admirables  règles  de  conduite  que  de 
les  suivre,  on  se  dédommage  contre  le  système  des 
efforts  qu'il  demande.  On  le  déclare  inaccessible  à 
la  faiblesse  humaine,  pour  ne  point  prendre  la  peine 
de  monter  jusqu'à  lui.  On  se  dispense  de  le  réaliser, 
sous  le  vain  prétexte  qu'il  n'est  pas  assez  positif. 
Mais  il  n'en  est  rien»  malgré  tout  ce  qu'eu  peuvent 


cvi  PRÉFACE. 

dire  la  passiM  ou  l'intérêt  daos  leurs  aveuglements. 
Ce  système,  tout  idéal  qu'il  est,  n'en  est  pas  moins 
encore  le  seul  pratique;  et  les  dangers  que  Ton 
court  quand  on  s'en  écarte,  sont  en  proportion  de 
rélcûgnement  où  Ton  s'en  tient. 

Je  termine  ici  ce  que  j'avais  à  dire  du  système  de 
Platon,  et  je  passe  à  celui  d'Aristote. 

Nous  entrons  avec  lui  dans  un  tout  autre  monde^ 
et  bien  que  nous  restions  encore  dans  une  sphère 
très-élevée,  nous  aurons  beaucoup  à  descendre. 
L'esprit  grec  est  à  son  apogée  avant  Philippe  et 
Alexandre  ;  et  la  Grèce,  qui  est  sur  le  point  de  perdre 
sa  liberté,  va  commencer  cette  longue  décadence 
qui,  de  chute  en  chute,  durera  encore  plus  de  mille 
ans,  et  toujours  au  grand  profit  de  l'intelligence 
humaine.  Je  ne  dis  pas  qu'Arislote  soit  déjà  sur  la 
pente  fatale;  et  à  bien  des  égards,  son  vaste  génie  n'a 
pas  de  supérieurs,  si  même  il  a  des  égaux.  Mais  en 
morale,  il  est  bien  loin  de  son  maître  ;  et  il  est  sorti 
de  ces  régions  sereines  où  pendant  vingt  ans  il  avait 
pu  être  guidé  par  lui.  Il  connaît  profondément  la  vie, 
et  les  tableaux  qu'il  en  trace  sont  de  la  plus  rare 
exactitude.  Mais  il  ne  s'élève  point  assez  au-dessus 
d'elle.  On  dirait  qu'il  croit  sullisaut  de  la  peindre, 


PRÉFACE.  cvii 

sans  chercher  à  la  juger  et  surtout  à  iatconduire.  11 
oublie  trop  souveot,  malgré  des  prétentions  con- 
traires, que  le  moraliste  doit  être  un  conseiller  et  non 
un  historien.  Sans  doute,  rexpérience  est  une  chose 
très-précieuse,  et  il  est  bon  qu'en  morale  elle  tienne 
sa  place.  Mais  il  ne  faut  jamais  lui  accorder  qu'une 
place  secondaire;  et  quand  Thomme  doit  prendre 
une  grande  décision,  il  vaut  mieux  quMl  sache  ce 
qu'il  doit  faire  que  de  savoir  ce  que  Ton  fait.  La 
conscience  l'inspirera  toujours  mieux  que  la  pratique 
la  plus  consommée  de  la  vie.  C'est  qu'Aristote  s'at-^ 
tache  un  peu  trop  aux  faits,  et  qu'il  ne  s'attache  .point 
assez  aux  idées.  Dans  toutes  les  branches  de  la 
science,  c'est  là  une  méthode  peu  sûre,  malgré  ce 
qu'on  en  croit  ordinairement.  En  morale^  c'est  une 
méthode  fausse,  parce  que,  dans  le  domaine  de  la  ' 
liberté,  les  faits  ne  sont  que  ce  que  nous  voulons 
qu'ils  soient,  et  qu'ils  importent  beaucoup  moins  que 
les  principes  et  les  intentions  qui  les  produisent. 

Cependant,  tout  différent  qu'Aristote  est  de  Platon, 
il  n'a  pour  ainsi  dire  point  une  seule  théorie  qu'il 
ne  la  lui  emprunte.  Toutes  celles  qu'il  expose,  il  les 
lui  a  prises,  en  les  transformant.  Le  caractère  géné- 
rale de  sa  morale  est  tout  autre  ;  mais  les  doctrines 
particulières  sont  uu  fond  les  mêmes.  Gela  se  com- 


cviii  PRÉFACÉ. 

prend  saus^iae.  On  ne  peut  pas  être  si  longtemps 
le  disciple  d'un  tel  maître  sans  recevoir  beaucoup  de 
lui,  quelque  indépendant  et  quelque  fort  qu'on  puisse 
être  par  soi-même.  On  peut  bien  combattre  quelques- 
uns  des  enseignemens  qu'on  a  entend  us,  comme 
Aristote  a  combattu  le  système  des  Idées,  avec  plus  de 
sévérité  souvent  que  de  justesse.  Mais  tout  eo  se 
faisant  un  adversaire,  on  ne  reste  bien  des  fois  qu'un 
écho,  et  en  désapprouvant  l'ensemble  de  la  doc- 
trine, on  reproduit,  à  son  insu,  une  foule  de  détails 
qu'on  en  tire,  sans  même  les  reconnaître.  Ce  n'est 
point  être  injuste  envers  Aristote  que  de  douter  qu'il 
eût  fait  jamais  sa  morale,  s'il  n'eût  été  à  l'école  de 
Platon.  C'est  là  qu'il  a  trouvé  tous  les  germes  de 
ses  grandes  théories  sur  le  bien,  sur  la  vertu,  sur  la 
tempérance  et  le  milieu,  sur  le  courage,  sur 
l'amitié,  etc. 

Voilà  d'où  viennent  les  ressemblances.  La  différence 
radicale  s'explique  encore  mieux,  s'il  est  possible. 

On  a  vu  dans  Platon  quelle  était  sa  doctrine 
psychologique,  et  la  démarcation  profonde  qu'il 
établissait  entre  l'âme  et  le  corps  ;  il  faudrait  dire 
plutôt,  l'intervalle  infranchissable  qu'il  met  entre  les 
deux  principes  dont  l'homme  est  composé,  comme 
l'atteste  hautement  le  témoignage  de  la  conscience 


PREFACE.  cix 

et  la  voix  du  genre  humain.  L*âmeest,  pour  Platon, 
l'élément  supérieur  et  distinct,  qui  a  sa  nature  et  ses 
destinées  propres  ;  et  lorsque  Griton  désolé  demande 
à  Socrate  qui  va  boire  le  poison  :  a  Socrate,  com- 
»  ment  l'ensevelirons-nous?  »  Socrate  lui  répond: 
«  Tout  comme  il  vous  plaira ,  si  toutefois  vous 
»  pouvez  me  saisir  et  que  je  ne  vous  écbappe  pas.  • 
Pais  regardant  a^ec  un  sourire  plein  de  douceur  ses 
disciples  tout  en  larmes;  «  Mes  amis,  ajouta-t-iU 
»  soyez  donc  mes  cautions  auprès  de  Criton,  mais 
»  d'une  manière  toute  contraire  à  celle  dont  il  a 
»  voulu  me  cautionner  auprès  des  juges.  11  répon- 
»  dait  pour  moi  que  je  ne  m'en  irais  pas.  Vous 
»  an  contraire,  répondez  pour  moi  que  je  ne  serai 
»  pas  plus  tôt  mort  que  je  m'en  irai  jouir  de  Télicités 
»  ineffables,  afin  que  le  pauvre  Criton  prenne  les 
»  choses  plus  doucement,  et  qu'en  voyant  brûler 
»  mon  corps  ou  le  mettre  en  terre,  il  ne  s'afflige  pas 
»  sur  moi,  comme  si  je  souffrais  de  grands  maux,  et 
»  qu'il  ne  dise  pas  à  mes  funérailles  qu'il  expose 
»  Socrate,  qu'il  le  porte,  qu'il  l'enterre.  Car  il  faut 
»  que  tu  saches,  mon  cher  Criton,  lui  dit-il,  que 
»  parler  improprement,  ce  n'est  pas  seulement  une 
>»  faute  envers  les  choses  ;  mais  c'est  aussi  un  mal 
>  que  l'on  fait  aux  âmes.  11  faut  avoir  plus  de  cou« 


ex  PRÉFACE. 

»  rage  et  dire  que  c'est  moa  corps  que  tu  enterres  ; 
»  enterre-le  donc  comme  il  te  plaira,  et  de  la  manière 
»  qui  te  paraîtra  la  plus  conforme  aux  lois  K  » 

Aristote  n'a  pas  profité  de  cet  avertissement  su- 
prême ;  et  il  est  difficile  de  parler  de  Tâme  plus  impro- 
prementqu'il  ne  Ta  fait.  Il  Ta  confondue  avecle  corps, 
auquel  elle  est  jointe,  et  dont  elle  n'est  selon  lui  que 
racbèvement,  ou  pour  prendre  son  langage,  TEnté- 
lécbie.  Plus  coupable  que  Griton,  ce  n'est  pas  sous 
le  coup  de  la  douleur  qu'il  commet  cette  confusion 
déplorable;  c'est  dans  un  de  ses  ouvrage  les  plus 
élaborés  et  les  plus  approfondis,  le  Traité  de  l'âme. 
Il  parcourt  la  nature  entière  pour  démontrer  que  le 
principe  qui  sent  et  pense  en  nous,  est  le  même  qui 
nourrit  notre  corps  et  qui  fait  végéter  la  plante. 
L'âme  n'a  donc  point  d'existence  propre  ;  elle  est 
toute  corporelle;  et  Aristote,  par  un  silence  assez 
peu  philosophique,  en  ce  qu'il  est  peu  courageux, 
ne  dit  pas  un  mot  de  l'immortalité  de  l'âme,  que 
tend  à  nier  toute  sa  doctrine  unitaire  et  matérialiste. 

Ainsi,  Platon  distinguant  l'esprit  et  19  matière  a 


(1)  Platon,  Phédon^  page  315  et  suiv.  de  la  traduction  de 
M.  Cousin.  J'ai  déjà  cité  ce  passage,  aune  intention  analogue,  dans 
ma  préface  à  la  traduction  du  Traité  de  l'âme,  p.  LI. 


PRÉFACE.  CXI 

sans  cesse  les  yeux  fixés  sur  la  vie  future,  qui  com^ 
plète  et  qui  explique  celle-ci.  Âristote,  au  contraire, 
ne  s'ioquiète  en  rien  de  la  vie  future,  parce  qu'il 
n'y  croit  pas,  non  plus  qu'à  une  àme  immatérielle. 

» 

De  là,  toute  la  diiférence  des  deux  systèmes,  séparés 
de  la  distance  d'opinions  diamétralement  opposées, 

Uft  c6ié  oii  Aristote  reprend  l'avantage,  sans  com- 
penser d'ailleurs  cette  profonde  infériorité,  c'est 
celui  de  la  forme.  Tout  admirable  qu'est  l'art  de 
Platoft,  on  sent  de  reste  que  le  dialogue  ne  peut  être 
l'kistrument  de  la  science.  Quand  le  dialogue  repro- 
duit les  entretins  d'an  Socrate,  et  que  c'est  un 
lUaton  qui  l'emploie,  on  en  comprend  la  grandeur  et 
la  beauté»  Dans  d'autres  mains,  sans  parler  même 
des  mains  maladroites  et  vulgaires,  c'est  un  moyen 
insuffisant  et  trop  peu  sérieux  ;  c'est  un  jeu  d'esprit 
qui  fausse  et  obscurcit  la  pensée,  sans  lui  donner  la 
moindre  grâce.  Aristote  s'est  bien  gardé  de  suivre  ce 
dangereux  exemple  ;  et  il  a  imposé  à  la  science  la 
forme  didactique  que  depuis  lors  elle  n'a  point  dû 
changer.  C'est  un  grand  mérite  sur  lequel  j'ai 
insisté  ailleurs  ^,  et  dont  il  faut  lui  savoir  beaucoup 
de  gré.  En  morale,  ce  mérite  est  éclatant  ;  car  la 


(i)  Voir  ma  préface  à  la  traduction  du  Traité  de  l'âme,  p.  hXXlL 

r 


cxïï  PRÉFACE. 

sévérité  même  de  son  géoie  s'accorde  parraitemenl 
avec  le  grave  sujet  qu'il  traite.  Je  ne  veut  pas  dire 
que  la  Morale  a  Nicomaque,  le  plus  achevé  des  trois 
ouvrages  de  morale  qui  nous  sont  parvenus  sous  le 
nom  d'Aristote,  soit  composée  d'une  manière  irré- 
prochable. Tant  s'en  faut.  Par  suite  des  circons- 
tances qu'on  connaît,  l'auteur  n'a  pas  pu  y  mettre 
la  dernière  main  ;  et  de  plus,  selon  toute  apparence, 
le  temps  y  a  fait  plus  d'une  injure.  Mais  cependant , 
malgré  ces  ruines  trop  mauifeste§,  la  morale  a  reçu 
d'Aristote  la  forme  scientifique  qiii  lui  convient,  et 
qu'elle  ne  doit  pas  quitter.  Il  en  résulte  que  pour 
exposer  son  système,  nous  n'aurons  point  à  chercher 
un  autre  ordre  que  celui  qu'il  a  choisi  Ini-mêmo. 

Il  débute  par  un  excellent  principe  qu'il  demande 
à  Platon,  sans  le  comprendre  d'ailleurs  comme  lui. 
On  n'agit  jamais,  dit-il,  qu'en  vue  du  bien.  A  Ten* 
tendre  poser  cet  admirable  axiome  pour  son  point  de 
départ,  on  pourrait  croire  qu'il  va  suivre  les  traces 
de  son  maître,  et  marcher  dans  le  même  chemin  avec 
plus  de  méthode  et  de  régularité.  Mais  il  n'en  est 
rien;  et  cette  première  illusion,  qu'on  perd  bientôt, 
sera  suivie  de  bien  d*  autres,  dont  il  faudra  également 
se  défendre.  On  agit  toujours  en  vue  du  bien,  mais 
c'est  en  vue  de  son  propre  bien  ;  et  Aristote  n'hésite 


PRÉFACE.      .  Gxiu 

pas  à  établir  comme  un  principe  inconlestable,  que 
le  bonheur  est  la  fin  dernière  de  toutes  les  actions  dé 
l'homme.  11  ne  s'agit  donc  plus  ni  de  devoir  ni  de 
vertu,  donnés  par  Socrate  et  Platon  pour  la  fin  su- 
prême de  la  vie  humaine;  il  s'agit  du  bonheur 
uniquement;  et  le  philosophe,  sur  ce  terrain  glissant, 
va  rechercher  les  conditions  du  bonheur,  tel  qu'on 
le  comprend  d'ordinaire  et  qu'on  le  poursuit  dans 
le  monde. 

11  esta  peine  besoin  de  dire  qu'on  ne  trouvera, 
dans  le  système  d'Aristote  sur  le  bonheur,  aucun  de 
ces  sentiments  vulgaires  et  grossiers,  dont  plus  tard 
rÉpicuréisme  a  fait  étalage.  Loin  de  là,  Tidée 
qu'il  se  fait  du  bonheur  est  délicate  et  même  élevée  ; 
et  cette  première  et  capitale  erreur  étant  admise,  il 
la  corrige,  sans  d'ailleurs  la  reconnaître,  par  les 
développements  qu*il  lui  donne.  Il  se  demande  avec 
une  sagacité  profonde  quelle  est  la  fonction  spéciale 
de  l'homme  ;  et  d'après  les  grands  enseignements  qu'il 
a  reçus  dans  l'école  Platonicienne,  il  répond  que 
l'œuvre  propre  de  T  homme,  et  son  privilège  parmi 
tous  les  êtres  animés,  c'est  l'activité  de  l'âme 
dirigée  par  la  vertu.  Ce  sera  donc  là  évidemment  la 
condition  première  de  son  bonheur;  car  un  être 
qui  va  conlfe  la  fin  que  sa  nature  lui  impose,  est  à  la 


cxïv  PRÉFACE. 

fois  un  être  dépravé  et  malheureux.  Mais  il  n'est  pas 
moins  évident  qoe  la  vertu  à  elle  seule  ne  fait  pas  le 
bonheur,  et  le  philosophe  en  atteste,  avec  toute  vérité, 
et  Texpérience  de  la  vie,  et  l'opinion  commune,  à 
laquelle  il  semble  tenir  beaucoup  plus  qu'il  ne  con* 
vient.  Il  faut  lui  accorder  que  la  vertu  est  très-loin 
de  suflSre  au  bonheur,  tel  que  le  vulgaire  l'entend  ;  et 
que  réduite  à  ses  propres  ressources,  elle  fait,  aux 
yeux  de  la  foule,  une  assez  triste  flgure.  Aussi,  à  cette 
condition  première^  Aristote  enjoint  bien  d'autres^  Il 
trouve  qu'il  est  très-difficile  d'être  heureux,  quand 
on  est  dénué  de  tout  ;  et  que  ce  sont  des  instruments 
indispensables  que  les  amis,  la  richesse  et  rinflueûce 
politique.  Voilà  déjà  bien  des  choses.  Mais  comme  il 
en  est  beaucoup  d'autres  dont  la  privation  altère  le 
bonheur  de  ceux  à  qui  elles  manquent,  il  faut  joindre 
à  ces  premiers  éléments  nécessaires  pour  être  heu- 
reux, la  noblesse  de  la  naissance,  une  honorable 
fatnille  et  même  la  beauté  :  «  En  ^et,  dit  assez  juste- 
*  ment  Aristote,  on  ne  peut  pas  affirmer  d'un  homme 
»  qu'il  soit  heureux,  quand  il  est  d'une  difformité 
»  repoussante,  quand  il  est  d'une  mauvaise  nais- 
»  sance,  ou  quand  il  est  isolé  et  sans  enfapts,  ni 
»  même  quand  ses  enfants  et  ses  amis  sont  d'une 
»  perversité  incurable.  »   Ce  n'est  pas  même  tout 


PRÉFACE.  cxv 

enœrc.  «  Comme  une  senic  hirondelle  ne  fait  pas  te 
»  printemps,  >  et  comme  un  seul  acte  vertueux  ne 
constitue  pas  la  vertu,  il  faut  au  bonheur  une  conti- 
nuité qui  le  développe  et  qui  raffermisse.  On  ne  peut 
assurer  d'un  homme  qu'il  soit  heureux,  parce  quMl 
Test  quelques  instants.  Il  faut  qu'il  le  soit  durant  la 
meilleure  partie  de  sa  vie,  si  ce  n*est  durant  sa  vie 
entière.  Voilà  tout  ce  qui  est  requis  pour  le  bonheur 
véritable. 

Âristote  est  tellement  satisfait  et  de  sa  définition 
du  bonheur  et  de  la  haute  idée  qu'il  s'en  fait,  qu'il 
n'hésite  point  à  le  regarder  comme  une  chose  surhu- 
maine. Qui  peut  se  flatter,  d'abord,  de  réunir  tant  de 
conditions  exceptionnelles?  Et  qui  peut  se  flatter 
surtout  de  les  conserver  longtemps,  même  quand  ii 
lui  a  été  donné  de  les  réunir?  11  y  a  là  quelque  chose 
de  mystérieux  et  de  di^in  qui  dépasse  l'homme,  bien 
que  ses  efforts  personnels  ne  soient  pas  tout  à  fait 
impuissants.  Le  bonheur  est  donc  comme  toutes  les 
choses  supérieures  et  divines  :  placé  au-dessus  de  nos 
louanges,  il  mérite  nos  respects  et  nos  hommages,  de 
même  qa'on  ne  fait  pas  l'éloge  des  dieux,  mais  qu'on 
les  adore* 

Je  ne  nie  pas  qu'il  y  ait  du  vrai  dans  cette  théorie, 
et  je  conçois  jusqu'à  certain  point  ce  fétichisme  du 


cxYi  PRÉFACE. 

bonheur.  Il  Taut  être  bien  favorisé  du  ciel  pour  réunir 
à  la  rois,  et  conserver  de  longues  années,  vertu, 
richesse,  naissance,  beauté,  affections,  etc.;  et  le 
fortuné  mortel  qui  jouit  de  tant  de  trésors,  est  assez 
rare  dans  Tespèce  humaine  pour  qu'on  Tadmire, 
quand  il  se  rencontre.  Mais  je  dis  que  c'est  une 
V'  erreur  déplorable  de  donner  à  la  vie  le  bonheur  pour 
fui  suprême.  C*est  tout  ensemble  mal  observer  les 
faits,  et  fausser  la  conscience.  En  fait,  je  soutiens 
que  rhomme  ne  recherche  pas  le  bonheur  dans  tous 
ses  actes.  Il  est  une  foule  de  cas  oh,  même  sans  être 
un  héros,  il  sacrifie,  de  propos  délibéré,  tout  ce  qui 
s'appelle  le  bonheur  au  devoir,  bien  autrement  impé- 
rieux que  rintérêt.  Aristote  n'était  pas  si  loin  de  ces 
guerriers  de  Marathon  et  des  Thcrmopyles,  tombés 
pour  la  i3atrie,  et  qui  ne  songeaient  guère  apparem- 
ment à  leur  bonheur,  en  se  faisant  tuer  à  leur  poste. 
Mais  la  conscience,  interrogée  par  le  philosophe, 
répond  plus  clairement  encore  que  l'histoire;  elle 
nous  dit  avec  un  accent  que  nous  ne  pouvons  mécon- 
naître, que  le  bonheur  n'est  rien,  quand  on  le  met  en 
balance  avec  le  devoir,  et  que  c'est  une  perversité  de 
lui  donner  la  préférence.  En  général.  Dieu  et  la  con- 
science nous  demandent  très-rarement  ces  doulou- 
reux sacrifices;  et  la  plupart  du  temps,  la   vertu 


I 


PREFACE.  cxvii 

n'exclut  point  le  bonheur,  au  sens  restreint  cii  le 
comprend  Àristote.  Dieu  a  voulu  que,  dans  le  cours 
ordinaire  des  choses,  rbomme  pût  rechercher  le 
bonheur  sans  manquer  à  la  vertu.  Mais  il  n'estt  pas 
moins  certain  qu'il  veut  aussi  que,  dans  les  circons- 
tances suprêmes  où  s'élève  le  conflit ,  ce  soit  le 
bonheur  qu'on  immole,  au  proGt  du  devoir  qui  ne 
doit  jamais  fléchir.  C'est  là  le  premier  axiome  de  la 
sagesse  ;  c'est  le  seul  qui  soit  conforme  à  la  réalité* 
et  qui  soit  digne  d'une  philosophie  éclairée.  Se  trom- 
per sur  cette  base  de  la  loi  morale,  c'est  risquer  de 
ne  rien  comprendre  à  la  vie  humaine  ;  et  il  faudra 
bien  des  efforts  de  génie  pour  ne  point  se  perdre  sur 
cette  voie  périlleuse. 

De  cette  erreur  essentielle,  en  sont  sorties  bon 
nombre  d'autres,  moins  graves,  mais  encore  très- 
fâcheuses. 

Celle  qui  se  présente  tout  d'abord,  c'est  d'avoir 
subordonné  la  morale  à  la  politique.  Au  début  de 
son  ouvrage  comme  à  la  fin,  Aristote  soutient  cette 
opinion  étrange,  que  c'est  la  politique  qUi  est  la 
science  fondamentale  ou  architectoniqùe,  pour  em- 
prunter sou  expression  ;  et  il  entend  par  là,  «  que  la 
»  politique  détermine  non  seulement  quelles  sont  les 
>  sciences  indispensables  à  l'existence  des  États, 


ctriii  PRÉFACE. 

»  Utils  encore  celles  que  les  citoyens  doivent  ap- 
»  prendre,  et  dans  quelle  mesure  il  faut  qu'ils  les 
»  possèdent.  »  Pour  donner  à  sa  pensée  toute  la 
clarté  désii*able,  il  ajoute  «  que  le  but  de  la  poli- 
»  tique  embrassant  les  buts  divers  de  toutes  les 
»  autres  sciences,  c*est  elle  qui  est  la  sdencc  du 
»  bien  suprême  de  Tbomme  K  »  Ce  n'est  donc  pas 
seulement  parce  que  TÉtat  est  plus  important  que 
rindividn,  et  parce  qu'il  est  plus  beau  de  faire  le 
bonheur  d'une  nation  que  celui  d*un  seul  homme, 
que  la  politique  est  au-dessus  de  la  morale  ;  elle  la 
dépasse  encore  en  dignité  scientifique,  et  son  objet 
est  supérieur  de  toute  la  distance  d'une  science 
partielle  à  une  science  générale  et  complète.  Aussi, 
Aristote  fait-il  de  la  morale  un  ûmple  préliminaire 
.  de  la  politique,  qui  seule  peut  «  achever  selon  lui,  la 
philosophie  des  choses  humaines,  >  que  la  morale 
ébauche  d'une  manière  assez  imparfaite. 

Soumettre  sous  ce  rapport  la  morale  à  la  poli- 
tique, ce  n^est  pas  moins  que  renverser  l'ordre  des 
choses.  C'est  précisément  le  contraire  qui  est  le 
vrai;  et  la  politique  n'a  pas  un  principe  que  la  mo- 


(1)  Aristote,  Morale  à  JSicomacfuc,  livre  I,  cli.  1,  §§  9 — 12,  et  la 
fin  de  l'ouvrage. 


PRÉFACE.  cxix 

raie  ne  le  lui  donne.  Je  demande  ce  que  serait  la 
législation  dans  les  États  si  la  morale  ne  Tinspirait 
pas  ;  ce  que  serait  le  gouvernement  sans  la  justice, 
et  ce  que  deviennent  les  sociétés  sans  les  mœurs.  La 
science  vraiment  architectonique,  antérieure  parce 
qu'elle  est  individuelle,  supérieure  parce  qu'elle 
donne  la  loi  et  ne  la  reçoit  pps,  c'est  la  morale,  La 
politique,  il  faut  en  convenir,  ne  lui  obéit  qu'à 
grand'peine.  Dans  la  pratique  si  difficile  de  l'admi- 
nistration sociale,  les  gouvernements  s'inquiètent 
assez  peu  d'elle,  et  ils  la  violent  parfois  audacieuse- 
ment,  si  ce  n'est  toujours  avec  impunité.  Mais  c'est 
là  une  infériorité  de  la  politique  loin  d'être  son 
avantage.  Elle  ne  brave  pas,  d'ordinaire,  la  morale 
{)ar  perversité  ;  mais  elle  l'ignore  ;  et  ce  sont  les 
peuples  qui  paient  ses  aveuglemeuts  et  ses  vices.  A  « 
un  autre  point  de  vue,  si  l'État  peut  beaucoup  pour 
le  bonheur  de  l'individu,  étant  assez  puissant  pour 
disposer  de  lui  à  son  gré,  il  ne  peut  pas  grand' chose 
pour  sa  vertu.  Les  Athéniens  ont  beau  condamner 
Socriate  à  mort  ;  ils  ne  peuvent  ni  vaincre  ni  cor- 
rompre sa  conscience  ;  et  si  la  liberté  lui  était 
rendue,  il  n'en  userait  que  pour  continuer  sa  mission 
philosophique.  Mais  on  conçoit  aisément  que,  dès 
qu'on  fait  uuc  si  grande  part  au  bonheur,  il  faut  en 


cxx  PREFACE. 

Taire  une  noQ  moios  grande  et  non  moins  erronée  à 
l'État.  Il  décide  du  bonheur,  puisqu'il  dédde  de  la 
vie,  s'il  le  veut  ;  et  l'on  arrive  ainsi  par  une  consé- 
quence assez  spécieuse,  si  ce  n'est  Tort  raisonnable, 
à  subordonner  la  morale,  qui  ne  se  Oatte  guère  de 
cet  absolu  pouvoir. 

Pour  être  juste,  il  faut  dire  que  c'est  peut-être 
Platon  qui  a  induit  Aristote  à  cette  méprise.  Dans  la 
République  ^,  Socrate  exprime  cette  opinion  qu'il 
est  plus  facile  d'étudier  la  justice  dans  les  États  que 
dans  les  hommes,  de  même  qu'il  est  plus  facile  de 
lire  de  grosses  lettres  que  d'en  lire  de  très-petites  ; 
et  comme  les  caractères  de  la  justice  et  des  autres 
vertus  lui  semblent  plus  apparents  dans  l'État,  c'est 
là  qu'il  veut  les  rechercher.  On  sait  d'ailleurs  qu'il 
n'en  fait  rien  ;  et  que  c'est  tout  au  contraire  à  la 
conscience  de  l'individu  qu'il  s'adresse,  projetant 
sur  la  société  les  clartés  de  ce  foyer,  splendide,  tout 
étroit  qu'il  est.  Mais  le  disciple  a  pu  se  tromper  à  ce 
conseil,  que  le  maître  ne  suivait  pas  après  l'avoir 
donné,  et  croire  que  la  politique  avait  des  lumières 
que  la  morale  ne  possédait  point  et  qu'elle  ferait 
bien  d'emprunter. 

(l)  Platou,  République,  II,  86,  87. 


PRÉFACE.  cxxi 

Du  reste»  Aristote  ne  croit  pas  qae  la  science 
morale  et  politique  soit  susceptible  d'une  grande 
précision  ;  et  il  a  bien  Tair  de  supposer  qu'elle  doit 
se  contenter  de  simples  généralités,  plus  ou  moins 
contestables.  Que  sa  modestie  s'en  remette  au  temps 
du  soin  de  compléter  les  esquisses  qu'il  essaie,  on 
peut  le  concevoir.  Mais  il  ne  s'en  tient  pas  à  cette 
louable  réserve;  et  se  rappelant  la  certitude  des 

» 

mathématiques,  il  déclare  qu'il  ne  faut  point  exiger 
de  toutes  les  sciences  une  rigueur  égale.  Il  se  pour- 
rait bien  que  la  morale  en  particulier  ne  lui  parût 
capable  que  d'une  simple  probabilité.  Le  motif  qu'il 
en  allègue  n'est  pas  très-fort  :  mais  il  est  du  moins 
très-conséquent  avec  l'ensemble  de  son  système  : 
c'est  qu'il  n'y  a  pas  de  sujet  qui  donne  lieu  k  des 
opinions  plus  divergentes  et  plus  larges  que  le  bien 
et  le  juste,  puisqu'on  va  jusqu'à  en  faire  de  simples 
prescriptions  de  la  loi,  sans  vouloir  leur  reconnaître 
aucun  fondemeut  dans  la  nature.  Mais  il  faut  ré- 
pondre au  philosophe  que,  si,  au  lieu  de  prendre 
l'opinion  pour  guide,  il  eût  pris  la  conscience,  et 
qu'il  eût  donné  pour  but  à  la  vie  humaine  le  devoir 
au  lieu  du  bonheur,  il  n'aurait  point  éprouvé  ces 
hésitations.  Oui;  les  règles  du  bonheur  sont  très- 
variables,  et  elles  changent  à  peu  près  avec  chaque 


Gxxii  PREFACE. 

individu;  mais  celles  du  devoir  ne  le  sont  pas;  et 
s'il  est  une  science  qui  puisse  être  précise,  c*est  la 
morale.  Platon,  tout  admirateur  qu'il  était  des  ma- 
thématiques, ne  les  a  jamais  préférées;  et  Descartes, 
quelque  grand  mathématicien  qu'il  fût,  n'a  pas  hésité 
à  dire  que  ses  démonstrations  morales  surpassaient 
en  certitude  et  en  évidence  les  démonstrations  de  sa 
géométrie  ^  Aristote  ne  parle  pas  de  la  morale  avec 
cette  haute  conviction;  et  il  transporte  dans  la 
science  quelque  peu  de  ce  scepticisme  dont  l'opinion 
vulgaire  est  entachée.  Mais  les  lois  de  la  morale  sont 
tellement  certaines  que  l'homme  très-souvent  leur 
immole  sa  vie  ;  et  il  n'y  a  point  d'autre  science,  ce 
semble,  qui  puisse  se  glorifier  d'une  autorité  pa> 
reille. 

C'est  une  faute  quMl  faut  fuir  avec  soin,  d'attacher 
à  l'opinion  commune  une  importance  trop  grande. 
Elle  n'a  point  à  décider  en  philosophie,  quoique  la 
philosophie  ne  la  dédaigne  ni  ne  la  néglige.  Ce  n'est 
point  à  elle  qu'il  faut  demander  quel  est  le  but 
suprême  de  la  vie.  Mais  Aristote  voit  que  la  plupart 
des  hommes  recherchent  le  bonheur,  et  il  en  con- 


(1)  Descartes,  Dédicace  des  méditations,  p.  220,  édition  do 
M.  V.  Cousin. 


PREFACE.  cxxm 

dut  qoele  bonheur  est  Te  souverain  bien,  comme  si, 
dans  ces  matières  il  y  avait  d*aatres  oracles  que 
ceux  de  la  conscience,  et  que  le  sens  commun  pût 
£tre  substitué  à  la  raison.  Platon  est  bien  autrement 
sage.  Il  respecte  trop  ses  semblables,  créatures 
sorties  comme  lui  des  mains  de  Dieu  et  capables  de 
vertu,  pour  dédaigner  même  les  traditions  popu- 
laires. Mais  il  les  explique,  et  ne  les  subit  pas  comme 
la  règle  de  ses  théories.  Il  les  interroge  en  inter- 
prétant leurs  réponses  ;  et  Tacquiescement  qu'il  leur 
donne,  quand  il  n'y  peut  rien  substituer  de  mieux, 
est  encore  une  autorité  supérieure  qu'il  leur  con- 
fère, en  les  réduisant  à  la  portion  de  vérité  qu'elles 
renferment.  Il  veut  bien  les  consulter  sur  ces  mys- 
tères qui  dépassent  Tintelligence  humaine,  tout  en 
la  sollicitant.  Mais  pour  ces  grandes  vérités  que  la 
conscience  porte  si  clairement  en  elle,  il  ne  consulte 
que  la  conscience;  et  c'est  à  l'observation  attentive 
de  l'âme  qu'il  les  demande,  sans  s'occuper  en  rien 
de  l'opinion  ou  des  apparences. 

Voici  encore  une  conséquence  fâcheuse  de  cette 
fausse  théorie  du  souverain  bien  confondu  avec  le 
bonheur.  Ârlstote  n'a  rien  compris,  qu'on  me  passe 
la  hardiesse  de  cette  censure,  à  la  théorie  de  Platon 
sur  le  bien  en  soi.  Il  traite  le  système  de  son  înfail- 


çxxiv  PRÉFACE. 

lible  maitrc  avec  une  sévérité  qui,  à  bien  des  yeux, 
peut  passer  pour  une  injustice.  Je  ne  m'arrête  pas 
aux  arguments  trop  subtils  quMl  lui  oppose;  on  les 
trouvera  dans  ses  ouvrages.  Mais  je  les  résume  tous 
en  un  seul  qui,  sans  être  formellement  exprimé, 
ressort  de  Tensemble  de  tous  les  autres  :  la  théorie 
du  bien  en  soi  est  une  chimère;  elle  n'a  rien  de 
réel  ni  de  pratique;  elle  est  aussi  peu  utile  que 
vaine.  Aristote  insiste  beaucoup  sur  cette  considéra- 
tion que  le  bien  quMl  cherche^  et  que  doit  étudier  la 
morale,  est  un  bien  purement  humain,  un  bien 
accessible  à  Thomme.  On  dirait  vraiment  à  Feu- 
tendre  que  Socrate  a  vécu  dans  le  monde  des  songes; 
et  que  ce  long  exercice  d'une  vertu  héroïque  n'a 
été  qu'un  long  malentendu  de  sa  part,  et  une  perpé- 
tuelle duperie.  Mais  Platon  se  flatte,  tout  aussi  bien 
qu'un  autre,  de  ne  chercher  qu'un  bien  humain.  Qu'a- 
t-il  donc  voulu  dire  en  parlant  du  bien  en  soi, 
considéré  dans  ses  rapports  à  la  conduite  de  la  vie? 
Uniquement  ceci  :  qu'en  écoutant  les  inspirations  de 
la  conscience,  chacun  de  nous  doit  faire  ce  qui  lui 
semble  bien,  indépendamment  de  toutes  les  eonsé* 
quences  utiles  ou  nuisibles  que  peut  avoir  l'acte 
imposé  par  la  loi  morale.  Mais  Aristote,  qui  ne  yoitic 
bien  que  dans  le  bonheur,  et  qui,  sans  se  l'avouer 


PRÉFACE.  cxxr 

positivemeot,  ne  juge  uo  acte  bon  qu'autant  quMI  est 
profitable,  se  demande  bien  vainement  où  est  ce  bien 
ea  soi  et  ce  qu'il  est.  II  reproche  à  Platon  d'avoir 
placé  ce  bien  imaginaire  en  dehors  des  choses  dont  il 
le  sépare,  et  d'avoir  créé  une  Idée  parfaitement 
creuse  et  sans  substance.  C'est  une  accusation  abso- 
lument insoutenable  ;  et  s'il  est  un  philosophe  qui  ait 
mêlé  le  bien  aux  choses,  et  qui  Tait  retrouvé  sous 
toutes  les  formes  dans  le  monde  entier,  c'est  Platon, 
à  qui  l'on  a  pu  avec  toute  raison  attribuer  l'invention 
de  l'optimisme.  Seulement,  Âristote,que  l'on  croit  le 
plus  exact  des  observateurs,  a  négligé  en  ceci  un  fait 
considérable  que  n'a  point  omis  Platon.  Toutes  les 
consciences  éclairées  et  veitueuses  s'accordent  sur 
les  principes  généraux  qui  doivent  conduire  la  vie  et 
s'appliquer  aux  actes  particuliers.  Telle  circonstance 
étant  donnée,  on  peut  être  certain  que  deux  cœurs 
vertueux  se  conduiront  identiquement,  et  par  les 
mêmes  motifs.  D'où  vient  cet  accord  de  deux  âmes 
qui  ne  se  communiquent  point?  Gomment  s'entendent- 
elles  sans  se  parler?  C'est  qu'une  même  voix  leur 
parle  à  l'une  et  à  l'autre;  c'est  que  le  bien  qu'elles 
pratiquent,  en  y  obéissant,  ne  vient  pas  d'elles  et 
découle  d'une  source  plus  haute,  que  Platon  dérive 
de  Dieu  lui-même.  Tel  est  le  bien  en  soi,  que  l'homme 


Gxxvi  PRÉFACE. 

réalise  autant  que  le  permet  sa  faiblesse,  en  faisant  le 
bien,  uniquement  parce  qu'il  est  le  bien  ;  et  qu'il  fait 
remonter  jusqu'à  Dieu,  quand  il  veut  savoir  d'où 
viennent  les  échos  de  sa  conscience. 

La  connaissance  du  bien  en  soi  n'est  donc  pas  aussi 
futile  qu'Àristote  veut  bien  se  le  persuader.  Sans 
doule  elle  ne  peut  pas  servir,  comme  11  le  lui  reproche 
ironiquement,  à  donner  au  tisserand,  au  maçon,  au 
général,  au  médecin  plus  d'habileté  dans  leur  art 
spécial.  Mais  elle  est  indispensable  à  l'homme  pour 
savoir  quelle  est  la  loi  morale  qui  doit  le  régir  et  d'où 
elle  yient.  H  n'y  aurait  plus  qu'à  déclarer  que  le 
médecin,  le  général,  lé  maçon  et  le  tisserand  ne  sont 
pas  des  hommes.  Il  faut  estimer  certainement  très- 
haut  les  services  qu'ils  rendent  à  la  société.  Mais  la 
philosophie,  qui  ne  connaît  point  toutes  ces  distinc- 
tions superficielles,  croit  qu'elle  doit  s'occuper  beau- 
coup  plus  de  leur  vertu  que  de  leur  fortune;  et 
voilà  pourquoi  elle  leur  conseille,  non  point  comme 
artistes,  mais  comme  hommes,  de  penser  au  bien  en 
soi,  qui  tient  à  leur  insu  beaucoup  plus  de  place 
dans  leur  vie  que  les  arts  qui  les  font  vivre. 

Kant  prétend  que  les  Ëcoles  grecques  ne  purent 
jamais  résoudre  leur  problème  de  la  possibilité  pra- 
tique du  souverain  bien,  parce  que  s'en  tenant  à 


PRÉFACE.  ex  X  vil 

rasage  que  rhooime  fait  de  sa  libre  volonté,  elles 
croyaient,  dit-4U  «  n'avoir  pas  besoin  en  cela  de 
»  l'existence  de  Dieu  ^.  »  On  voit  combien  le  reproche 
serait  injuste  et  faux,  si  on  l'appliquait  à  Platon.  Mais 
il  n'est  que  trop  vrai  si  Kant  entend  parler  d'Âristote. 
Il  a  mal  résolu  la  question  du  souverain  bien  ;  et  il 
n'y  a  fait  intervenir  Dieu  à  aucun  degré,  si  ce  n'est 
de  cette  intervention  obscure  qu'on  appelle  le 
hasard,  dans  la  distribution  des  biens  extérieurs. 
Mais  ce  n'est  pas  précisément  parce  qu'Aristote  se 
passe  de  Dieu  qu'il  résout  mal  le  problème  ;  c'est 
parce  qu'il  confond  le  bien  et  le  bonheur,  tout  dis- 
tincts qu'ils  sont,  et  qu'il  communique  à  l'un,  qui 
devrait  être  immuable  et  absolu,  toute  la  caducité  et 
l'inconsistance  de  l'autre. 

Je  viens  de  signaler  une  erreur  capitale  dans  le 
système  d'Aristote  ;  et  je  ne  me  suis  pas  fait  faute  de 
montrer  tout  ce  qu'elle  avait  de  déplorable.  Mais 
cette  erreur  n'a  pas  eu  toutes  les  conséquences  dé- 
sastreuses qu'elle  pouvait  avoir;  et  elle  s'est  trouvée 
corrigée  par  l'âme  élevée  du  philosophe,  comme 
celle  que  je  reprochais  à  Platon   sur  la  liberté. 


(1)  Kant,  C?Htîque  de  la  raison  pratique,  livre  ir,  ch.  5,  p.  33(5, 
traduction  de  M.  Barni. 


cxxvjii  PRÉFACE. 

Aristote  n'a  point  versé  dans  ces  théories  égoïstes 
que  suggère  trop  aisément  rEudémonisme  ;  et  il  n*a 
jamais  supposé  que  le  bonheur  de  Tbomme  pût 
consister  à  sMsoler  de  la  société,  au  milieu  de  laquelle 
il  vit,  et  pour  laquelle  la  nature  Ta  créé,  ainsi  quMI 
Ta  si  souvent  répété  dans  sa  Morale  et  dans  sa  Poli- 
tique. En  outre,  comme  il  a  donné  la  première 
place  à  la  vertu  parmi  les  éléments  indispensables  du 
^v  bonheur,  il  s'est  attaché  à  elle  à  peu  près  exclusive- 
ment ,  et  il  a  négligé  ces  conditions  secondaires  dont 
il  semblait  un  instant  faire  un  cas  exagéré.  Aussi,  à 
part  cette  première  et  très-grave  critique  que  j'ai  dû 
lui  adresser,  je  n'aurai  plus  guère  pour  lui  que  des 
éloges. 

Sans  pouvoir  se  rendre  compte  aussi  clairement 
que  Platon  de  la  méthode  qu'il  suivait,  et  se  défiant 
même  un  peu  de  la  science  morale,  il  a  souvent 
porté  dans  ses  analyses  une  précision  et  une  rigueur 
qu'il  serait  impossible  de  surpasser.  On  pourrait  les 
prendre  pour  de  vrais  modèles,  si  les  allures  du 
génie  n'étaient  point  inimitables.  Je  citerai  particu- 
lièrement l'analyse  de  la  vertu,  à  laquelle  il  a  consa- 
cré plus  d'un  livre  entier.  Selon  lui,  on  ne  peut 
bien  comprendre  et  s'assurer  le  bonheur  qu'à  la 
condition  de  savoir  ce  qu'est  la  vertu  ;  et  la  vertu 


PRÉFACE.  VAUX 

dle-même  ne  se  comprend  que  par  Tétude  de  VAme, 
qu'Aristote  recommande,  par  un  conseil  assez  vain,  à 
Thomme  d'État   aussi   bien   qu'au   philosophe,    il 
reconnaît  dans  l'âme  deui  parties  distinctes,   sans 
parler  d'autres  facultés  secondaires  :  la  partie  douée 
de  raison,  et  la  partie  i^ui,  sans  posséder  la  raison 
en  propre,  est  capable  cependant  de  Tentendre  et 
d'y  obéir«  Cette  division  n'est  pas  tout  à  Tait  origi^ 
nale,  et  elle  est  empruntée  peut-ôlre  à  Platon,  Mais 
Aristote  en    tire  une    conséquence    complètement 
neuve  :  il  partage  les  vertus  en  deux  grandes  classes, 
les  unes  qu'il  nomme  intellectuelles,  et  les  autres 
qu'il   nomme  spécialement  morales.    La  prudence, 
par  exemple,  est  une  vertu  intellectuelle,  tandis  que 
le  courage  est  une   vertu    morale.    La  prudence 
semble  s'identifier  avec  l'intelligence  et  n'est  qu'une 
de  ses  faces,  tandis  que  le  courage  ne  peut  se  suffire 
à  lui-même  et  n'est  rien  sans  la  faculté  supérieure 
de  la  raison,  qui  l'éclairé,  et  à  laquelle  il  doit  se 
soumettre.  C'est  ainsi  que  Platon  avait  déjà  reconnu 
la  partie  raisonnable  de  l'homme^  et  la  partie  pas- 
sionnée, appelée  par  lui  la  colère,  qui  se  portait  au 
secours  de  la  raison  contre  la  partie  brutale  de  notre 
nature,  miiqucment  dominée  par  les  instincts  et  les 
besoins  maiéricls. 


/  -* 


cxxx  PREFACE. 

On  a  pu  trouver  qu'Âristote  n^avaît  point  appro- 
fondi suffisamment  cette  distinction;  et  dans  scfî 
ouvrages,  tels  du  moins  quMIs  nous  sont  parvenus, 
la  théorie  des  vertus  intellectuelles  est  un  peu  sa- 
crifiée à  celle  des  vertus  morales.  Ce  défaut  est 
réeU  bien  qu'Aristote  n*en  soit  peut-être  pas  respon- 
sable. Mais  la  distinction  qu'il  fait  n'en  est  pas  moins 
vraie,  et  elle  ne  mérite  pas  lés  critiques  que  lui 
ont  adressées  quelques  moralistes,  Scbleiermacher 
entr'autres.  Les  qualités  de  Tesprit  ne  sont  pas  taut 
à  fait  celles  du  cœur,  et  Ton  aura  toujours  raison  de 
les  distinguer  dans  la  science,  comme  on  les  dis- 
tingue dans  les  relations  de  la  vie.  Le  pbilos(|pbe  n'a 
pas  voulu  dire  autre  chose  ;  et  le  seul  reproche  qu'il 
ait  encouru,  c'est  de  n'avoir  point  poussé  cett^ 
théorie  assez  loin.  Elle  vaudrait  bien  la  peine  qu'une 
main  habile  la  reprit  sur  ces  traces  et  en  tirât  tout 
ce  qu'elle  renferme. 

Si  les  vertus  intellectuelles  se  dévelof^nt  par 
l'enseignement  et  l'expérieDce,  la  vertu  morale  se 
développe  surtout  par  l'habitude  ;  et  Aristote  insiste 
beaucoup  plus  que  ne  l'avait  fait  Platon  sur  ce  carac- 
tère essentiel  de  la  vertu.  Il  s'ensuit  que  la  vertu  et 
le  vice  ne  sont  pas  donnés  à  l'homme  par  la  nature  : 
elle  n'en  donne  que  les  germes,  et  c'est  ensuite  à 


PRÉFACE.  '    (wxxï 

chacun  de  nous,  par  les  actes  qu'il  répète,  d'ac- 
crottre  ou  d'étoufiêr  ces  germes  bons  ou  mauvais.  Les 
choses  de  nature  ne  changent  pas;  et  la  pierre,  qui 
a  la  propriété  naturelle  de  tomber  par  sa  pesanteur,  , 
fût-elle  lancée  mille  fois  en  l'air,  ne  prendra  jamais 
Tbabitude  d'y  monter.  L'bomme,  au  contraire,  qui 
n'est  pas  soumis  aux  lois  immuables  de  la  matière, 
peut  changer  ses  habitudes  à  son  gré;  et  plus  il  fera 
souvent  une  chose,  plus  il  apprendra  à  la  bien  faire. 
De  là,  dans  l'éducation,  l'importance  décisive  d'in- 
culquer, dès  le  début,  à  l'enfant  de  bonnes  habitudes, 
qu'il  puisse  continuer  durant  le  reste  de  sa  vie,  et 
de  lui  apprendre,  dès  son  âge  le  plus  tendre,  comme 
le  veut  si  bien  Platon,  où  il  doit  placer  ses  joies  et 
ses  peines;  car  c'est  en  observant  ce  que  nous 
causent  de  plaisir  ou  de  douleur  les  actes  de  vertu, 
que  nous  pourrons  juger  des  progrès  que  nous 
aurons  faits  dans  la  route  du  devoir. 

Trois  conditions  sont  requises  pour  qu'une  action 
soit  réellement  vertueuse  :  d'abord,  il  faut  que  celui 
qui  l'accomplit  sache  bien  ce  qu'il  fait  ;  en  second 
lieu,  il  faut  qu'il  la  veuille  par  un  choix  réfléchi  et 
désintéressé  ;  et  enfin  qu'il  agisse  avec  la  résolution 
ifiébranlable  de  ne  jamais  faire  autrement*  De  ces 
trois  conditions,  la  première,  a  laquelle  Socratc  et 


f:\x\ii  PRÉFACE. 

Platon  donnaient  beaucoup  trop  d'importance,  en  a 
bien  moins  que  les  deux  autres.  Le  point  essentiel, 
en  morale,  c'est  d'agir  ;  car  on  n'est  vertueux  que  si 
l'on  fait  habituellement  des  actes  de  vertu;  et  le 
vulgaire,  qui  ne  prend  dans  la  science  et  dans  la 
philosophie  que  de  vaines  paroles,  ne  s'aperçoit  pas 
qu'il  ressemble  tout  à  fait  à  ces  malades  qui  écoutent 
bien  soigneusement  le  médecin,  mais  qui  ne  font 
rien  de  ce  qu'il  ordonne. 

Voilà  déjà  une  esquisse  générale  de  la  vertu. 
Mais  il  faut  préciser  davantage,  et  puisqu'il  s'agit 
surtout  de  pratique,  il  est  bon  de  montrer  comment, 
dans  la  pratique,  la  vertu  s'exerce  et  se  développe. 

Un  fait  incontestable  d'observation,  c'est  que  les 
choses  se  conservent  et  se  perdent  par  les  mêmes 
causes,  suivant  que  ces  causes  agissent  dans  une 
certaine  mesure.  C'est  en  mangeant  que  l'on  main- 
tient le  corps  en  bonne  santé;  mais  on  le  ruine 
également,  soit  en  mangeant  trop,  soit  en  ne  man- 
géant  point  assez.  It  en  est  de  même  des  choses 
morales  :  elles  se  maintiennent  par  un  certain 
exercice  que  règle  la  droite  raison  ;  elles  se 
perdent  par  une  action  exagérée,  soit  en  trop,  soit 
en  moins.  Le  courage  consiste  à  braver  certains 
dangers  et  à  en  éviter  certains  autres.  Mais  affronter 


i 


PREFACE.  cxxxiii 

sans  discernement  tous  les  périls,  ce  n'est  plus  du 
courage,  c'est  de  la  témérité;  de  même  que  fuir  tous 
les  dangers,  quels  qu'ils  soient, 9St  le  fait  de  la  lâcheté, 
qui  craint  tout  et  ne  sait  rien  souffrir.  La  vertu  est 
donc  une  sorte  de  milieu  entre  deux  excès  qui  ont 
également  pour  résultat  de  la  détruire.  Elle  seule, 
par  sa  modération  et  sa  juste  mesure,  peut  mainte- 
nir Thomme  dans  cette  heureuse  disposition  qui  lui 
permet  d'accomplir  en  tout  temps,  dans  toute  occa- 
sion, sa  fonction  propre.  Actes  et  sentiments,  il  faut 
que  tout  se  tieqne  dans  une  prQp^ortion  raisonnable, 
laquelle  varie  d'ailleurs  avec  les  individus,  avec  les 
circonstances  et  les  relations  de  tout  ordre  que  le 
mouvement  naturel  des  choses  amène  sans  cesse. 

Telle  est  cette  fameuse  théorie  du  milieu,  qui^ 
prise  dans  cette  généralité,  est  aussi  exacte  qu'elle 
est  sage  dans  la  pratique,  et  que  l'on  a  si  souvent 
critiquée,  parce  qu'on  Ta  trop  peu  comprise  ^. 

Aristote  n'a  jamais  dit  que  toute  vertu,  sans 
aucune  exception,  fût  placée  à  égale  distaqce  entre 
deux  vices  contraires,  et  il  a  signalé  tout  le  premier 


(1)  Kant  a  combattu  cette  théorie  d* Aristote  dans  son  Introduc-^ 
tion  de  la  Morale,  traduction  française  de  .^î.  J.  Tissot,  3*  édition, 
pages  187  et  233. 


cxxxiY  PRÉFACE. 

(les  exceptions  très-nombreuses  et  très-frappantes.  Il 
sait  fort  bien  que  t  toute  action,  toute  passion  n*est 
»  pas  susceptible  de  ce  milieu,  »et  qifil  y  a  «  tel  acte 
»  qui,  du  moment  qu'on  en  prononce  le  nom,  emporte 
»  avec  lui  Tidée  de  mal  et  de  vice,  »  sans  qu'aucune 
atténuation  puisse  le  ramener  par  degrés  à  cet  état 
moyen  où  il  deviendrait  une  vertu.  Il  sait  fort  bien 
encore  que  le  langage  se  refuse  à  rendre  toutes  ces 
nuances,  et  qu'il  y  a  telle  série  où  le  vice  par  excès 
n'a  pas  de  nom  spécial,  tandis  que  dans  telle  autre, 
c'est  le  vice  par  défaut,  ou  que  dans  telle  autre 
encore,  c'est  le  milieu,  c'est-à-dire  la  vertu  môme, 
qui  est  restée  sans  dénomination.  Âristote  ne  se  fait 
donc  aucune  illusion  sur  les  lacunes  de  sa  théorie. 
Mais  il  n'eu  soutient  pas  moins  que  le  caractère  véri- 
table de  la  vertu,  c'est  d'être  un  milieu  dicté  par  la 
raison,  tout  en  reconnaissant  que,  dans  ses  rapports 
avec  la  perfection  et  le  bien,  elle  n'est  plus  un  moyen 
terme  qui  puisse  être  dépassé,  mais,  au  contraire, 
un  sommet  supérieur  à  tout  le  reste,  que  l'homme 
n'atteint  que  bien  rarement.  Ainsi  entendue,  la 
théorie  du  milieu,  indiquée  déjà  par  Platon,  est  par- 
faitement vraie.  Qui  pourrait  nier  contre  Aristote  que 
le  courage  ne  soit  placé  entre  la  témérité  et  la  la- 
cbelé,  la  libéralilc  entre  la  prodigalité  et  l'avarice, 


PRÉFACE.  cxxxv 

la  tempérance  entre  la  débauche  et  Tinsensibilité^  la 
grandeur  d'âme  entre  Finsolence  et  la  bassesse, 
etc.  ?  Mais  le  philosophe  demande  à  ces  considéra- 
tions des  conseils  dont  la  pratique  puisse  faire  son 
profit;  et  le  vrai  moyen*  pour  chacun  de  nous, 
d'atteindre  à  ce  milieu  qui  est  la  vertu,  c'est  de  con- 
naître les  penchants  naturels  que  Ton  a,  et  de  les 
combattre,  s'ils  sont  mauvais,  en  se  rejetant  autant 
qu'on  le  peut  vers  l'extrême  opposé.  I^  théorie 
d'Âristote  n'a  donc  que  les  défauts  qu'on  lui  prête 
gratuitement;  et,  telle  qu'il  la  donne  lui-même,  elle 
est  acceptable  de  tout  point.  Théoriquement,  elle  n'a 
rien  de  faux,  quand  on  la  limite  ;  pratiquement,  c'est 
une  règle  de  conduite  excellente,  quand  on  est  assez 
fort  pour  l'appliquer. 

Mais  il  ne  suffit  pas  de  savoir  quels  sont  les  con- 
ditions, les  caractères  et  les  diverses  espèces  de  la 
vertu.  L'homme  doit  surtout  savoir  qu'elle  est 
volontaire  et  qu'elle  ne  dépend  que  de  lui. 

Nous  avons  vu  que  les  théories  de  Platon  sur  le 
grand  fait  de  la  liberté  n'étaient  pas  très*satlsfai- 
santés,  et  qu'il  avait  obscurci  ce  principe  essentiel 
par  une  trop  bonne  opinion  de  l'humanité.  Aristote, 
au  contraire,  l'a  mis  dans  tout  son  jour,  et  il  s'est 
plu  en  quelque  sorte  à  eu  accumuler  les  preuves. 


ex  XX  ri  PRÉt'ACE, 

11    n'admet    point    cette    maxime    platonicienne, 
que  la  faute  est  inyolontaire,  et  il  la  renverse  en 
faisant  appel  à  tous  les  arguments  qpi  peuvent  en 
démontrer  la  fausseté.  Il  explique  avec  le  plus  grand 
soin  ce  que  Ton  doit  entendre  par  le  volontaire  et 
r  in  volontaire;  et  il  distingue,  dans  les  nuances  les 
plus  tsubt|lçs,  la  volonté,  l'intendon,  la  préférence. 
In  délibération.  11  en  atteste  et  la  conscience  que 
rbomroe  a,  dans  une  foule  de  cas,  d'être  la  cause  des 
actes  qu'il  produit,  et  le  sens  commun,  qui  estime 
certaines  actions  et  en  mépri;$e  certaines  autres,  et  la 
pratique  constante  des  législateurs  qui  punissent  ou 
absolvent,  selpn  que  la  libre  volonté  du  coupable 
est  intervenue  ou  qu'elle  a  été  absente.  En  un  mot, 
il  fait  une  théorie  de  la  liberté,  si  ce  n'est  très-cora- 
plète,  au  moins  très-étendue.  C'est  la  première  en 
date»   puisque  Platon  n'en  a   fait  qu'une  esquisse 
insuffisante. 

Par  un  contraste  assez  singulier,  Aristote  ne  tire 
pas  pluej  de  sa  théorie,  qui  est  eîçcellente,  toutes  les 
conséquences  qu'elle  porte,  que  Platon  n^avait  laissé 
sortir  de  la  sienne,  qui  est  incertaine  et  mauvaise, 
tous  les  dangers  qu'elle  peut  produire.  Aristote  ne 
s'est  pas  demandé  d'où  vient  ce  privilège  extraordi- 
naire coucédé  à  l'homme  ;  et  il  n'est  point  moQté  assez 


PRÉFACE.  cxxxvn 

haut  poar  s'en  rendre  raison.  11  n*a  pas  vu  davan- 
tage que  la  liberté  de  nos  actes  entraîne  la  responsa- 
bilité au-delà  de  cette  vie,  et  que  Texercice  de  cette 
Taculté  admirable  suppose  nécessairement  un  juge 
suprême  qui  doit  en  apprécier  Tusa^^e.  Le  phi-^ 
losopbe  s'en  est  tenu  au  phénomène  incontestable 
que  la  conscience  nous  atteste,  sans  vouloir  en  sonder 
Torigine,  ni  essayer  d'en  démêler  la  fin,  C'est  une 
timidité  trop  grande;  et  cette  réticence,  qui  passe 
peut-être  pour  prudente  auprès  de  quelques  esprits, 
n'est  sans  donte  qu'un  aveu  déguisé  de  doute  ou  d'in^ 
différence.  Mais  la  science  morate  a  plus  de  portée 
qu'Aristote  ne  lui  en  accorde  ;  et  elle  ne  sort  pas  du 
domaine  qui  lui  est  propre  en  allant  de  la  liberté, 
qu'elle  étudie  dans  l'homme,  à  Dieu  qui  nous  l'a 
donnée,  et  qui  en  reste  le  juge  comme  il  en  est  le 
législateur.  On  comprend  sans  peine  comment  les 
théories  du  philosophe  sur  la  nature  de  l'âme  ne  lut 
ont  permis  de  découvrir  ni  la  cause  de  la  liberté  ni 
son  but.  Mais  ii  ne  serait  pas  très-juste  d'inr 
sisler  sur  ces  lacunes  ;  et  je  crois  préférable  de  louer 
dans  Aristole  cet  essai,  qui  est  fort  heureux,  tout 
incomplet  qu'il  est.  Ce  n'était  peut-être  pas  très- 
conséquent  dans  son  système  de  proclamer  si  haute- 
ment la  llbçrté^  qui  suppose  dans  l'âme  humaine  uu 


1 


cxxxviii  PREFACE. 

cléinenl  entièremeul  différent  de  tous  ceux  qu'il  y 
trouve;  mais  il  Taut  d'autant  plus  admirer  cette  con- 
tradiction qu'elle  est  plus  Trappante. 

J'en  arrive  sur  les  pas  même  d'Âristote  à  cette 
partie  de  sa  morale  où  il  excelle.  Ce  sont  les  analyses 
des  vertus  particulières,  ou  plutôt  les  portraits.  Sous 
ce  rapport,  je  ne  lui  connais  point  d'égal  ni  dans 
Théophraste,  son  élève,  inspiré  par  lui,  ni  dans  La 
Bruyère,  inspiré  par  tous  deux,  eu  même  temps  que 
par  le  xvir  siècle.  Les  esquisses  de  Tbéopbraste  sont 
un  peu  mesquines,  et  La  Bruyère  tourne  trop  à  la 
satyre  en  peignant  la  société  qui  l'entoure.  Il  fait  de 
l'histoire  en  miniature  plutôt  que  de  la  morale  ;  il 
circonscrit  son  cadre  pour  le  rendre  plus  brillant. 
Mais  la  science  ne  s'arrange  pas  de  ces  calculs  un 
peu  trop  littéraires;  et  ce  qu'elle  demande  avant 
tout,  c'est  la  peinture  de  l'homme,  bien  plutôt  que 
celle  d'un  siècle,  tout  grand  qu'il  est,  ou  d'une  société 
quelles  qu'en  soient  la  politesse  et  l'élégance.  Les 
portraits  d'Aristote  n'ont  rien  qui  sente  l'époque  ni 
la  nation  pour  laquelle  ils  ont  été  tracés.  Us  repré- 
sentent la  nature  humaine  dans  ce  qu'elle  a  de  plus 
général  et  de  plus  permanent  ;  et  comme  ce  ne  sont 
pas  là  des  couleurs  qui  changent,  il  en  résulte  que 
les  tableaux  du  philosophe  sont  aussi  Trais  que  s'ils 


PRÉFACE.  cxxxix 

étaient  d'hier.  Rien  n*a  vieilli  dans  ces  physionomies 
qui  ne  sont  pas  celles  d'Athènes  uniquement,  et  qui 
sont  les  nôtres,  aussi  bien  qu'elles  seront  celles  de 
nos  descendants.  11  n'y  a  pas  plus  de  rides  qu'il  n'y  a 
de  grimace  sur  ces  figures,  dont  l'empreinte  est 
inaltérable.  Elles  sont  indestructibles  comme  la 
vérité.  , 

Je  pourrais  citer  les  analyses  du  courage,  de  la 
tempérance,  de  la  libéralité,  de  la  magnificence,  etc« 
Mais  si  l'on  veut  connaître  à  plein  la  manière  d' Aris-< 
lote,  c'est  surtout  le  portrait  du  magnanime  qu'il 
faut  lire.  11  n'a  rien  écrit  de  plhs  simple,  de  plus 
grand,  de  plus  naturel.  Dans  ce  tableau  achevé, 
il  n'est  point  une  nuance  qui  ne  soit  importante 
et  réelle;  pas  un  trait  qui  n'ait  sa  valeur  et  son 
but.  Quand  on  a  eu  dans  sa  vie  le  bonheur  de  ren-* 
contrer  une  de  ces  âmes  supérieures,  et  de  l'observer 
à  loisir,  on  est  tout  étonné  de  l'exactitude  de  cette 
noble  peinture.  11  n'est  pas  jusqu'aux  allures  corpo- 
relles du  maguanime  que  le  regard  attentif  du 
philosophe  n'ait  remarquées.  Mais  par  une  imitation 
involontaire,  quelque  chose  de  l'original  est  passé 
dans  cette  copie  si  fidèle.  Le  style  d'Aristote  y  est 
solide,  puissant  et  serein  comme  le  magnanime  lui- 
même.  Mais  il  a  un  peu  aussi  de  sou  laisser  aller  et 


cxt  PREFACE. 

de  son  abandou.  Lui  non  plus  ne  s'occupe  point  des 
détails  ;  et  dans  ce  morceau,  qui  est  un  chef-d'œuvre, 
je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  trouver  une  expression 
saillante.  L'ensemble  seul  est  saisissant  de  grandeur 
et  de  beauté;  il  a  le  reflet  de  la  majesté  silencieuse 
de  celui  qu'il  peint,  comme  il  en  a  la  force  et  la 
sobriété. 

J'aJ0Mt9  qu'on  ne  peint  guère  des  tableaux  aussi 
admirables,  sans  mériter  soi-même  un  peu  de  cette 
admiration  qu'on  décrit  si  bien  et  qu'on  excite  pour 
un  autre.  A  mon  avis,  ce  portrait  du  magnanime  est 
fait  pour  donner  la  plus  haute  idée  de  Fâme  d'Aris- 
tote.  J'estime  beaucoup  son  génie  ^,  mais  ici  je  re- 
trouve une  révélation  de  son  cœur;  et  je  ne  crois 
pas  qu'on  représente  si  naturellement  la  grandeur 
d'âme,  à  moins  d'en  avoir  personnellement  une  assez 
large  part.  Le  talent  de  l'écrivain,  tout  éclatant 
qu'il  est,  disparait  à  mes  yeux;  et  je  ne  vois  plus 
que  les  qualités  et  les  sentiments  qu'il  devait  «voir 
puisqu'il  les  a  reproduits  avec  une  si  parfaite  jus- 
tesse. Sans  doute,  il  n'a  pas  eu  la  vanité  de  se 
prendre  pour  modèle;  mais  il  était  digne  d'en  servir. 

Après^  ces  analyses  de  quelques  vertus  particu- 
lières, je  signalerai  deux  grandes  théories  où  se 
retrouve  encore  Arislole  tout  entier.  Ce  sont  celle 


PRÉFACE.  cxri 

de  la  justice  et  celle  de  ramitié.  Platon  les  avait 
esquissées  Tune  et  Tautre  ;  mais  le  disciple  les  a 
ioimensément  développées;  et  Ton  peut  presque 
dire  qu'elles  sont  épuisées  par  lui. 

•le  crois  qu'on  peut  lui  attribuer  la  gloire  d'avoir 
le  premier  nettement  distingué  les  deux  faces  prin-* 
cipales  de  la  justice  :  Tune,  qui  s'appelle  la  justice 
politique,  et  l'autre,  la  justice  légale  ;  la  première, 
qui  règle  entre  les  membres  d'une  même  société  la 
distribution  des  droits,  des  richesses  et  des  hon- 
neurs ;  la  seconde,  qui  répare  au  nom  de  la  puis- 
sance sociale  le  dommage  fait  à  un  citoyen  par  un 
autre  citoyen.  La  distinction  est  profonde,  et  elle 
est  tellement  réelle  qu'on  peut  la  retrouver  sous  les 
formes  les  plus  diverses  dans  toutes  les  sociétés  sans 
aucune  exception.  Chez  les  nations  modernes  les  plus 
civilisées,  le  besoin  s'en  est  fait  tellement  sentir  que 
les  deux  espèces  de  justice  sont  réglées  dans  des 
contrats  séparés  et  solennels.  Tandis  que  les  garan- 
ties ^e  la  justice  politique  sont  déposées  dans  la 
Constitution,  les  prescriptions  de  la  justice  légale  le 
sont  dans  des  lois  spéciales. 

Avec  une  pénétration  qui  n'a  été  surpassée  par 
personne,  Aristote  a  reconnu  à  la  justice  distribu- 
tive  ces  deux  caractères  essentiels  :  d'abord  qu'elle 


cxLii  PRÉFACK. 

concerne  à  la  fois  les  personnes  et  les  choses,  et 
ensuite  qu'elle  est  une  égalité  proportionnelle.  Pour 
que  la  justice  distributive  et  politique  soit  tout  ce 
qu'elle  doit  être,  il  faut  qu'elle  établisse  entre  les 
personties  qu'elle  concerne  deux  à  deux ,  et  les 
choses  qu'elle  leur  répartit,  une  proportion  dont  les 
quatre  termes  s'enchatnent  mutuellement  comme 
ceux  d'une  proportion  géométrique,  comparaison 
fort  exacte  quoiqu'un  peu  recherchée.  Les  droits 
politiques  doivent  être  entr'eux  comme  le  sont  les 
personnes;  et  l'égalité  absolue,  qui  consisterait  à 
donner  une  portion  identique  aux  individus  les  plus 
différents,  serait  à  la  fois  une  chimère  et  un  danger. 
Elle  compromettrait  le  repos,  l'ordre  et  Texistence 
même  de  la  société  trop  peu  intelligente  qui  pour- 
suivrait ce  fantôme.  Sans  doute,  tous  les  citoyens 
doivent  être  égaux,  en  tant  que  citoyens.  Mais  il 
faut  que  la  constitution  laisse  aux  facultés  diverses 
des  individus  leur  jeu  naturel  ;  et  alors  tout  se  classe 
harmonieusement  selon  le  mérite.  Personne  n'a  le 
droit  de  se  plaindre  ;  car  chacun  a  le  sort  qu'il  s'est 
fait  ;  et  la  raison  veut  que  les  honneurs  et  les  ri- 
chesses, avec  leurs  privilèges,  aillent  à  qui  les  a 
gagnés. 

Dans  la  justice  légale  ou  réparatrice,  il  n'y  a  plus 


PRÉFACE,  ex  LUI 

rien  de  pareil.  Les  personnes  n*y  comptent  plus, 
quels  que  soient  leur  rang  et  leur  mérite.  Devant  le 
tribunal,  il  n'y  a  pas  de  distinction  possible.  Il  no 
s'agit  plus  d'apprécier  les  gens  ;  il  n'y  a  qu'un  délit 
ou  un  dommage,  qu'il  faut  punir  ou  réparer.  La  loi 
praponce  avec  sa  rigueur  et  ses  formules  univer- 
selles, ^sans  acception  des  individus,  à  moins  qu'elle 
ne  prévarique.  Mais  comme  elle  ne  peut,  avec  ses 
prescriptions  inflexibles,  ni  prévoirions  les  cas,  ni 
tenir  compte  de  toutes  les  nuances,  l'honnêteté  indi- 
viduelle vient  à  son  secours,  et  comble  ses  lacunes 

« 

dans  le  sens  d'un  adoucissement  équitable.  L'homme 
honnête  pourra,  dans  une  foule  de  circonstances, 
tempérer  la  loi  par  une  bienveillance  plus  juste 
qu'elle,  parce  qu'il  peut  avoir  plus  de  discernement  ; 
il  n'acceptera  pas  tout  ce  qu'elle  lui  accorde,  et  il 
la  corrigera  par  une  délicatesse  et  une  bienveillance 
qu'elle  ne  peut  avoir.  C'est  de  même  que,  dans 
l'ordre  de  la  justice  politique,  la  proportion  atténue 
les  effets  d'une  égalité  grossière  et  impossible. 

Aristote  n'a  pas  consacré  moins  de  deux  livres  à 
l'amitié  ;  ce  sont  les  plus  beaux  et  les  phis  lou- 
chants de  son  ouvrage.  Il  a  embrassé  ce  vaste  sujet 
sous  toutes  ses  faces  avec  une  sagacité  et  une  étendue 
de  coup  d'œll  qui  ne  laissent  plus  guère  qu'à  glaner 


cxijv  PRÉFACE. 

après  lui.  Mais  quand  je  dis  amitié,  je  parle  grec; 
car  il  s'agit  bien  plutôt  de  Tamour,  si  ce  mot  lui- 
'  même,  dans  son  acception  ordinaire^  n'était  point 
aussi  trop  étroit,  de  Ma  bienveillance,  de  la  charité, 
des  affections  de  toutes  sortes,  qui  sont  les  liens  des 
êtres  humains  entr'eux.  Dans  notre  langue,  Tan^ur 
n'est  qu'une  affection  particulière  qui  unit  le  plus 
souvent  deux  personnes  de  sexe  différent.  Mais  dans 
la  langue  grecque,  l'amitié  va  beaucoup  plus  loin  ; 
elle  comprend,  outre  le  sentiment  que  nous  appel- 
ions de  ce  nom  spécial,  toutes  les  affections,  depuis 
celles  de  la  simple  hospitalité,  du  compagnonnage  et 
de  la  camaraderie,  jusqu'à  celles  des  parents  et  des 
enfants,  et  même  le  dévouement  du  citoyeu  à  la 
patrie.  Il  est  assez  remarquable  que  les  nations  chré- 
tiennes, chez  lesquelles  les  sentimeuts  de  cet  ordre  se 
sont  tellement  développés,  n'aient  pas  une  expres^on 
générale  qui  les  embrasse  tous,  et  qui  les  rende  dans 
ce  qu'ils  ont  de  commun.  Je  n'affirme  pas  que  la 
langue  grecque  soit  plus  riche;  mais  celle  d'Aristote 
l'est  davantage  ;  et  voilà  tout  ce  qu'il  faut  entendre 
par  l'amitié  telle  qu'il  l'étudié  et  l'envisage. 

11  s'attache  d'abord  à  montrer  l'importance  de 
l'amitié  pour  la  vie  des  individus  et  pour  l'existence 
même  des  États.  L'homme  est  un  être  si  éminemment 


PRÉFACE.  cxr.v 

sociable  qu'il  peut  à  peine  vivre,  s'il  n'a  autour  de  lui 
d'autres  êtres  qu'il  aime  et  dont  il  soit  aimé.  Quant 
à  rÉtat,  il  ne  subsiste  que  si  les  citoyens  ont  cette 
bienveillance  réciproque,  qui  est  aussi  de  l'amitié, 
et  qui  est  le  gage  de  la  concorde  sociale.  L'amour 
aide  puissamment  à  la  justice  ;  souvent  même,  il  la 

* 

remplace  et  la  supplée.  Mais  la  justice  ne  peut 
jamais  suppléer  à  l'amour.  L'amitié  est  donc  néces- 
saire dans  les  sociétés  humaines.  Mais  en  outre,  elle 
est  aussi  belle  et  aussi  honorable  qu'elle  est  utile  ;  et 
l'on  pourrait,  à  bien  des  égards,  la  confondre  avec  la 
vertu  elle-même.  C'est  là  ce  qui  fait  qu'elle  doit 
figurer  dans  un  traité  de  morale.  L'amitié  n'a  que 
trois  motifs  :  le  bien,  le  plaisir  ou  l'intérêt.  Les  ami- 
tiés fondées  sur  l'intérêt  et  le  plaisir,  varient  comlhe 
les  bases  instables  sur  lesquelles  elles  reposent  ;  un 
plaisir  plus  vif,  un  intérêt  plus  pressant  les  détruit, 
comme  il  les  a  formées.  Mais  les  amitiés  fondées  sur 
la  vertu  sont  inébranlables.  Elles  sont  à  la  fois  les 
plus  rares  et  les  plus  lentes  à  se  former.  Il  faut  du 
temps  pour  se  connaître  et  s'apprécier.  Mais  une 
fois  cimentées  par  une  estime  mutuelle  et  par  de 
sérieuses  épreuves,  elles  ne  changent  plus;  elles 
résistent  au  temps,  à  l'absence,  à  la  calomnie.  Â  vrai 
dire,* l'amitié  par  vertu  est  la  seule;  les  deux  autres 

3 


cxLYi  PRÉFACE. 

n*en  sont  que  des  espèces  infémures,  qui  ne  valent 
que  dans  la  proportion  où  elles  s'en  rapprochent.  On 
n*a  guère  plus  d'un  ami,  et  il  faut  bien  prendre  garde, 
en  donnant  son  cœur  à  trop  de  gens,  de  ne  le  dopqer  à 
personne»  D'ordinaire,  Tamitié  unit  des  êtres  égaux. 
Mais  dans  le  large  cercle  qu'elle  embrasse,  elle  peut 
subsister  aussi  çntre  des  êtres  dont  l'un  est  supérieur 
à  rautre«  L'affection  n'est  pas  moins  vive  entre  les 
parents  et  les  en&nts,  bien  que  d'un  côté  elle  soit 
mêlée  de  respect  et  de  déférence.  Il  ne  &ut  pas  d'ail- 
leurs que  la  distance  soit  trop  grande  ;  car  alors  I9 
relation  n'est  plus  possible.  Sur  la  terre,  les  rois  ne 
peuvent  avoir  d'amis,  précisément  parce  qu'ils  sont 
placés  trop  au-dessus  des  autres  hommes;  et  ce  serait 
lia  sacrilège  ridiciile  que  de  dire  que  les  Dieux  en 
ont.  La  plupart  des  hommes,  par  une  sorte  d'ambition 
assez  égoïste,  préfièrent  se  laisser  aimer  plutôt  que 
d'aimer  eux*mèmes.  Mais  au  fottd,  l'amitié  consiste 
bien  plus  à  aimer  qu'à  être  aimé. 

Je  ne  voudrais  point  m'arrêter  trop  longtemps 
sur  ces  considérations,  et  j'ai  hâte  de  poursuivre  une 
route  qui  doit  être  eiicwe  longue.  Mais  il  serait 
injuste  de  ne  pas  signaler  toute  la  grandeur  et  la 
vérité  pratique  de  ces  théories.  Tout  ce  que  dit 
Artstote  sur  la  famille,  et  sur  les  rapporta  du  mliri  à 


PRÉFACE.  cxLvn 

la  femme,  est  partidiUèrcment  digne  de  remarque. 
Nous  croyons  trop  facilement  que  ces  déreloppe- 
ments  de  la  morale  sociale  n^ont  point  été  connus  de 
Tantiquité,  et  nous  les  attribuons,  non  sans  quelque 
retour  orgueilleux  sur  nous-mêmes^  à  ded  temps 
postérieurs.  Mais  on  voit,  en  lisant  Aristote,  que 
c'est  une  erreur  assez  grave.  Le  philosophe  com- 
prend la  famille  tout  aussi  bien  que  nous  pouvons  la 
comprendre,  au  sein  de  notre  civilisation.  Dans  l'an- 
tiquité, la  législation,  en  ce  qui  concerne  la  famille, 
était  beaucoup  moins  avancée  qu'elle  ne  Test  aujour- 
d'hui. Mais  les  philosophes  s^étaient  faits  déjà  les 
fidèles  interprètes  de  tous  les  sentiments  que  la  nature 
inspire,  et  que  la  loi  n'a  sanctionnés  que  longtemps 
après  les  spéculations  philosophiques. 

La  morale  d'Aristote  se  termine  par  une  théorie 
sur  le  bonheur,  qu^on  peut  regarder  à  la  fois  comme 
le  résumé  et  comme  la  clé  de  tout  l'ouvrage.  Après 
avoir  écarté  le  plaisir,  qui  ne  peut  être  le  souverain 
bien,  à  peu  près  comme  Platon  l'écarté  dans  le 
Piiîlèbe,  avec  la  même  fermeté  et  la  même  modé- 
ration, Aristole  établit  que  le  vrai  bonheur  consiste 
pour  l'homme  dans  les  occupations  de  l'esprit  et  les 
contemplations  de  l'intelligence.  «  Peut-être,  dît-il 
»  dans  son  langage  austère,  cette  noble  vie  est-elle 


cxLviïi  PRÉFACE. 

»  au-dessus  des  forces  de  rbomme;  ou  du  moins 
n  rbomme  vit  ainsi,  non  pas  en  tant  qu'il  est  homme, 
»  mais  en  tant  qu'il  y  a  en  lui  quelque  chose  de 
»  divin.  Autant  ce  divin  principe  est  au-dessus  du 
»  composé  auquel  il  est  joint,  autant  Tacte  de  ce 
»  principe  est  supérieur  à  tout  autre  acte.  Si  donc 
»  Tentendement  est  une  chose  divine  par  rapport  au 
»  reste  de  T  homme,  la  vie  propre  do  rentendement 
»  est  une  vie  divine  par  rapport  à  la  vie  ordinaire  de 
»  l'humanité  ;  et  puisque  l'entendement  est  vraiment 
»  tout  l'homme,  c'est  aussi  l'existence  la  plus  heu- 
1»  reuse  que  l'homme  puisse  mener.  »  Afin  qu'il  n^ 
reste  poiçt  d'obscurité  sur  sa  pensée  véritable,  Aris- 
tote  s'efforce  de  prouver  que  la  vertu,  qui  exige  pour 
s'exercer  bien  plus  de  ressources  matérielles  que 
l'intelligence,  est  aussi  fort  au-dessous  d'elle  ;  que  le 
bonheur  de  Dieu  ne  peut  être  que  l'acte  éternel  de 
l'entendement  ;  et  que  si  les  animaux  ne  peuvent  être 
heureux,  c'est  qu'ils  ne  pensent  point.  En  un  mot,  il 
conclut  que  le  bonheur  est  un  acte  de  contemplation^ 
et  que  le  sage  est  le  seul  qui  soit  aussi  parfaitement 
heureux  qu'on  puisse  l'être  sur  cette  terre,  sans 
d'ailleurs,  à  ce  qu'il  semble,  attendre  rien  au-delà. 

Voilà  donc  la  vraie  pensée  d'Aristote.  Quand  il 
nous  disait  que  le  but  suprême  de  la  vie  est  l'acti- 


PRÉFACE.  fjiux 

vite  de  renie  conforme  à  la  vertu  «  ce  n'est  pas  une 
vertu  qui  agisse  extérieurement;  c'est  une  vertu  qui 
pense,  et  qui  ne  sort  point,  en  s'abaissant,  des  limites 
immobiles  et  sereines  de  Tentendement.  Ce  principe 
poussé  un  peu  plus  loin,  comme  il  Ta  été  par  les 
Alexandrins,  mène  au  mysticisme  et  aux  aberrations 
de  Textase.  Aristote  n*est  point  tombé  dans  ces  excès; 
mais  il  y  conduisait  ;  et  c'est  là  une  conclusion  assez 
inaltendue  de  son  traité  de  morale.  D'ordinaire,  on 
prête  des  idées  de  ce  genre  bien  plutôt  à  Platon,  qui 
n'en  a  point  une  seule,  tandis  qu'on  en  disculpe 
Aristote.  Mais  l'opinion  commune  se  trompe  en  ceci 
comme  en  plus  d'une  autre  occasion.  Ce  serait  une 
injustice  d'accuser  Aristote  d'être  mystique.  Mais  il 
est  bien  plus  près  de  l'être  que  son  rival,  qui  lui  a     X 

« 

été  si  souvent  sacrifié  par  des  esprits  trop  légers. 
Platon  ne  conseillait  pas  à  la  philosophie  de  se 
retirer  des  affaires  et  des  devoirs  du  monde  ;  il  mon- 
trait seulenœnt,  en  le  regrettant,  pourquoi  elle  peut  si 
rarement  y  prendre  part  avec  profit.  L'isolement  du 
sage  était  à  ses  yeux  une  nécessité  qu'il  fallait  subir. 
Pour  Aristote,  c'est  un  conseil  qu'il  donne  ;  car,  si  le 
bonheur  est  le  but  de  la  vie,  et  que  le  bonheur  con- 
siste dans  la  contemplation,  c'est  à  la  contemplation 
que  doit  s'attacher  le  sage;  c'est  à  elle  qu'il  doit  cqu- 


CL  PRÉFACE- 

sacrer  sa  vie.  Ed  ceci,  tout  ce  qu'o»  pe»t  concéder, 
c'est  qu'en  effet  le  bouheur  se  trouve  dans  ractivUc 
de  l'entendement  plus  que  partout  attleurs,  &fais 
comme  le  bonheur  n'est  pas  le  souverain  bien,  ce 
n'est  ni  à  la  contemplation,  ni  à  la  recherche  du 
bonheur,  que  l'homme  doit  donner  le  dévouement  de 
son  âme  et  l'énergie  de  sa  volonté. 

On  doit  voir  maintenant  assez  nettement  ce  qu'est 
ta  morale  d^Aristote*  Elle  vaut  surtout  par  une  con- 
naissance du  monde  très-exacte  et  très-étendue.  Elle 
est  remplie  des  observations  les  plus  sagaces  et  des 
maximes  les  plus  vraies.  Mais  elle  pèche  à  la  fois  par 

son  principe  et  par  ses  conclusions.  En  un  mot,  je  la 
mets,  toute  grande  qu'elle  est  encore,  fort  au-dessous 
de  celle  de  Platon  et  de  Socrate.  Brucker  est  même 
pins  sévère  ;  et  il  pense  que  cette  morale,  inspirée 
par  le  spectacle  des  cours  où^Âristote  a  vécu,  n'est 
bonne  qu'à  former  des  courtisans  plus  soucieux  de 
leur  fortune  que  de  leur  honneur^  ou  des  princes, 
comme  Alexandre,  plus  passionnés  pour  k  gloire 
que  pour  la  vertu.  C'est  là  une  accusation  trop  peu 
impartiale  ;  et  elle  sent  la  réaction  du  xviir  siècle. 
11  est  probable  que  la  fréquentation  des  cours,  mémo 
de  la  cour  de  Macédoine,  a  pu  donner  au  philosoplie 
cette  politesse  et  cet  esprit  de  société  qu'attestent 


tant  de  passages  de  ses  livres.  Mais  elle  ne  Ta  pas 
corrompu  ;  et  Brucker  s'est  montré  beaucoup  plus 
ombrageux  que  Bossuet,  qui  faisait  des  extraits  de  la 
Morale  à  Nicomaque  pour  instruire  le  Dauphin,  sans 
redouter  de  pervertir  son  élève. 

Après  Platon  et  Aristote,  je  ne  veux  considérer 
dans  l'antiquité  que  les  Stoïciens  ;  et  encore,  je  m*y 
arrêterai  peu,  ne  m'occupant  que  du  Stoïcisme 
primitir,  tel  qu*il  fut  en  Grèce  à  son  berceau.  Le 
Stoïcisme  romain,  sans  rien  emprunter  au  Christia- 
nisme, se  trouve  cependant  dans  le  même  courant  de 
civilisation  que  lui  ;  et  il  ne  pourrait  servir  de  mesure 
exacte  pour  apprécier  les  principes  originaux  de 
Técole  stoïcienne. 

Le  Stoïcisme  grec  a  beaucoup  de  défauts  en  mémo 
temps  que  beaucoup  de  grandeur,  quoique  cette 
grandeur  soit  un  peu  factice.  Mais  Tamour  enthou- 
siaste et  sincère  qu'il  professe,  et  même  qu'il  inspire, 
pour  la  vertu  et  le  devoir,  doit  lui  concUier  notre 
indulgence  avec  notre  respect.  Ses  erreurs  sont 
encore  plus  à  plaindre  qu'à  blâmer.  L'excès  du 
bien  est  assez  rare  parmi  nous,  et,  en  somme,  assez 
peu  contagieux,  pour  qu'on  puisse  ne  pas  être  sévère, 
comme  on  Test  envers  ces  doctrines  honteuses  de 


cMi  PRÉFACE. 

rÉpicaréisme  qui  systémaliseot  le  vice  et  le  rendent 
altrayaot.  Il  ne  faut  jamais  oublier  que  le  Stoïcisme 
appartient  à  une  époque  de  décadence.  Ou  a  perdu 
déjà  le  sentiment  de  la  vraie  beauté  en  toutes  choses. 
On  force  tout,  parce  que  Ton  n*a  plus  la  raison  qui 
mesure  et  qui  proportionne.  On  se  jette  dans  les 
exagérations,  parce  qu'on  ne  sait  plus  être  naturel  et 
simple,  même  dans  le  bien  ;  et  tandis  que  d'autres  se 
plongent  dans  les  voluptés,  qui  n'assouvissent  pas 
plus  le  corps  qu'elles  ne  contentent  l'esprit,  le 
Stoïcisme  inaugure  une  doctrine  farouche,  qui  rend  la 
vertu  inabordable  et  parfois  même  ridicule.  Elle  perd 
entre  ses  mains  tous  les  charmes  dont  Platon,  sans 
lui  rien  ôter  de  sa  force  et  de,  son  abnégation,  avait 
su  la  revêtir  et  l'orner.  Elle  cesse  d'être  humaine, 
et  l'idéal  inaccessible  dans  lequel  on  l'exile  n'a 
même  rien  de  désirable.  Le  sage,  avec  son  indiffé- 
rence et  son  insensibilité,  est  à  peine  encore  un 
homme  ;  il  n'est  certainement  plus  un  citoyen  ;  et, 
dans  son  indépendance  altière,  comme  il  n'a  besoin 
de  personne,  il  fuit  la  société  qu'il  dédaigne,  parce 
qu'il  ne  peut  la  réformer  sur  son  impassible  modèle, 
en  attendant  qu'il  fuie  la  vie,  dont  il  dispose  comme 
si  c'était  lui  qui  se  la  fût  donnée.  Le  Stoïcisme  n'est 
qu'une  sorte  de  désespoir.  C'est  l'homme  qui,  ayant 


PRÉFACE.  Chili 

encore  un  puissant  instinct  de  ses  liantes  destinées, 
les  comprend  mal  et  s*insarge  contre  elles,  sans 
pouvoir  les  changer.  LUncorable  tristesse  dont  il  est 
atteint,  démontre  assez  les  ténèbres  oii  il  marche. 
La  raison,  à  laquelle  il  veut  se  fier,  n'a  plus  de 
lumières  pour  lui  ;  et  tandis  qu'elle  guidait  infailli- 
blement Socrate,  elle  égare  les  Stoïciens  et  ne  les 
mène  que  de  chute  en  chute.  Les  desseins  sont  les 
mêmes.  Mais  les  temps  sont  autres  ;  et  le  flambeau 
qui  éclairait  l'école  socratique,  n'a  plus  que  des 
lueurs  ou  douteuses  ou  sinistres.  Les  Stoïciens  veulent 
vivre  selon  la  nature,  et  ils  la  méconnaissent,  quand 
ils  ne  Toutragent  pas. 

C'est  qu'ils  ne  l'ont  point  assez  observée.  Le  grand 
principe  de  l'oracle  de  Delphes  leur  échappe;  et 
l'homme  qu'ils  n'étudient  point,  malgré  d'illustres  et 
récents  exemples,  demeure  pour  eux  une  énigme 
dont  ils  cherchent  vainement  le  mot.  Ils  se  sont  Tait 
une  psychologie  imaginaire.  Ils  ont  réduit  l'intelli- 
gence presque  entière  à  la  sensation;  et,  de  cette 
première  erreur,  il  en  est  sorti  une  foule  d'autres 
qui,  de  l'honune,  se  sont  étendues  au  monde  et  à  Dieu. 
Ils  reconnaissent  bien  la  liberté  ;  et  même  ils  l'exaltent 
sans  mesure  ;  et  cependant,  ils  admettent  aussi  le 
destin  et  la  fatalité.    Dans   leur  doctrine,   qui  ne 


CUV  PRÉFACE. 

I 

redoute  pas  les  contradictions,  parce  qu'elle  ne  tes 
voit  pas,  ils  proclament  que  rhouimé  est  libre  ;  et  ils 
le  soumettent  à  une  puissance  aveugle  qu'ils  quali- 
fient bien  vainement  du  nom  de  providence.  La 
providence  stoïcienne  n'aime  point  le  monde,  qu'elle 
régit  et  qu'elle  a  ordonné,  sans  peut-être  le  faire* 
Elle  laisse  l'homme,  sans  espoir,  se  débattre  ici-bas 
avec  un  courage  digne  d'un  meilleur  sort,  contre 
les  maux  de  tout  ordre  qui  l'assiègent,  et  qui  ne 
doivent  point  aroir  de  compensation.  Le  sage  prend 
héroïquement  son  parti  de  cet  abandon,  et  il  ne  s'en 
fie  qu'à  lui  seul,  non  point  de  son  bonheur,  auquel  il 
ne  tient  pas,  mais  de  sa  vertu,  oii  il  concentre  toute  sa 
gloire  et  sa  grandeur. 

Le  malheur  du  Stoïcisme,  c'est  de  n'avoir  point 
mis  l'homme  à  sa  vraie  place.  Une  va  pas  à  ces  absur- 
dités sacrilèges  qui,  de  nos  jours,  ont  détrôné  Dieu 
pour  y  substituer  l'humauité.  il  parait  même,  à 
bien  des  égards,  d'une  piété  sincère-;  et  il  n'y  a  pas 
d'âme  plus  religieuse  ni  plus  tendre  que  celle  d'E- 
pictète  ou  de  Marc-Âurèle.  Mais,  au  fond,  l'homme 
du  Stoïcisme  est  plus  grand  que  le  Dieu  auquel  il 
s'adresse,  tout  en  lui  parlant  quelquefois  dans  le 
magnifique  langage  de  Gléanthe.  11  se  passe  de  lui, 
tout  en  l'invoquant;   et  comme  il  n'a   point  à   le 


PREFACE.  CLV 

retrouver  dans  ud  autre  inonde,  il  l'oublie  à  peu 
près  complètement  dans  celui-ci.  De  là,  cet  orgueil 
si  éloigné  de  l'humilité  socratique  et  de  la  vérité.  Le 
sage  ne  cherche  qu*en  lui  seul  un  point  d'appui 
qu'il  n'a  pas  su  trouver  dans  la  toute-puissance  de 
Dieu  ;  et  les  démentis  perpétuels  que  sa  caducité  lui 
inflige,  ne  le  tirent  point  de  la  méprise  déplorable  où 
il  tombe.  Cet  idéal,  qu'il  a  trop  rabaissé  en  le  pla- 
çant en  lui,  le  punit  cruellement  do  sa  témérité  en 
restant  à  son  niveau.  Le  sage  a  beau  faille  et  s'étour- 
dir sur  ses  propres  fautes,  il  les  sent  ;  et,  comme  il 
en  rougit  tout  en  les  commettant,  il  n'a  plus  qu'à 
les  déclarer  indifférentes,  puisqu'il  ne  peut  les  em- 
pêcher, ni  toutes  les  prévenir.  Il  est  là  sur  une  pente 
où  le  pied  lui  glissera  jusque  dans  les  plus  profonds 
abîmes,  et  la  subtilité  qu'atteste  sa  logique  ne  lui 
servira  qu'à  se  pervertir  de  plus  en  plus.  11  se  dira 
qu'il  peut  se  couvrir  de  tous  les  vices  et  de  tous  les 
crimes,  sans  que  sa  pureté  en  soit  altérée  en  rien  ; 
horrible  maxime,  que  la  casuistique  la  plus  corrompue 
du  mysticisme  n'a  pas  dépassée,  mais  qui  se  conçoit 
dans  le  Stoïcisme  !  L'idéal  ne  peut  pas  périr;  il  ne 
peut  pas  mênijie  être  terni  ;  et  puisqu'il  n'est  que 
dans  l'homme,  il  faut  que  les  dégradations  humaines 
ne  l'atteignent  point.  Ce  paradoxe  extravagant  est 


CLvi  PRÉFACE. 

une  GODséqueoce  rigoureuse  du  principe;  et  le 
Stoïcisme  alidiquerait  s*it  ne  Tadmettait  pas. 

De  là  encore  dans  le  Stoïcisme  cet  effort  perpé- 
tuel, et  comme  il  le  dit  lui-même,  cette  tension, 
dont  il  fait  la  loi  de  Texistence  humaine.  Il  faut  se 
raidir  sans  cesse;  et  c'est  au  prix  d'une  vigilance  et 
d'une  vigueur  toujours  en  action,  que  la  vertu 
s'obtient  et  se  garde.  Elle  exige  les  plus  pénibles 
travaux,  dont  ceux  d'Hercule  lui-même  ne  sont 
qu'un  pâle  exemple;  et  tandis  que,  dans  Socrate,  elle 
s'alliait  à  la  sérénité  du  cœur  et  à  l'assurance  imper- 
turbable de  l'esprit,  elle  a,  dans  le  Stoïcisme,  quelque 
chose  d'inquiet  et  de  sombre  qui  lui  convient  fort 
peu.  Le  sage  a  peur,  on  dirait,  qu'elle  ne  lui  échappe 
à  tout  instant;  et  en  dépit  de  tout  son  oi^ueil,  il  a 
trop  vivement  la  conscience  de  sa  fragilité  pour  ne 
pas  redouter  une  chute  toujours  imminente.  11  a 
comme  de  continuelles  angoisses.  Quoi  qu'il  fasse,  il 
a  une  secrète  défiance  de  lui-même.  Sans  se  dire 
qu'il  tente  quelque  chose  de  surhumain,  il  le  sent 
confusément;  et  il  craint  toujours  d'échouer  dans 
son  entreprisé  impossible. 

Mais  cette  prétention,  tout  insensée  qu'elle  est, 
annonce  à  la  fois  la  plus  grande  énergie,  et  une 
haute  opinion  de  la  dignité  humaine.  Le  Stoïcisme 


PRÉFACE.  cLvii 

ne  peut  jamais  aller  aux  âmes  faibles  et  vulgaires. 
11  est  fait  surtout  pour  séduire  la  jeunesse,  qui  ne 
connaft  point  les  choses,  et  qui  conçoit  une  idée 
exagérée  de  ses  forces,  parce  qu'elle  ne  les  a  point 
encore  éprouvées  et  qu'elle  en  a  beaucoup.  On  serait 
étonné  de  le  voir  naître  dans  un  temps  de  décadence, 
s'il  y  était  seul  sur  la  scène,  et  si  TËpicuréisme  n'était 
venu  à  la  même  époque  parler  à  la  foule,  tandis  que 
lui  n'était  entendu  que  des  âmes  d'élite*  Il  a  rendu 
de  grands  services  dans  l'antiquité  ;  et  je  ne  dis  pas 
qu'il  ne  puisse  encore  eu  rendre.  Mais  on  doit  plaindre 
les  siècles,  ou  les  cœurs,  qui  en  ont  besoin  ;  car  ii 
faut  que  les  vraies  croyances  de  l'humanité  se  soient 
obscurcies  pour  eux  ;  et  qu'ils  exagèrent  l'homme  fol* 
lement,  parce  qu'ils  ont  aveuglément  nié  ou  rabaissé 
Dieu.  Je  conçois  et  je  partage  dans  une  certaine 
mesure  l'estime  et  l'admiration  qu'excite  le  Stoïcisme. 
Mais  j'estime  et  j'admire  bien  davantage  encore  la  sa- 
gesse platonicienne,  qui  place  tout  à  son  rang,  qui 
laisse  l'homme  au  sien,  qui,  loin  de  tout  excès,  a 
trouvé  la  vérité,  et  qui  est  mille  fois  plus  pratique, 
plus  aimable  et  plus  sûre. 

Après  le  Stoïcisme,  et  sans  m'arrêter  ni  à  Cicéron 
ni  à  Sénèque,  je  franchis  vingt  siècles  ;  et  je  passe  ù 


cL\iii  PRÉFACE. 

Kant,  le  pliis  grand  moraliste  des  temps  modernes* 
Nous  retrouverons  dans  ses  théories  un  mélange  et 
un  héritage  des  trois  doctrines  que  nous  venons  de 
passer  en  revue.  Ainsi  que  nous  Tavons  fait  pour 
Aristote,  nous  n'aarons  en  exposant  son  système 
qu'à  le  suivre  pas  à  pas,  sans  rien  changer  à  Tordre 
didactique  qu^il  donne  à  ses  pensées.  Seulement,  nous 
emprunterons  le  moins  que  nous  pourrons  son  lan- 
gage, dont  il  a  cru  plus  d'une  Tois  devoir  s'excuser, 
et  dont  la  bizarrerie,  en  effet,  n'était  pas  indi^n- 
sable«  Nous  nous  occuperons  plus  particulièrement 
de  denx  de  ses  ouvrages  :  l'un.  Les  Fondements  de  la 
métaphysique  des  mœurs  ;  l'autre,  La  Critique  de  la 
Raison  pratique,  qui  se  lient  et  forment  un  tont. 

J'ai  déjà  eu  plus  haut  ^  l'occasion  de  signaler  le 
vice  de  la  méthode  de  Kant.  Il  prétend  trouva  et 
établir  le  principe  suprême  de  la  moralité,  en  ne 
demandant  rien  à  la  psydM^ogie  et  en  ne  s'adressant 
qu'à  la  raison.  La  psychologie  lui  semble  entachée 
d'empirisme;  et  il  croirait,  en  se  servant  de  ses 
données,  compromettre  la  pureté  de  la  morale,  qui 
ne  peut  se  fonder  que  sur  des  principes  à  priori, 
il  faut  croire  que  Kant  confond  la  raison  pure  et  la 

(1)  Voir  plus  haut,  page  XI. 


PRÉFACE.  eux 

conscience  ;  car  aiilrement  on  serait  en  droit  de  lui 
demander  oU  il  prend  ces  principes  qnMl  vent  nous 
imposer,  et  qui  ne  doivent  cependant  avoir  de  valeur 
qu'autant  qu'ils  reposent  sur  des  observations  exactes, 
et  sur  des  faits  qui  n'ont  rien  d'arbitraire*  Si  chacun 
de  nous  ne  les  porte  pas  en  lui-»niême,  ils  sont  pour 
nous  coQiàie  s'ils  n'étaient  pas;  el  le  philosophe 
court  grand  risque  de  ne  travailler  que  dans  le  vide 
et  pour  lui  seul.  11  faut  bien  prendre  garde  aussi^ 
eu  plaçant  les  principes  de  la  morale  dans  de  si 
hautes  abstractions,  de  les  rendre  trop  peu  pra- 
tiques. Kant  ne  veut  pa3  les  emprunter  à  l'expé-^ 
rience  ;  et  il  fait  bien.  Mais  si  cependant  ils  sont 
tellement  loin  de  l'expérience  qu'ils  n'aient  plus  de 
relation  avec  elle,  ils  demenrent  stériles  dans  l'obs-* 
curité  d'oii  n'a  pas  su  les  tirer  celui  même  qui  les 
invente.  Il  est  plus  simple  et  beaucoup  plus  vrai  de 
dire  avec  Platon  et  notre  philosophie  contemporaine, 
qu'il  faut  étudier  les  principes  de  la  morale  dans 
l'âme  et  dans  la  conscience,  oii  ils  apparaissent  avec 
une  évidence  irrésistible,  et  avec  une  lumière  que 
l'homme  pe«it  sans  cesse  retrouver,  quand  il  veut 
se  connaître  et  suivre  le  précepte  d'Apollon.  Raison 
pure  ou  conscience,  ce  ne  serait  ici  qu'une  querelle 
de  mots,  si  l'effrayant  appareil  de  logique  dont  Kant 


CLX  PRÉFACE. 

croit  avoir  besoin  pour  constmire  ses  théories,  ne 
proavait  pas  que  la  raison  n*est  trop  souvent  pour  lui 
que  Técharaudage  des  raisonnements  les  plus  subtils 
et  les  plus  contestables. 

Les  Fondements  de  la  métaphysique  des  mœurs  se 
divisent  en  trois  parties.  Dans  la  première,  Kant 
essaie  de  s'élever  de  la  connaissance  commune  de  la 
morale  à  la  connaissance  philosophique.  Dans  la 
seconde,  il  passe  de  la  philosophie  vulgaire  à  la  mé- 
taphysique des  mœurs.  Dans  la  troisième,  il  en 
vient,  par  un  dernier  pas,  de  la  métaphysique  des 
mœurs  à  la  critique  de  la  raison  pratique. 

On  s'attendrait  à  ce  qu'il  va  d'abord  rechercher 
quelles  sont  les  opinions,  plus  ou  moins  explicites  du 
vulgaire,  sur  le  principe  de  la  moralité.  Mais  il  n'en 
Tait  rien  ;  et  il  pose,  en  débutant,  cet  axiome,  que 
l'on  ne  peut  rien  concevoir  au  monde  qui  soit  abso- 
lument bon,  si  ce  n'est  une  bonne  volonté.  Il  entend 
par  la  bonne  volonté,  celle  qui  ne  tire  pas  sa  bonté  de 
ses  effets  ou  de  ses  résultats  plus  ou  moins  utiles, 
mais  seulement  du  vouloir,  c'est-à-dire  d'elle-même. 
«  Quand  un  sort  contraire,  dit-il,  ou  l'avarice  d'une 
»  nature  marâtre  priverait  cette  volohté  de  tous  les 
»  moyens  d'exécuter  ses  desseins;  quand  ses  plus 
»  grands  efforts  n'aboutiraient  à  rien  ;  et  quand  il  ne 


PRÉFACE.  rxxc 

n  resterait  que  la  bonne  volonté  toute  seule,  elle  bril- 
n  lerait  encore  de  son  propre  éclat  comme  une  pierre 
»  précieuse  ;  car  elle  tire  d'elle-même  toute  sa  va- 
»  leur.  »  Cependant,  tout  en  trouvant  que  cette  idée  de 
la  valeur  absolue  de  la  simple  volonté,  indépendam- 
tuent  de  toute  utilité,  est  conforme  à  Fopinion  com- 
mune, Kant  y  voit  quelque  chose  de  si  étrange  qu'il 
se  sent  conduit  à  la  justifier;  et  Texplication  qu'il  en 
donne  est  des  plus  ingénieuses  et  des  plus  vraies. 

Si  la  nature,  en  créant  un  être  raisonnable,  n'avait 
eu  pour  but  que  le  bonheur  de  cet  être,  elle  aurait 
bien  mal  pris  ses  mesures  en  confiant  ce  soin  à  la 
raison.  En  effet,  toutes  les  actions  que  la  créature 
doit  faire  pour  arriver  à  ce  but,  l'iustinct  les  lui 
révélerait  avec  bien  plus  d'exactitude;  et  le  but  serait 
bien  plus  sûrement  rempli.  La  nature  aurait  empêché 
que  la  raison  ne  servit  à  un  usage  pratique,  et  n'eût 
la  présomption  de  découvrir,  avec  sa  faible  vue,  tout  le 
système  du  bonheur  et  des  moyens  d'y  parvenir. 
Elle  ne  nous  aurait  pas  seulement  enlevé  le  choix  des 
fins,  mais  aussi  le  choix  des  moyens  ;  et  elle  aurait 
sagendent  confié  l'un  et  l'autre  à  l'instinct,  qui  eût  été 
infaillible.  Si  donc  la  raison  ne  nous  a  pas  été  donnée 
pour  nous  assurer  le  bonheur,  qu'elle  manque  si 
souvent,  et  si  néanmoins  elle  doit,  comme  faculté 


CLXii  PllÉFAOE, 

pratique,  avoir  de  rinfluence  sur  la  Tolonlé,  il  reste 
que  sa  vraie  destination  soit  de  produire  une  volonté 
bonne,  non  pas  comme  moyen  pour  un  but  étranger, 
mais  en  soi.  Cette  tM>nne  volonté  peut  n'être  pas  le 
seul  bien,  ni  le  bien  tout  entier  ;  mais  elle  doit  être 
regardée  comme  le  bien  suprême,  et  la  condition  à 
laquelle  doit  être  subordonné  tout  autre  bien. 

ifin  de  se  rendre  compte  de  cette  idée,  ou  comme 
il  dit,  de  ce  concept  d'une  bonne  volonté,  Kant  eo 
prend  un  autre  qui  contient  celai4à,  le  concept  du 
devoir;  et  il  analyse  ce  concept  plus  large.  Pour 
qu'une  action  ait  une  valeur  morale,  il  faut  que  non* 
seulement  elle  soit  conforme  au  devoir,  mais  qu'elle 
soit  Taite  par  devoir,  et  non  par  inclination  ou  par 
intérêt.  De  plus,  l'action  faite  par  devoir  ne  tire  pas 
sa  valeur  du  but  qu'elle  doit  atteindre,  mais  de  la 
maxime  qui  la  détermine,  et  du  principe  d'après 
lequel  la  volonté  se  résout  à  celte  action.  «  Ainsi,  le 
*  devoir  est  la  nécessité  de  faire  une  action  par 
»  respect  pour  la  loi.  Se  représenter  la  loi  en  elle* 
»  même,  ce  qui  n'est  donné  qu'à  un  être  raisonnable, 
»  et  placer  dans  cette  représentation  le  principe 
>^  déterminant  de  la  volonté,  voilà  ce  qui  peut  seul 
»  constituer  ce  bien  si  éminent  que  nous  appelons  le 
»  bien  uforal.  »   Mais  quelle  est  cette  loi  dont  la 


PRÉFACE.  CLMii 

« 

représentation  doit  déterminer  la  volonté  par  elle 
sente  et  indépendamment  de  la  considération  de 
l'effet  attendu?  Kant  répond  :  «  Puisque  j'ai  écarté 
»  de  la  volonté  toutes  les  impulsions  qu'elle  pourrait 
n  trouver  dans  l'espérance  de  ce  que  promettait 
»  l'exécution  d'une  loi,  il  ne  reste  plus  que  la  légiti- 
9  mité  universelle  des  actions  qui  puisse  lui  servir  de 
»  prindpe,  c'est-à-dire  que  je  dois  toujours  agir  de 
»  telle  sorte  que  je  puisse  vouloir  que  tna  maxime 
»  devi^ine  une  loi  universelle.  » 

Kant  se  persuade  que  le  sens  commun  est  parrai* 
tement  d'accord  avec  lui,  et  que»  sans  concevoir  ce 
principe  sons  une  forme  générale  et  abstraite,  il  l'a 
toQ^urs  réellement  sous  les  yeux  et  s'en  sert  comme 
d*tttte  règle  dans  ses  jugements,  i  Ce  compas  à  la 
»  main,  dit-il,  le  sens  commun  sait  parfaitement  dis- 
»  tinguer  dans  tous  les  cas  ce  qui  est  bien  et  ce  qui 
»  est  mal,  ce  qui  est  conforme  et  ce  qui  est  con- 
»  traire  an  devoir.  »  Kant  admire  beaucoup  ce  dis* 
cernement  de  la  raisoâ  commune  ;  et  il  serait  assez 
di^wié  à  lui  sacrifier  la  philosophie,  qui  n'a  pas  cette 
rectitude  et  cette  heureuse  simplicité.  Mais  il  fait 
grâce  à  la  science,  parce  qu'elle  est  nécessaire  pour 
donner  aux  principes  de  la  sagesse  plus  d'autorité  et 
de  consistance,  et  peut-être  même  aussi  plus  d'utilité 
pratique. 


coiv  PREFACE- 

Telles  sont  les  premières  théories  de  Kant,  doDt 
les  autres  ne  seront  guère  qu'un  développement  plus 
ou  moins  heureux.  Elles  sont  moins  justes  qu'elles 
ne  sont  élevées;  et  si  le  sens  commun  en  savait 
aussi  long  que  Kant  le  suppose,  on  ne  voit  pas 
trop  ce  qui  resterait  à  faire  à  la  philosophie.  J'ac- 
corde bien  que  «  il  n'est  pas  besoin  de  science 
»  et  de  philosophie  pour  savoir  comment  ou  peut 
»  devenir  honnête  et  bon,  et  même  sage  et  ver- 
»  tueux.  t  J'accorde  de  plus  que  t  nécessairement 
»  la  connaissance  de  ce  que  chacun  est  obligé  de 
»  faire,  et  par  conséquent  de  savoir,  est  à  la  portée 
»  de  tout  homme  et  même  du  plus  vulgaire.  »  Mais  le 
sens  commun  ne  se  conduit  pas  par  le  précepte 
fameux  de  législation  universelle.  Ce  n'est  pas  à 
cette  mesure  qu'il  juge.  En  face  d'une  action  qu'il 
s'agit  d'apprécier  moralement,  le  vulgaire  s'en  remet 
au  jugement  immédiat  qu'il  en  porte  dans  sa  cons- 
cience, et  dans  sa  raison  désintéressée.  Cette  action 
lui  semble  bonne  ou  mauvaise  selon  les  motifs  qu'il 
lui  prête  ;  et  il  ne  la  respecte  et  ne  l'estime  que  sous 
la  condition  de  cette  bonne  volonté  dont  parle  Kant. 
Mais  certainement,  il  ne  se  demande  pas  si  la  maxime 
qui  a  provoqué  cette  action  pourrait  être  érigée  eu 
loi  universelle.  Le  philosophe  lui-même  ne  se  guide 
pas  plus  que  le  vulgaire  par  cette  considération  ;  et 


PRÉFACE.  OLXv 

s'il  (levait  s'y  arrêter  toutes  les  fois  quMI  doit  agir,  il 
est  évident  que  dans  la  plupart  des  cas  il-  n'agirait 
point.  Si  Ton  objecte  que  ce  précepte  n'est  d'applica- 
tion que  dans  les  circonstances  graves,  oii  la  délibé- 
ration mûre  et  réfléchie  est  possible,  je  dis  encore, 
sauf  le  respect  que  j'ai  pour  Kant,  que  sa  règle  n'est 
pas  bonne,  et  l'exemple  qu'il  cite  lui-même  aurait  dû 
le  lui  prouver.  •  Puîs-je,  pour  me  tirer  d'embarras, 
»  faire  une  promesse,  que  je  n'ai  pas  Tintenlion  de 
0  tenir  ?»  Je  demande  si,  pour  résoudre  une  question 
pareille,  il  est  besoin  de  se  faire  cette  autre  question  : 
«  Yerrais-je  avec  satisfaction  ma  maxime  érigée  en 
»  une  loi  universelle  ?»  Il  est  trop  clair  qu'il  n'en 
ost  absolument  rien,  et  que,  quand  on  se  demande  si 
le  mensonge  est  un  moyen  légitime  de  sortir  d'em- 
barras, on  se  répond  sur  le  champ  que  le  mensonge 
n'est  pas  permis,  i  Je  puis  bien  vouloir  le  mensonge, 
»  ajoute  Kant  ;  mais  je  reconnais  aussitôt  que  je  ne 
»  puis  vouloir  en  faire  une  loi  universelle.  »  Puisque 
Kant  fait  appel  à  l'expérience,  il  fout  lui  dire  que  les 
choses  ne  se  passent  point  du  tout  ainsi.  Ou  meiil 
parfois  tout  en  se  disant  qu'on  fait  mal  de  mentir. 
Mais  l'intérêt  du  moment  qui  presse,  et  la  faiblesse 
de  l'âme  s'accordent  pour  nous  faire  succomber, 
Kant,  en  outre,  ne  s'aperçoit  pas  que  par  son  pvè- 


f:Lxvi  PRÉFACE. 

cepte  il  retombe  précisément  dans  ces  coDsidérations 
et  ces  calculs  d'intérêt  qoMl  veut  avec  tant  de  raison 
proscrire  de  la  morale.  «  Pourquoi,  dit-il,  ne  ferais-je 
»  pas  du  mensonge  une  loi  nniverselie  7  C'est  qu'a- 
9  lors  il  n'y  aurait  plus  proprement  de  promesses  ; 
»  car  à  quoi  me  servirait-il  d'annoncer  mes  intentions 
)»  pour  l'avenir  à  des  hommes  qui  ne  croiraient  plus 
>'  à  ma  parole,  ou  qui,  s'ils  y  ajoutaient  foi  légère- 
^  ment,  pourraient  bien,  revenus  de  leur  erreur,  me 
^  payer  de  la  même  monnaie  ?  »  Ainsi,  Kant,  bien 
que  certainement  il  ne  le  veuille  pas,  donne  en  défi- 
nitive l'intérêt  pour  base  à  la  morale;  et  s'il  défend 
le  mensonge,  c'est  qu'érigé  en  loi  universelle  le  men- 
songe aurait  de  très^fâcheuses  conséquences ,  si 
d'ailleurs  il  peut  être  utile  dans  quelque  cas  parti- 
culier *. 

^objection,  faite  ici  h  l'bypothèse  du  mensonge, 
serait  la  même  pour  toute  autre  hypothèse  ;  et  je 
crains  bien  que  cette  prétendue  sanclion  d'une  loi 
universelle  ne  soit  une  subtilité,  qui  n'a  pas  môme 
l'avantage   de   recommander    le    désintéressement. 


(1)  J'ai  du  reste  Kant  pour  appui,  contre  Kant  lui-même.  Dans 
les  Principes  métaphysiqttes  de  la  Morale,  métfwlogie,  il  juge  le 
mensonge  comme  je  le  fais  ici,  sans  regarder  en  rien  aux  consé- 
«luences,  page  313,  traduction  de  M.  J.  Tissot. 


PRÉFACE.  cLxvii 

DaM  la  réalité,  les  choses  soot  bien  plus  simples.  Le 
vulgaire  et  le  philosophe  n'ont  point  à  se  Taire  ces 
questions  qui  sentent  trop  la  casuistique  ;  et  quand 
le  sage  veut  se  rendre  compte  scientifiquement  des 
déterminations  de  sa  volonté,,  il  voit  qu'en  dernière 
analyse,  Tidée  du  bien  est  irréductible  à  toute  autre, 
et  qu'il  fait  le  bien  uniquement  parce  que  c'est  le 
bien.  Platon  est  en  ceci  plus  savant  que  le  moraliste 
du  dix-huitième  siècle  ;  car  il  a  placé  l'Idée  du  bien 
au  sommet  du  monde  intelligible,  pour  marquer  qu'il 
n'y  a  rien  au-dessus  d'elle.  Kant  fait  les  lois  de  Dieu 
beaucoup  plus  compliquées  qu'elles  ne  le  sont.  S'il 
ne  nous  a  pas  conduits  directement  au  bonheur  par 
rinstinct,  ce  qui  nous  aurait  enlevé  toute  valeur 
morale,  il  nous  conduit  très-directement  à  la  notion 
du  bien  par  la  conscience,  qui  ne  nous  trompe  guère, 
quoique  nous  ne  suivions  pas  toujours  ses  inspi- 
rations. 

Parvenu  à  se  faire  une  idée  assez  nette  du  devoir, 
Kant  veut  monter  plus  haut;  et  de  cette  première 
tentative  de  la  philosophie,  passer  à  ce  qu'il  appelle 
la  métaphysique  des  mœurs,  «  s'il  est  encore  permis, 
»  dit-il,  de  se  servir  d'un  mot  si  décrié.  >  Malheu- 
reusement, le  style  de  Kant  est  moins  propre  que 
tout  autre  à  faire  cesser  ce  décri.  Comme  la  volonté 


CLxviii  PRÉFACE. 

n'est  pas  toujours  et  oécessairement  bonne  dans 
rbomaie,  c'est-à-dire  qu'elle  n'obéit  pas  toujours  à  la 
raison,  Kant  prend  une  peine  infinie  pour  découyrir 
les  rapports  de  la  raison  à  la  volonté.  La  raison 
donne  des  ordres,  qui  d'ailleurs  sont  ou  ne  sont 
pas  suivis  ;  et  la  formule  de  l'ordre  se  nomme  dans 
le  langage  kantien  un  impératif.  Il  y  a  deux  espèces 
d'impératifs  ou  d'ordres  de  la  raison  :  les  uns  bypo* 
thétiques,  qui  ordonnent  une  action  comme  moyeu 
pour  arriver  à  quelqu'autre  chose  ;  les  autres,  caté- 
goriques, qui  ordonnent  uue  action  comme  étant 
bonne  en  soi.  Les  impératifs  hypothétiques  se  par- 
tagent ouK^mémes  en  deux  classes,  selon  qu'ils  se 
rapportent  à  des  fins  particulières,  ou  à  cette  fin 
générale  de  tous  les  êtres  raisonnables,  le  bonheur. 
Dans  le  premier  cas,  les  impératifs  hypothétiques 
sont  de  simples  règles  d'habileté  qui,  une  (in  étant 
désirée,  indiquent  les  moyens  les  plus  sûrs  de  l'at- 
teindre. Dans  le  second  cas,  les  impératifs  hypo- 
thétiques sont  des  conseils  de  prudence,  qui  nous 
apprennent  la  route  du  véritable  bonheur.  Quant  aux 
impératifs  catégoriques,  ils  sont  les  lois  incondition- 
nelles de  la  mo^alité. 

Comme  Kant  a  la  prétention  de  se  passer  abso- 
lumeut  de  loute  psychologie,  il  ue  se  demande  pas 


PRÉFACE.  cixjx 

coonnent  en  effet  ces  iaipéralifs  sont  dans  Tâme 
bumaine.  Mais  il  recherche  seuJement  comment  ils 
sont  possibles.  Il  fait  assez  bon  marché  des  impéra* 
tifs  hypothétiques*  Mais  il  s'arrête  longtemps  à 
1  impératif  catégorique,  qui  est  unique,  et  qui  ne 
peut  jamais  avoir  que  cette  forme  :  «  Agis  toujours 
•  d'après  une  maxime  telle  que  tu  puisses  vouloir 
»  qu'elle  soit  une  loi  universelle,  «  axiome  dont 
Kant  s'est  déjà  servi,  mais  auquel  il  prétend  donner 
ici  une  valeur  nouvelle.  L'impératif  catégorique,  qui 
ordonne  au  nom  de  la  raison  sans  aucuqe  restriction, 
sans  aucune  limite,  n'est  possible  que  s'il  s'adresse  à 
un  être  qui  existe,  ainsi  que  lui,  comme  fin  en  soi,  et 
non  pas  simplement  comme  moyen,  pour  l'usage  ar- 
bitraire d'une  volonté  autre  que  la  sienne. 

Ainsi,  la  volonté  ne  doit  pas  être  considérée  seule- 
ment comme  soumise  à  une  loi,  mais  Qomme  se 
donnante  elle-même  la  loi,  et  comme  étant  ^  l'auteur 
»  de  cette  loi  à  laquelle  elle  se  SQumèt.  »  Yoiià  ce 
que  Kant  appelle  Vautonamie  de  la  volonté,  qu'il  pro- 
clame, dans  la  sphère  de  tout  individu  raisonnable, 
une  législatrice  universelle,  non  pas  préçisémeqt  que 
chaque  volonté  individuelle  donne  'de$  lois  à  l'uni- 
vers, mais  parce  qu'elle  doit  toujours  agir  de  telle 
sorte  qu'elle  puisse  se  considérer  elle-même  comme 


rux  PRÉFACE. 

fltctaoi  par  ses  maximes  des  lois  universelles.  Kant 
est  si  charmé  de  son  principe  de  Tantonomie,  qu'il 
y  trouve  Torigine  de  la  dignité  de  la  nature  humaine, 
ou  de  toute  autre  nature  raisonnable,  et  qu'il  en  fait 
le  critérium  sur  lequel  il  juge  tous  les  autres  prircipes 
de  moralité,  condamnés  sous  le  nom  é* hétéranomie. 
Quoique  toutes  ces  théories  soient  inspirées,  je  le 
reconnais  volontiers  par  les  sentiments  les  plus 
nobles,  je  ne  puis  les  admettre  ;  et  Tautonomie  de  la 
volonté  me  parait  spécialement  un  principe  erroné, 
et  dangereux  par  les  interprétations  diverses  dont 
il  est  susceptible.  Que  Tbomme  se  donne  à  lui-même 
les  lois  morales  qui  doivent  le  régir,  c'est  ce  que  con- 
tredit formellement  le  témoignage  de  la  conscience, 
auquel  on  peut  ajouter  Topinion  commune.  La 
conscience,  éclairée  par  la  raison,  se  sent  soumise  à 
(les  lois  qu'elles  n'a  point  faites,  et  qu'elle  ne  peut 
clianger,  bicu  qu'elle  puisse  s'y  soustraire.  Si  l'homme 
faisait  ces  lois,  il  pourrait  les  modifier  à  son  caprice. 
Sans  doute,  c'est  lui  assiguer  un  grand  rôle  que  de 
l'élever  à  la  dignité  de  législateur.  Mais  loin  de  pou- 
voir promulguer  des  lois  universelles,  c'est  à  peine 
s'il  peut  s'impost^r  le  joug  des  lois  les  plus  étroites  et 
les  plus  mobiles.  C'est  revenir  à  l'orgueil  stoïcien,  et 
à   des  aveuglements  dont  on  pouvait  espérer  que 


i 


PREFACE.  cixxi 

l*espril  bumaîo  était  guéri.  Le  sage  du  Stoïcisme  se 
croyait  également  autonome;  et  l*on  sait  à  quelles 
aberrations  cette  indépendance  hautaine  et  fausse  a 
conduit  le  prétendu  législateur.  Kant  est  incapable  des 
paradoxes  stoïciens,  quoiqu'il  s*en  soit  permis  de  bien 
surprenants.  Mais  son  principe  est  celui  qui  les 
produit.  Si  T  homme  est  en  effet  législateur  «  il  devient 
la  mesure  de  tout,  et  il  se  méprend  à  80^  gré  sur  sa 
nature  et  sa  destinée.  Surtout  il  ignore  sa  faiblesse  ; 
et  Thumilité,  qui  est  si  nécessaire  et  qui  lui  sied  si 
bien,  ne  lui  donne  plus  ses  utiles  avertissements.  Je 
crois  qu'il  est  beaucoup  plus  siiùple  et  beaucoup  plus 
osact,  au  lieu  de  faire  Thomme  autonome,  de  recon-^ 
naître  qu'il  est  libre,  c'est-à-dire  qu'il  peut  obéir  ou 
résister  à  la  loi  qui  ne  vient  pas  de  lui,  et  qui  est  à  la 
fois  sa  vertu  quand  il  l'observe,  et  son  châtiment 
quand  il  l'enfreint. 

Ici  Kant,  malgré  sa  pente  naturelle  à  se  singula- 
riser, sent  pourtant  qu'il  est  hors  des  chemins  battus, 
c'est-à--dire  hors  de  la  vérité  ;  et  dans  la  troisième 
partie  de  son  ouvrage,  oii  il  passe  de  la  métaphysique 
des  mœurs  à  la  critique  de  la  raison  pratique,  il 
ne  parle  guère  que  de  la  liberté.  Mais  comment  en 
parle-t-il7  La  liberté,  selon  lui,  donnerait  l'explication 
cofijplèle  de  l'aulonomie  de  la  volonté.  Sciilemcnt, 


cLxxii  PRÉFACE. 

par  un  scrupule  qu'il  s'abstient  de  justifier,  il  ne 
croit  pas  ici  pouvoir  Tadaiettre,  sauf  à  y  reveuir.  Eu 
attendant,  il  veut  bien  la  supposer  ;  et  il  va  même 
jusqu'à  se  dire  qu'il  suffirait  d'en  analyser  le  concept 
pour  en  dériver  la  moralité  tout  entière  avec  son 
principe.  Mais  il  n'ose  point  se  risquer  au-delà  de 
cette  hypothèse  suffisamment  audacieuse  à  ses  yeux. 
11  avoue  que  t  tous  les  hommes  s'attribuent  une 
»  volonté  libre  ;  mais  comme  cette  liberté  n'est  pas 
»  lin  concept  de  l'expérience,  » .  Kant  la  réduit  à 
n'être  que  «  une  idée  de  la  raison,  dont  la  réalité 
»  objective  est  douteuse  en  soi,  et  qui,  échappant 
»  à  toute  analogie  et  à  tout  exemple,  ne  peut  par  cela 
»  même  ni  être  comprise,  ni  même  être  saisie.  »  11 
termine  en  faisant  une  allusion  assez  obscure  à  l'exis- 
tence de  Dieu,  qu'il  regarde  comme  une  consé- 
quence nécessaire  de  l'usage  spéculatif  de  la  raisou, 
dans  son  rapport  avec  la  nature. 

Tel  est  le  premier  ouvrage  de  Kant  que  je  me  pro- 
posais d'examiner.  11  peut  donner  une  assez  juste 
idée  de  sa  méthode,  de  ses  principes,  de  l'élévation 
de  ses  sentiments  moraux^  et  malheureusement  aussi 
de  ses  défauts,  qui  sont  bien  graves. 

Le  second  qui  est  encore  plus  difficile  à  lire  est  la 
Critique  de  la  raison  pratique,  destinée  à  faire  peu- 


PRÉFACE.  cLxxiii 

dant  à  la  Critique  de  la  raison  pure.  11  achève  et 
développe  les  Fondements  de  la  métaphysique  des 
mœurs,  c  qui  nous  avalent  fait  faire  provisoirement 
»  connaissance  avec  le  principe  du  devoir,  et  nous 
»  en  avaient  ^onné  une  formule  déterminée.  •  A  tra-* 
vers  des  discussions  diffuses  et  obscures,  aussi  pé^ 
nibles,  ce  semble,  pour  Tauteur  que  pour  les  lecteurs, 
et  qui  n'ont  aucune  rigueur  malgré  leur  forme  toute 
géométrique,  Kant  ne  fait  guère  que  se  répéter  dans 
toute  la  première  partie.  La  seule  théorie  nouvelle 
quMl  ajoute,  si  Ton  peut  donner  ce  beau  nom  de 
théorie  à  des  assertions  gratuites  qu'il  ne  fait  reposer 
sur  rien,  c'est  celle  de  la  liberté  à  laquelle  il  revient. 
Mais  quelle  opinion  il  en  a  !  A  l'entendre,  la  liberté 
n'est  qu'une  conséquence  logique  de  la  loi  morale, 
telle  que  la  raison  nous  la  révèle.  Du  moment  que  par 
la  raison  pratique  nous/comprenons  que  nous  sommes 
soumis  au  devoir,  nous  comprenons  aussi  que  néces- 
sairement nous  sommes  libres,  ou  plutôt  que  nous 
devons  l'être  ;  car  l'obligation  sans  la  liberté  n'aurait 
pas  de  sens.  Ainsi,  la  liberté  est  une  pure  déduction 
rationnelle,  selon  le  système  de  Kant  ;  elle  n'est  pas 
un  fait.  Mais  quoi,  la  liberté  n'est  que  cela  I  C'est  par 
un  raisonnement  que  nous  Tatteignons  !  Sans  les 
exigences  d'une  logique  timorée,  elle  nous  resterait 


rxxxiY  PRÉrACE. 

inconnue  !  Vraiment,  c^est  à  n'y  pas  croire.  Et  c'est 
là  qa*en  arrive  le  philosophe  qai  prétend  réformer 
toute  la  métaphysique,  et  la  tirer  du  discrédit  oiielle 
est  tombée  !  En  présence  de  ce  fait  éclatant  de  la 
liberté  que  nous  atteste  la  conscience  par  ses  déposi- 
tions les  plus  constantes  et  les  plus  irrésistibles, 
Kant  Terme  les  ^enx  à  la  lumière  et  se  retranche  dans 
une  subtilité.  Il  ne  voit  donc  pas  que  c'est  mettre  en 
péril  le  plus  essentiel  héritage  de  Tâme  humaine, 
qute  c'est  compromettre  la  loi  morale  tout  entière.  Si 
la  liberté  n'existe  qu'en  vertu  d'un  raisonnement,  elle 
est  bien  près  de  ne  pas  exister  ;  car  tout  raisonne- 
ment est  contestable  ;  et  Kant  ne  prétend  point  sans 
doute  à  rinfiaillibilitév  Si  encore,  après  avoir  constaté 
préalabl^nent  le  fait  de  la  liberté,  il  avait  démontré 
que  logiquement  la  liberté  n'est  pas  moins  nécessaire 
qu'elle  n'est  réelle  effectivement,  on  le  concevrait. 
Mais  qu'il  ait  préféré  dans  une  question  de  cet  ordre 
U  réponse  d'une  raison  toujours  chancelante  au  cri 

de  cet  instinct,  qu'il  voulait  cependant  tout  à  l'heure 
charger  du  soin  de  notre  félicité,  c'est  une  hken 
lourde  méprise.  C'est  faire  par  trop  de  cas  de  la 
t*aison  pure  que  de  lui  donner  à  créer  cet  attribut 
diviuv  II  Vaut  mieux  avec  le  sens  commun  s'en  remettre 
à  Dieu   de  cette  création  surhumaine.  La  liberté 


PREFACE.  cLxxv 

serait  encore  à  nature,  s'il  eût  dépendu  de  nous  seuls 
de  Tenfanter  par  un  acte  de  notre  raison.  11  faut 
Ta  vouer  :  ee  face  d'une  telle  aberration  du  philo- 
sophe, la  psychologie  s'est  bieo  vengée  du  dédain 
s]i»téniatique  où  il  prétend  la  tenir.  Par  on  ne  sait 
qwAte  crainte  puérile  de  l'empirisme,  Kant  ne  veut 
pas  interroger  la  conscience.  C'est  à  la  raison,  pure 
de  tout  élément  empiri(|ue ,  qu'il  veut  s'adresser,  et 
voîlà  les  oracles  que  promulgue  la  raison  pure  1  Gé 
que  nous  savons  de  la  science  la  plus  manifeste  et  là 
plus  splen^de,  ce  qu'implique  le  moindre  mouve- 
ment de  notre  corps,  la  moindrie  pensée  de  notre 
intelligence,,  ce  qui  se  confond  avec  notre  vie  elle* 
même,  c'est  à  la  suite  d'un  syllogisme  que  nous 
devons  l'apprendre  !  La  psychologie,  si  Kant  eût  bien 
voulu  l'interroger ,  lui  aurait  répondu  comme  répond 
le  genre  humain  tout  entier,  sauf  quelques  sophistes, 
comme  répondent  les  législations  de  tous  les  peuples, 
que  l'homme  est  libre  et  responsable,  qu'il  le  sent 
dans  les  profondeurs  lumineuses  de  sa  conscience  ;  et 
que  c'est  là  précisément  ce  qui  fait  'Son  privilège 
entre  toutes  les  créatures,  sa  dignité  et  sa  grandeur, 
qui  le  rapproche  de  Dieu  même.  Mais  Kant,  qui  se 
montre  si  scrupuleux  à  l'égard  de  la  liberté,  où  a-t-il 
appris  que  l'homme  est  doué  de  la  faculté  de  vou- 


*■ 


CLXxvi  PRÉFACE. 

loir  ?  Et  si  c'est  la  psychologie  qui  le  lui  enseigne* 
comment  en  récuser  Fautorité,  quand  elle  nous  dit 
aussi  clairement  que  cet  être  qui  veut,  peut  encore  ne 
pas  vouloir  ?  Kant  pourrait41  nous  expliquer  ce  que 
c'est  pour  lui  qu'une  volonté  qui  n'est  pas  libre?  Une 
volonté  sans  liberté  n'est  plus  une  volonté  ;  et  ce 
n'est  pas  s'entendre  soi-même,  que  de  séparer  deux 
concepts  qui  n'en  forment  qu'un  K 

Mais  à  quoi  bon  poursuivre  cette  argumentation  ? 
L'erreur  de  Kant  est  évidente  ;  il  suflSt  de  l'avoir 
signalée.  Elle  remplit  malheureusement  presque  toute 
la  première  partie  de  la  Critique  de  la  raison  pra- 
tique. Il  semble  s'y  complaire,  ou  plntêtil  n'en  peut 
sortir;  et  sauf  des  observations  de  détail  très-sagaces 
ou  de  nobles  élans,  comme  sa  fameuse  apostrophe  au 
devoir,  il  n'avance  point  d'un  seul  pas.  Il  n'a  de 

théories   vraiment  nouvelles  que  dans  la  seconde 

* 

partie  qu'il  intitule  Dialectique  de  la  raison  pratique. 
C'est  là  qu'il  faut  le  suivre,  quelque  embarrassée  que 
sa  marche  y  soit  encore. 

Kant  distingue  entre  le  principe  déterminant  de 
la  volonté  et  l'objet  de  la  volonté.  Le  principe  déter* 

(i)  Il  faut  lire  sur  toute  cette  partie  de  la  doctrine  kantienne 
Texcellente  et  complète  dis^cussion  de  M.  J.  Barni,  Examen  de  la 
Critique  de  la  raison  pratique,  pages  249  et  suivantes. 


PRÉFACE.  ciAxvii 

rainant,  c'est  la  loi  morale  ;  Tobjet,  c^est  le  souverain 
bien.  Il  va  donc  analyser  le  concept  du  souveratn 
bien,  comme  il  avait  analysé  ceux  du  devoir  et  de  la 
bonne  volonté.  Mais  auparavant,  il  faut  prendre  garde 
à  une  équivoque  qui  pourrait  donner  lieu  à  des  dis- 
putes inutiles.  Le  mot  «  souverain  »  peut  vouloir 
dire,  ou  suprême,  ou  complet.  La  vertu  est  le  bien 
suprême;  mais  elle  n'est  pas  pour  cela  le  bien  tout 
entier,  le  bien  «complet;  et  pour  avoir  ce  caractère, 
il  faut  qu'elle  soit  accompagnée  du  bonheur.  Le 
bonheur  et  la  vertu  constituent  ensemble  la  possession 
du  souverain  bien.  La  vertu  d'ailleurs  est  toujours 
supérieure  au  bonheur,  parce  qu'elle  ne  le  suppose 
pas,  tandis  que  le  bonheur  suppose  toujours,  comme 
condition,  une  conduite  moralement  bonne.  Ainsi,  les 

ê 

deux  éléments  du  souverain  bien,  quoique  également 
indispedsables  pour  le  former,  sont  cependant  scien- 
tifiquement distincts;  et  ce  serait  une  très-grande 
erreur  de  les  croire  identiques,  contme  l'ont  fait  les 
Épicuriens  et  les  Stoïciens,  à  des  points  de  vue  très- 
opposés. 

Mais  ici  se  présente,  à  ce  que  dit  Kant,  l'antinomie 
de  la  raison  pratique,  c'est-à-dire  une  double  impos- 
sibilité. La  raison  nous  fait  un  devoir  de  poursuivre 
le  souverain  bien;  et  cependant,  nous  ne  pouvons 


cLxxvur  PRÉFACE. 

Tatteindre  pour  deux  motifs.  D'une  part,  si  l'on  pla- 
çait le  principe  déterminant  de  la  Tolonté  dans  le 
désir  du  bonheur  personnel^  on  ruinerait  toute 
morale  et  toute  vertu  ;  par  conséquent^  on  détruirait 
Vun  des  deux  éléments  constituants  du  souverain 
bien.  D'autre  part,  les  lois  de  la  nature,  dont  nous  ne 
disposons  pas,  s'opposent  à  ce  qu'il  y  ait  dans  le 
monde  une  liaison  nécessaire  de  cause  à  effet  entre 
la  vertu  et  le  bonheur.  Ainsi,  le  désir  du  bonheur  ne 
peut  être  le  mobile  des  maximes  de  la  vertu  ;  et  les 
maximes  de  la  vertu  ne  peuvent  être  la  cause  du 
bonheur  qu'on  cherche.  Telle  est  l'antinomie. 

Kant  la  résout  par  le  moyen  de  ce  qu'il  appelle 
les  Postulats  de  la  raison  pratique,  c'est-à-dire  les 
eonditions  logiques  que  la  raison  impose  à  la  réalisa- 
tion du  souverain  bien.  Puisque  ce  bien  n'est  pas 
possible  ici-bas,  notre  volonté  n'étant  jamais  assez 
parfaitement  conforme  à  la  loi  morale,  il  faut  suppo- 
ser une  existence  et  une  personnalité  indéfiniment 
persistantes,  qui  permettent  à  l'être  raisonnable 
d'approcher  de  plus  en  plus,  avec  le  temps,  de  la  per- 
fection et  de  la  sainteté,  et  même  d'y  atteindre  plei- 
nement dans  l'infinité  de  sa  durée.  L'immortalité  de 
Tâme,  qui  ne  peut  être  démontrée,  est  donc  un 
postulat  de  la   rait^on  pratique.    Un  second,   plus 


PRÉFACE.  (j.xxix 

essentiel  encore,  c'est  Texistence  de  Dieu.  Par  la 
sainteté,  on  se  rend  digne  du  bonheur  ;  mais  il  n'y  a 
qu'une  intelligence  suprême,  un  être  tout-puissant, 
qui  puisse  rassurer,  en  dehors  des  lois  de  la  nature, 
aux  êtres  saints  qui  Ton!  mérité.  Il  est  donc  morale- 
ment nécessaire  d'admettre  Texistence  de  Dieu. 
Mais  ce  n'est  là  pourtant  qu'une  hypothèse,  Kant  le 
dit  en  propres  termes.  C'est  simplement  un  principe 
d'explication  pour  la  raison  théorique  ;  et  pour  la 
raison  pratique,  c'est  un  acte  de  foi,  mais  de  foi 
purement  rationnelle,  puisque  la  raison  pure  est 
Tunique  source  d'où  il  dérive. 

A  ces  deux  postulats,  il  faut  en  joindre  un  troi- 
sième, que  l'on  a  indiqué  déjà  ;  c'est  la  liberté.  Voilà 
tout  ce  que  demanda,  ce  que  postule,  ci^mme  parle 
Kant,  la  raison  pratique,  afin  de  pouvqir  comprendre 
la  loi  morale  dans  son  principe  et  son  aceompUssc-- 
ment.  La  liberté,  l'immortalité  et  Dieu  ne  servent 
qu'à  éclaircir  un  concept,  qui  sans  eux  resterait  inex- 
plicable. Kant  veut  si  bien  qu'on  n'accorde  à  cvs 
idées  qu'une  valeur  simplement  hypothétique,  qu'il 
insiste  avec  la  plus  grande  ^rce  et  qu'il  ajoute  : 
«  Nous  ne  connaissons  par  là  ni  la  nature  de  notre 
)>  âme,  ni  le  monde  intelligible,  ni  l'être  suprême, 
n  comme  ils  sont  en  soi  ;   nous  nous  bornons  à  en 


awx  PREFACE. 

I»  lier  les  concepts  au  concept  pratiqne  du  souverain 
»  bien,  comme  objet  de  notre  volonté.  Comment  la 
»  liberté  est-elle  possible,  et  comment  peut-on  se 
y*  représenter  théoriquement  et  positivement  cette 
»  espèce  de  causalité,  c'est  ce  qu'on  ne  voit  même 
»  point  par  là.  Il  en  est  de  môme  des  autres  idées  ; 
»  aucun  entendement  humain  n'en  découvrira  jamais 
»  la  possibilité*  Mais  en  revanche,  il  n'y  a  pas  de 
n  sophisme  qui  puisse  persuader,  même  aux  hommes 
»  les  plus  vulgaires,  que  ce  ne  sont  pas  là  de  véri- 
»  tables  concepts.  »  Mais  Kant  tient  à  détruire  l'espé- 
rance qu'il  semble  donner  par  ces  derniers  mots,  et 
il  a  bien  soin  de  dire  que  des  concepts  ne  peuvent 
jamais  Taire  connaître  l'existence,  et  que  d'un  concept 
qui  est  dans  l'entendement,  il  est  interdit  de  conclure 
à  un  objet  hors  de  l'entendement.  Ainsi,  la  liberté, 
l'immortalité  de  l'âme  et  Dieu  lui-même  ne  sont  que 
des  concepts,  éléments  inférieurs  d'un  concept  plus 
général,  mais  sans  doute  tout  aussi  vide  de  substance, 
celui  du  souverain  bien,  qui  se  rattache  lui-même  à 
celui  de  la  loi  morale. 

11  faut  convenir  que,  si  c'est  là  une  réforme  que 
Kant  essaie  d'introduire  dans  la  métaphysique  et  la 
philosophie,  cette  reforme  n'est  pas  heureuse. 
Pour  ma  part,  je  préfère  hautement  la  méthode  de 


PRÉFACE.  rxxxxi 

Descartes  et  celle  de  Platon.  Lorsqu'on  peut  s'ap- 
puyer sur  les  faits  les  plus  certains  et  les  plus  ordi- 
naires,  il   y  a  danger  à  se  contenter  de  subtilités 
logiques,  qui,  malgré  tous  les  efforts  du  génie,  sont 
dénuées  de  toute  autorité,  et  qui  provoquent  les  plus 
tristes  désordres  dans  la  pensée  commune.  C'est  ris- 
quer la  liberté,  rimmortalité  deTâme  et  rexistencc 
de  Dieu,  que  de  les  réduire  à  n'être  que  des  concepts 
dérivés,  hypothèses  ou  postulats,  comme  Kant  voudra 
les  nommer.  Pour  la  liberté,  elle  est  un  fait  vivant, 
qui  n'a  point  besoin  de  démonstration  et  qu'il  sufBl 
d'attester.  La  seule  question  qui  puisse  s'élever ,  c'est 
de  savoir  comment  ce  privilège  qui  soustrait  l'homme 
aux  lois  universelles  des  choses,  peut  s'accorder  avec 
ces   lois    et  avec  la  providence  qu'elles  révèlent. 
Mais  cette  question  n'a  rien  à  faire  dans  la  morale, 
et  Kant  qu'elle  embarrasse  bien  vainement,  eût  beau-- 
coup  mieux  fait  de  la  renvoyer  h  la  métaphysique. 
Quant  à  l'âme,  les  arguments  qu'on  tire  de  sa  nature 
propre  pour  démontrer  qu'elle  est  immortelle,  sont 
bien  autrement  solides  que  ceux  que  Kant  prétend  y 
substituer.  Si  Ton  peut  constater  par  les  observa- 
tions les  plus  précises  que  le  principe  qui,  dans 
l'homme,  sent,  veut  et  pense,  est  tout  autre  que  le 
principe  qui  nourrit  et  fait  végéter  le  corps,  on  peut 


rxxxxiï  PREFACE. 

conclure  iégUiiuement  que  des  principes  aussi  diffé- 
rents ont  des  destinées  différentes»  et  l'on  peut  arri- 
ver, sur  les  pas  de  Socrate  ou  de  Descartes^  aux 
croyances  inébranlables  du  Phédonj  et  des  MéditcH 
iions  métaphysiques.  Enfin,  quant  à  Dieu,  on  peut 
renvoyer  Kant  au  dixième  livre  des  Lois  et  au  Dis- 
cours de  la  méUéode.  Ce  sont  là  des  écoles  auxquelles 
il  n'aurait  ^as  voulu  se  mettre,  selon  toute  appa- 
rence. Mais  il  est  fâcheux  pour  lui  que  ce  soient  les 
écoles  de  la  vérité.  Si  à  toutes  les  preuves  reçues  de 
la  liberté,  de  Timmortalité  et  de  l'existence  de  Dieu, 
Kant  eût  ajouté  modestement  les  siennes,  il  aurait  pn 
contribuer  à  accroître  le  trésor  commun.  Mais 
comme  il  les  a  toutes  rejetées  et  qu'il  a  prétendu, 
par  un  orgueil  peul-ôtre  un  peu  aveugle,  remplacer 
tous  ses  prédécesseurs,  on  peut  sans  injustice  le 
rendre  responsable  des  naufrages  où  il  a  conduit  la 
métaphysique  allemande.  C'est  à  sa  voix  qu'elle 
a  inauguré  ces  systèmes  nés  de  sa  Critique^  et  qui 
resteront  comme  une  des  pages  les  plus  douloureuses 
de  l'histoire  de  la  philosophie. 

Kant  est,  du  reste,  si  convaincu  de  la  théorie  du 
souverain  bien,  qu'il  n'hésite  pas  à  condamner  sur 
cette  mesure  les  Écoles  grecques,  qui,  selon  lui, 
ont   échoué   dans  la  solution  de  ce  problème.  Par 


PRÉFACE.  cLxxxm 

les  Écoles  grecques,  il  entend  surtout  les  Épicuriens 
et  les  Stoïciens.  Cest  à  peine  sMI  prononce  les  noms 
<r Aristote  et  de  son  maître  ;  et  le  peu  qu'il  en  dit 
annonce  une  connaissance  bien  incomplète  de  leurs 
doctrines.  Mais  cette  ignorance  même  excuse  en  par- 
tie les  erreurs  de  Kanl,  si  elle  ne  les  justifie  pas.  Il 
eût  peut-être  été  plus  réservé  dans  son  entreprise, 
s*it  avait  plus  dignement  apprécié  les  tentatives  faites 
avant  la  sienne.  S*il  eût  suffisamment  étudié  Platon, 
il  se  serait  trouvé  avec  lui  plus  d'une  affinité  secrète; 
et  il  n'eût  pas  fait  tant  de  cas  d'Épicure,  dont  il  est  si 
loin;  car  il  va  jusqu'à  lui  donner  le  nom  de  vertmux 
et  à  l'appeler  un  grand  homme.  II  admire  beaucoup 
et  avec  tonte  raison  la  doctrine  du  Christianisme  sur 
le  souverain  bien.  Mais  il  ne  voit  pas  qu'en  en  faisant 
réloge,  c'est  louer  aussi  la  morale  platonicienne, 
dont  il  parait  oublier  les  services. 

Au  fond,  la  théorie  de  Kant  est  très-éloignée  d'être 
aussi  vraie  qu'il  l'imagine.  La  loi  morale,  telle  q^ie  la 
conscience  nous  la  dicte,  n'exige  pas  du  tout  de 
l'homme,  comme  il  le  croît,  qu'il  poursuive  le  souve- 
rain bien  ;  elle  en  exige  seulement  la  pratique  du 
bien.  Le  bonheur,  tout  mérité  qu'il  peut  être,  n'est 
qu'une  considération  secondaire  ;  ou  plutôt,  ce  n'est 
pas  même  une  considération  dont  la  raison  ait  à  tenir 


GLXXxiv  PRÉFACE. 

compte.  C^cst  là  un  principe  que  Kaot,  plus  que  tout 
autre  moraliste,  devait  emk'asser,  sans  craindre  de 
tomber  dans  les  exagérations  du  Stoïcisme.  Personne 
mieux  que  lui  n'a  démontré  toute  la  pureté  de  la  loi 
morale,  et  la  nécessité  absolue  pour  Thomme  de  ne 
se  décider,  dans  sa  volonté  et  ses  actes,  que  par  la 
représentation  de  cette  loi.  Or,  le  devoir  est  si  loin 
de  prescrire  la  recherche  du  bonheur  que  très- 
souvent  il  le  sacrifie.  Kant  serait  le  premier  à  le 
reconnaître  ;  car  c'est  lui  qui  a  dit  dans  un  langage 
austère  et  solennel  :  «  Devoir^  mot  grand  et  sublime, 
•  quelle  origine  est  digne  de  toi  ?  Où  trouver  la  racine 
n  de  ta  noble  tige,  qui  repousse  fièrement  toute 
»  alliance  avec  les  penchants.  »  Or,  s'il  est  un  pen- 
chant naturel  au  cœur  de  Thomme,  c'est  sans  con-- 
iredit  le  désir  du  bonheur  ;  car  celui-là  résume  tous 
les  autres;  et  par  conséquent,  c'est  celui-là  surtout 
<iue  le  devoir  combat  en  nous,  et  qu'il  doit  quelque- 
fois détruire,  sous  peine  d'être  lui-même  vaincu.  11 
parait  donc  que  Kant  a  eu  tort  de  faire  du  souverain 
bien  l'objet  de  la  volonté,  du  moment  qu'il  fait  entrer 
le  bonheur  comme  élément  constitutif  dans  le  souve- 
rain bien.  11  ne  s'aperçoit  pas  que  c'est  retomber 
dans  la  faute  qu'il  reproche  aux  Écoles  grecques,  et 
que  c'est  encore  identifier  dans  une  certaine  mesure 


PRÉFACE.  a.xxxv 

la  vertu  et  le  bonheur.  Il  a  beau  dire  que  la  vertu 
n*eo  reste  pas  moins  le  bien  suprême  ;  il  en  diminue 
la  pureté,  en  Tassociant  à  cet  autre  bien,  qui  la  com- 
plète et  qui  la  récompense.  Il  est  périlleux  de  sou- 
mettre Tbomme  à  cette  alternative  délicate  ;  et  dans 
son  intérêt,  comme  dans  celui  de  la  vérité,  il  faut  dire 
résolument,  et  malgré  toutes  les  réclamations  de  la 
sensibilité,  que  le  souverain  bien,  le  bien  suprême  et 
complet,  c*est  la  vertu,  à  laquelle  nous  nous  devons 
tout  entiers,  et  sans  le  moindre  retour  sur  le  salaire 
dont  elle  peut  être  suivie,  et  qu^elle  s'assure  d*aulant 
plus  certainement  qu'elle  y  pense  moins. 

J'ai  grand'peine,  je  Tavoue,  à  me  séparer  de  Kant 
sur  une  question  de  cet  ordre,  surtout  quand  je 
pense  qu'il  a  tâché  d'y  apporter  toute  l'attention 
dont  sa  grande  âme  était  capable.  Il  sentait  bien, 
ainsi  qu'il  le  dit,  que  <  dans  la  détermination 
»  des  principes  moraux,  la  plus  légère  confusion 
»  peut  corrompre  la  pureté  des  idées.  »  Mais  cepen- 
dant, je  n'éprouve  pas  la  moindre  incertitude  ;  et  je 
crois  que  ce  noble  cœur  s'est  trompé.  Voici,  ce 
semble,  d'où  est  venue  son  illusion.  Oui,  il  est  vrai 
que  là  raison  ,  quand  elle  s'interroge  elle-même 
impartialement,  voit  entre  la  vertu  et  le  bonheur 
une  connexion  nécessaire,  et  que  cependant  cette 


CLWXTi  PRÉFACE. 

connexion  est  irréalisable  ici-bas.  Oui,  il  est  vrai  que 
la  vertu  doit  être  récompensée,  et  que  la  justice  de 
Dieu  est  indérectible.  Mais  je  dis  que  c*est  là  une 
conséquence  qui  ne'  regarde  point  Tbomme,  et  qu'il 
doit  laisser  tout  entière  au  souverain  juge.  C'est 
usurper  en  quelque  sorte  sur  sa  toute-puissance  que 
de  vouloir  régler  humainement  cette  proportion  équi- 
table entre  la  vertu  et  le  bonheur,  dont  lui  seul  a  le 
sefcret.  Kant  apparemment  ne  médit  pas  de  la  vie  et 
du  monde,  ainsi  que  le  font  trop  souvent  les  âmes 
Taibles.  Comme  la  prudence  n'est  pas  interdite  à 
la  vertu,  il  ne  trouve  pas  sans  doute  qu'elle  soit 
nécessairement  malheureuse  ici*bas.  Ce  n'est  donc 
pas  une  question  pratique,  c'est  une  question  de  pure 
théorie  que  celle  du  souverain  bien,  telle  qu'il  se  la 
pose.  Dans  la  philosophie  grecque,  on  la  conçoit 
mieux,  parce  que  le  souverain  bien  était  considéré, 
comme  le  but  suprême  de  la  vie,  et  qu'il  paraissait 
bon  d'indiquer  à  Thomme  ce  but,  ^ur  lequel  il  devait, 
comme  un  habile  archer,  avoir  les  regards  sans  cesse 
fixés  ^.  Mais  quand  on  comprend  la  loi  morale , 
comme  le  fait  Kant,  et  qu'on  la  donne  si  sagement 
l>our  le  principe  déterminant  de  la  volonté,  il  faut 

(l)  \ristotc,  Morale  à  Mrowrtqtw,  livre  î,  ch.  1,  S  ^7. 


PRÉTACE.  CLxxxMi 

laisser  le  boobeur  pour  ce  quMI  est,  c'est-à-dire  une 
sorte  d'accident  favorable,  qui  dépend  en  partie  de 
nous  dans  celte  vie,  et  dont  il  faut  nous  remettre  pour 
Tautre  à  la  justice  et  à  la  bonté  de  Dieu. 

Dans  le  système  de  Kant,  la  théorie  du  souverain  ' 
bien,  toute  fausse  qu'on  a  pu  la  trouver,  était  indis- 
pensable. Sans  le  souverain  bien,  il  lui  fallait  renoncer 
à  l'immortalité  de  l'âme  et  à  l'existence  de  Dieu. 
Dans  les  conflits  imaginaires  qu'il  suppose  entre  la 
raison  spéculative  et  la  raison  pratique,  c'est  la  seule 
issue  qu'il  découvre  ;  et  il  y  tient  d'autant  plus  que, 
sans  cette  planche  fragile,  le  naufrage  qu'il  redoute 
serait  irréparable.  Sur  les  pas  de  Hume,  il  a  craint 
d'aller  se  briser  contre  l'écueil  du  scepticisme.  Mais 
il  y  dérive  malgré  tous  ses  efforts.  La  raison  théo- 
rique l'a  laissé  sans  secours.  La  raison  pratique  ne 
semble  pas  devoir  lui  être  beaucoup  plus  utile,  quand 
il  aperçoit  tout  à  coup  cette  lueur  sur  laquelle  il  se 
précipite.  Ce  n'est  pas  une  lumière  bien  éclatante  ni 
bien  sûre;  mais  c'est  la  seule  ;  et  si  Kant  ne  la  suit 
pas,  il  se  condamne  à  rester  dans  des  ténèbres  que 
rien  désormais  ne  peut  dissiper.  Voilà  comment  il 
s^attache  avec  tant  d'énergie  à  la  théorie  du  souverain 
bien.  Toute  caduque  qu'elle  est,  il  n'y  a  qu'elle 
qui  puisses  le  sauver.  Mais  ce  n'était  pas  la  peine  de 


cLxxwiii  PRÉFACE. 

tant  s'éloigDer  des  routes  ordioaires,  pour  y  revenir 
enfin  par  ce  chemin  détourné,  il  valait  mieux  croire, 
comme  tout  le  monde,  à  la  juste  autorité  de  la  raison 
et  de  la  conscience,  et  s'en  tenir  aui  grandes 
croyances  qu'elles  attestent,  sur  la  nature  et  Tavenir 
de  Tâme  et  sur  l'être  infini. 

Kant  termine  la  Critique  de  la  raison  pratique  par 
quelques  conseils  généraux  et  fort  élevés,  sur  la 
méthode  qu'il  faut  suivre  dans  l'éducation  pour  la 
culture  de  la  morale,  et  dans  la  philosophie,  pour  les 
progrès  de  cette  partie  de  la  science.  J'y  reviendrai 
plus  loin. 

On  a  dit  en  parlant  de  cet  ouvrage  de  Kant  que 
c'était  le  plus  solide  monument  que  le  génie  philoso- 
phique eût  élevé  à  la  vertu  *.  L'éloge  est  vrai,  si  Ion 
veut  faire  abstraction  et  de  la  forme  et  de  la  méthode 

et  même  des  principaux  résultats,  qu'on  peut  blâmer 
ainsi  que  nous  l'avons  fait,  et  si  l'on  ne  considère 
que  les  intentions  de  l'auteur  et  le  projet  général  de 
son  admirable  entreprise.  Kant  a  recherché  après 
Platon,  et  sans  se  douter  qu'il  l'imitait,  ce  qu'est  la 
vertu  dans  l'âme  humaine,  en  elle-même  et  dans  son 
inaltérable  candeur.  Lui  aussi  il  Ta  étudiée  «  loin  des 


(1)  M.  Cousin,  trad.  de  Platon,  Argummi  cULPhilèhc,  p.  280. 


PRÉFACE,  CLxixix 

»  regards  des  hommes  et  des  dieux,  sans  s'arrêter  ni  à 
»  Topinion  ni  à  l'apparence  ;  »  et  il  a  poussé  cette  diffi- 
cile étude  à  des  profondeurs  où  il  semblait  que  jus- 
qu'alors personne  n'eût  osé  la  poursuivre.  11  s'est 
enfermé  seul  avec  la  raison,  qu'il  prend  pour  la 
conscience,  dans  ce  labyrinthe,  dont  il  connaît  tous 
les  détours.  Le  fil  qu'il  déroule  est  bien  quelquefois 
un  peu  confus;  et  ce  n'est  pas  sans  peine  qu'on 
marche  sur  ses  traces  souvent  obscures.  Mais  l'ap- 
plication même  qu'il  apporte  à  en  démêler  tous  les 
replis,  attache  et  intéresse.  Il  n'y  a  pas  jusqu'aux 
subtilités  et  aux  embarras  de  son  propre  système  qui 
ne  redoublent  l'attention  passionnée  de  ceux  qui  se 
font,  pour  un  instant,  ses  compagnons  ;  et  l'on  arrive 
à  la  fin  de  ce  noble  voyage,  si  ce  n'est  bien  convaincu 
d'avoir  suivi  le  meilleur  et  le  plus  court  chemin,  du 
moins  pénétré  de  respect  pour  celui  qui  vous  y  a 
guidé.  On  en  rapporte,  malgré  tant  d'épines,  quelque 
chose  de  cette  sérénité  du  cœur  qu'on  ressent  à  la  vue 
d'une  belle  chose,  ou  mieux  encore  à  la  suite  d'une 
belle  action.  On  vient  de  contempler  la  vertu,  si  non 
tout  à  fait  dans  le  tableau  que  Kant  en  a  tracé,  au 
moins  dans  l'âme  de  Kant  lui-même,  qui  vaut  mieux 

« 

que  ce  tableau  parfois  trop  peu  fidèle.  En  ce  sens,  il 
n'est  pas  d'éloges  que  ne  mérite  la  Critique  de  la 


c.xc  PREFACE. 

raison  pratique.  Daos  tes  œuvres  de  l'esprit  hu- 
main, il  n'y  a  que  les  grands  dialogues  de  Platon  qui 
puissent  rivaliser  avec  elle,  sans  parler  de  la  grâce 
suprême  dont  ils  conserveront  éternellement  le  pri- 
vilège. Jamais  le  devoir  n*eut  un  plus  digne  organe: 
et  la  vertu,  si  elle  peut  trouver  des  mains  plus  habiles 
pour  la  peindre,  ne  trouvera  point  d'intelligence  plus 
grande  pour  la  comprendre,  ni  de  cœur  plus  pur 
pour  la  faire  aimer. 

Afin  d'achever  cet  examen  des  services  que  Kant  a 
rendus  à  la  science  morale,  il  faudrait  apprécier  en- 
core deux  autres  grands  ouvrages  qui  renferment 
Tapplication  des  théories  posées  dans  les  premiers. 
Ce  sont  les  Principes  métaphysiques  de  ta  morale 
et  les  Principes  métaphysiques  du  droit.  Je  n'étu- 
dierai pas  tout  au  long  ces  deux  monuments,  malgré 
leur  mérite.  Mais  il  serait  injuste  de  les  passer  sous 
silence;  ce  ne  serait  pas  connaître  le  génie  tout 
entier  de  Kant.  Ils  seront  donc  ici  l'objet  de  quelques 
remarques. 

Ces  deux  ouvrages  d'abord  sont  parfaitement  com* 
posés  ;  et  le  premier  surtout.  Les  divisions  en  sont  si 
nettes,  le  style  en  est  si  précis,  malgré  les  formules 
dont  ils  sont  hérissés,  que  la  lecture  en  est  relative* 
ment  facile,  en  supposant  d'ailleurs  la  connaissance 


PRÉFACE.  axa 

préalable  des  théories  kaotieones.  Une  fois  bors  des 
abstractions  pures,  et  en  contact  avec  la  réalité,^  la 
pensée  da  philosophe  devient  beaucoup  plus  claire  et 
beaucoup  plus  instructive.  Il  connatt  à  fond  les  ma- 
tières dont  il  traite,  et  il  sait  les  rendre  accessibles 
à  tous  les  esprits  attentifs,  quelque  sérieuses  qu'elles 
soient.  Les  points  de  vue  les  plus  nouveaux  et  les 
plus  inattendus  y  abondent  ;  et  nulle  part  le  génie  de 
Kaot  ne  se  montre  ni  plus  sagace,  ni  plus  fin,  ni  plus 
régulier.  Il  est  bon  d'insister  sur  cet  éloge  qu'on  ne 
peut  lui  adresser  que  bien  rarement.  Kant  est  original 
et  profond  dans  toute  sa  métaphysique.  Mais  que  de 
peine  n'a-t-on  pas  à  l'y  suivre?  Et  lui-même,  que  de 
peine  n'a-t-il  pas  à  s'y  orienter,  à  défaut  de  la  psy- 
chologie, le  vrai  guide,  qu'il  récuse  !  Ici,  au  contraire, 
quoique  le  professeur  de  Kœnigsberg  ait  peu  fréquenté 
le  monde,  et  qu'il  ne  soit  point  un  légiste  de  profes- 
sion, il  a  pénétré  tous  les  secrets  du  cœur  humain, 
et  les  arcanes  les  plus  cachés  du  droit.  La  lumière 
qu'il  a  puisée  dans  cette  étude  approfondie,  se  répand 
de  sa  pensée  jusque  sur  la  forme  dont  il  la  revêt. 
Quand  on  veut  apprécier  le  style  de  Kant,  c'est  à  ces 
deux  ouvrages  qu'il  faut  recourir,  bien  qu'ils  ne 
soient  ni  les  plus  fameux  ni  les  plus  importants. 
Les  Principes  métaphysiques  de  la  morale  so  par- 


cxcii  PRÉFACE. 

tagent  eu  deux  livres,  oatre  V Introduction,  dont  le 
premier  traite  des  devoirs  envers  soi-même,  et  le 
second,  des  devoirs  envers  autrui,  division  très*simple 
et  cependant  complète  que  Kant  a  fécondée  par  la 
plus  pénétrante  analyse.  Nulle  part  la  grandeur  de  la 
personne  humaine  n'a  été  mieux  comprise  ni  mieux 
expliquée.  Nulle  part  les  mystères  de  notre  nature 
morale  n'ont  été  dévoilés  avec  une  science  aussi 
exacte.  Les  questions  casuistiques  dont  il  a  fait  suivre 
chacun  dé  ces  chapitres,  sont  comme  une  application 
positive  de  ces  théories.  En  les  voyant  ramenées  aux 
incidents  les  plus  vulgaires  de  la  vie  de  chaque  jour,' 
on  en  comprend  mieux  la  justesse  et  la  portée;  et 
bien  que  cette  espèce  de  chicane  morale  offre  quelque 
bizarrerie,  elle  intéresse  autant  qu'elle  instruit.  Parfois 
les  expressions  du  philosophe  y  sont  un  peu  crues  ; 
mais  cette  crudité  de  langage  n'est  jamais  déplacée 
dans  les  sujets  où  il  se  la  permet  ;  elle  contribue  même 
singulièrement  à  la  clarté  et  à  la  vigueur  des  pré- 
ceptes. 

Je  ne  ferai  sur  les  Principes  métaphysiques  de  la 
morale  que  deux  observations  :  Tune  en  ce  qui 
regarde  l'amitié,  l'autre,  eu  ce  qui  regarde  la  reli- 
gion. 

Kant  définit  admirablement  l'amitié,  qui,  selon  lui. 


PRÉFACE.  rAciii 

est  Tiinion  intime  de  l'amour  avce  le  respect.  Platon 
et  Âristote  ii*ont  jamais  aussi  bieu  dit.  Mais  Kaiit 
place  si  haut  cet  idéal  de  ramftiéi  qu'il  la  crcHt  à 
peine  possible  dans  la  réalité;  et  il  raille  les  écrirains 
romains,  qui,  se  rappelant  les  exemples  d'Oreste  et 
de  Pylade,  de  Thésée  et  de  Piritbotts,  en  ont  fait* 
dit-^il,  «  leur  cheval  de  bataille^  »  Je  ne  relèverais 
pas  ce  scepticisme  par  trop  misantbropique,  siRant  ne 
l'appuyait  sur  une  prétendue  maxime  d' Âristote: 
«  Mes  cbers  amis,  il  n'y  a  point  d'amis.  »  11  faut 
bien  savoir  qu' Aristote  n'a  jamais  avancé  une  héréi^ 
pareille;  et  deux  livres  de  la  Morale  à  Nicomaque, 
les  plus  beaux  peut-être,  sont  là  pour  démentir  le 
propos  peu  charitable  qu'on  lui  prête.  Ce  qu' Aristote 
a  dit,  c'est  que,  quand  on  a  beaucoup,  d'amis  on  ne 
possède  pas  un  seul  ami  véritable  K  11  a  suffi  d'une 
faute  d'orthographe  dans  le  texte  grec  pour  induire 
Kant  en  erreur  ;  et  c'est  un  accent  (esprit)  mal  mis 
qui  lui  a  fait  commettre  cette  méprise.  La  philologie 
pourrait  aisément  la  lui  pardonner.  Mais  la  morale 
lie  saurait  avoir  la  même  indulgence  ;  et  Rant«  se 
eroyant  fort  de  l'autorité  d' Aristote,  que  d'ordinaire 
il  ne  respecte  point  autant,  essaie  par  diverses  obser- 


(1)  Aristote,  Morale  à  Eudème,  livre  Vf  ï,  ch.  12,  $  18. 

7n 


cxrjv  PRÉFACE. 

vaiioM  qu'il  croit  irréfutables,  dedémanlrer  Timpos- 
sibilité  à  peu  près  absolue  de  Tamitié.  Les  difficultés 
qu'il  indique  soot  réelies  ;  mais  elles  ne  sont  point 
insurmontables  ;  et  l'expérience  de  la  fie  nous  moutrc 
assez  souvent  des  amitiés  sincères  pour  que  le  doute 
ne  soit  pas  permis*  Tout  ce  quMl  prouve  de  Ift  part 
de  Kant,  c'est  que,  selon  toute  apparence,  il  était  per* 
sonnellement  peu  porté  à  Tamltié  ;  et  que,  soit  froi- 
deur d'âme,  soit  méfiance  exagérée,  il  ne  s'était  pas 
fait  d'amis  fidèles.  C'est  une  disposition  assez  fâcheuse 
pour  un  moraliste  ;  et  elle  est  de  nature  à  lui  voiler 
les  parties  les  plus  douces  et  les  plus  consolantes  du 
noble  sujet  qu'il  étudie. 

€'est  que  Kant  se  fait  cette  sigulière  opinion  de 
l'homme,  qu'il  e&t  insociable,  tout  en  étant  destiné  à 
la  société.  Les  anciens,  et  Aristote  surtout,  avaient 
été  beaucoup  plus  sages,  en  disant  an  contraire  que 
l'homme  est  un  être  essentiellement  sociable  et  poli- 
tique. Mais  d'où  vient  cette  insociabilité  dont  Kant 
accuse  notre  espèce?  Uniquement  de  ceci,  que 
l'homme  naturellement  porté  à  s'ouvrir  à  ses  sem- 
blables, doit  craindre  cependant  de  leur  confier  ses 
secrets,  de  peur  qu'ils  n'en  abusent,  ou  contre  sa 
considération,  ou  contre  sa  sécurité.  Il  est  possible 
que  le  philosophe,  sous  le  gouvernement  et  dans  la 


PRÉFACE.  c\(v 

société  où  il  vivait,  eût  de  très-bonnes  raisons  de 
conseiller  la  prudence  et  la  réserve.  Mais  il  était 
digne  de  sa  grande  âme  de  s'élever  an  dessus  de  ces 
accidents  misérables,  et  de  ne  pas  elivelopper  la 
nature  humaine  dans  une  réprobation  qui  ne  s'adres- 
sait avec  justice  qu^à  un  temps  et  à  un  pays  en  partie 
culien  Kant  aura  soulTert  plus  d^une  Tois  sans  doute 
des  relations  sociales  qu'il  était  forcé  d^entretenipf 
dans  un  milieu  peut-être  assez  peu  digne  de  lui  ;  et 
cédant  à  des  préventions  toutes  personnelles^  il  aura 
transporté  à  la  nature  de  rbotnme  ce  qui  n^était 
qu'une  nécessité  de  sa  propre  situation.  Mais  quoi^ 
qu'il  ait  pu  en  penser,  l'homme  n^est  pas  insociable, 
même  au  sens  ob  il  le  croit.  Seulement^  sons  certains 
gouvernements,  avec  certaines  personnes,  il  faut 
savoir  se  taire^  si  l'on  tient  à  son  repos,  et  si  le 
devoir  ne  vous  ordonne  point  une  francbise  dange^ 
reuse.  Mais  voilà  comment  Kant  a  pu  douter  de 
Famitié,  et  peut'-être  a  eu  le  malheur  d'en  éiro 
privé. 

La  remarque  que  je  veux  faire  sur  la  religion  est 
beaucoup  plus  grave. 

Kant  prétend  que  la  science  des  devoir^  envers 
Dieu  est  en  dehors  de  la  Philosophie  morale;  v\  sa 
conviction  sur  ce  point  est  si  bien  arrôléc  qu'il  y  est 


cxcvi  PRÉFACE. 

revenu  à  deux  ou  trois  reprises  différenles,  et  toii^ 
jours  avec  la  même  force.  C'est  là  une  théorie  assez 
importante,  pour  qu'il  faille  en  peser  attentivement 
les  motifs*  Afistote,  dans  sa  Morale,  s'était  fort  peu 
occupé  des  rapports  de  Tt^omme  à  Dieu,  parce  qu'il 
ne  croyait  ni  à  la  providence,  ni  à  l'immortalité  de 
l'âme.  Platon,  au  contraire,  leur  avait  fait  une  très- 
grande  place;  et  dans  le  dialogue  admirable  des 
LaiSj  le  dernier  fruit  et  le  plus  mûr  de  sa  sagesse,  il  y 
avait  insisté  avec  une  solennelle  énergie.  Kànt  vent 
retrancher  absolument  ces  questions  du  domaine  de 
la  morale»  Il  me  semble  que  c'est  là  une  erreur  très- 
fâcheuse. 

Voici  les  arguments  de  Kant  : 

«  La  forme  de  toute  religion,  si  l'on  entend  par 
»  religion  l'ensemble  de  tous  les  devoirs  comme  pré- 
»  ceptes  divins,  appartient  à  la  philosophie  morale, 
»  parce  qu'il  ne  s'agit  en  cela  que  du  rapport  de  la 
»  raison  à  l'idée  qu'elle  se  fait  de  Dieu.  Mais  la  reli- 
»  gion,  quant  à  la  matière,  c'est-à*dire  à  l'ensemble 
»  des  devoirs  envers  Dieu^  ou  le  culte  qui  doit  lui  être 
»  rendu,  est  placée  hors  des  bornes  de  la  morale  philo^ 
p  sophique  pure.  Pour  nous  rendre  sensible  l'obliga- 
n  tion  morale^  la  raison  doit  supposer  un  être  étranger 
»  qui  nous  l'impose.  Mais  ce  devoir  ne  va  pas  au-delà 


PRÉFACE,  cxcvii 

»  de  ridée  que  nous  nous  faisons  d'un  tel  être.  Cest  un 
»  devoir  de  rbomnie envers  lui-même.  Ce  n'est  pas  une 
»  obligation  objective  de  rendre  certains  devoirs  à  un 
»  autre  être  ^.  C'est  une  obligation  purement  subjec-* 
>  tive,  qui  a  pour  but  d'affermir  le  motif  moral  dans 
»  notre  propre  raison  législative.  »  Si  l'on  veut  aller 
plus  loin,  la  religion  considérée  dans  les  limites  de 
la  simple  raison,  ne  peut  être  que  l'accord  de 
la  raison  pratique  avec  une  doctrine  révélée  '  ; 
et  Kant  s'applaudit  de  n'avoir  point  fait  entrer  la 
religion  dans  la  morale,  comme  on  le  fait  ordinai- 
rement.      * 

Dans  le  système  de  Platon,  dans  celui  de  Des* 
cartes,  s'il  est  une  question  qui  appartienne  néces- 
sairement à  la  philosophie,  c'est  celle  de  l'existence 
de  Dieu.  L'un  et  t'autre  ont  consacré  toute  la  puis- 
sance de  leur  génie  à  démontrer  c^tte  vérité,  cause 
de  toutes  les  autres.  Kant,  par  des  scrupules  de 
pure  logique,  et  peut-être  aussi  par  le  désir  assez 


(1)  Voir,  outre  les  Fondements  de  la  métaphysique  des  mœurs, 
et  la  Critique  de  la  raison  pratique,  les  Principes  métapfiysiquas 
de  la  morale,  p.  251,  trad.  de  M.  J.  Tissot,  3*  édition. 

(2)  Kant  a  tenté  cet  accord  dans  un  ouvrage  spécial  :  w  La 
religion  dans  les  limites  de  la  raison,  »  traduit  en  français  par 
M.  ïruUard,  MM.  liouillier  et  Lortet  en  ont  traduit  l'abrégé  qu'on 
attribue  aussi  à  Kant 


(AVAUi  PKÉFACE. 

vaio  de  s'éloigocr  des  routes  commanes,  n'a  pas  eu 
tant  de  sagesse.  11  refuse  d'abord  à  la  raison  pure  le 
droit  de  connaître  Dieu  ;  et  il  nie  en  métaphysique 
cette  notion  essemielle,  que  Descartes  confondait 
avec  la  notion  même  de  notre  propre  existence,  et  de 
notre  propre  pensée.  .Puis,  dans  le  domaine  de  la 
raison  pratique,  Kant  croit  pouvoir  se  hasarder 
jusqu'à  faire  de  Texistence  de  Dieu  un  postulat , 
en  d'autres  termes  une  hypothèse,  indispensable  à 
l'explication  logique  d'un  concept  moral  ;  c'est-à-dire 
que  Kant,  qui  n'ose  point  atGrmcr  Dieu  au  nom  de  la 
raison  spéculative,  n'en  affirme  que  l'idée  au  nom  de 
}a  raison  pratique.  Dieu  est  donc  une  simple  idée 
que  l'homme  ne  porte  mênie  pas  en  lui,  et  qu'il  se 
crée  pour  le  besoin  de  s'entendre  avec  lui-même.  Dieu 
réduit  à  ces  proportions  n'a  guère  de  droit,  j'en  con- 
viens, à  l'adoration  et  au  culte  de  l'homme  ;  et  l'on 
conçoit  dès-lors  comment  le  philosophe  bannit  de  la 
science  la  tbéodiçée  tout  entière,  malgré  les  plus 
illqstres  exemples  de  ses  prédécesseurs. 

Mais  c'/^st  bien  vainement  que  Kaqt  appelle  du  qom 
de  (religion  Teosemble  de  tous  les  devoirs  que  Dieu 
iiqpose  à  l'homme,  ou  plutôt,  pour  rester  Adèle  .1  la 
tbéorie  de  l'autonomie,  que  l'homme  s'impose  à  lui- 
même.  Personne  n'a  jamais  compris  la  religion  en  ce 


PRÉFACE.  cxcix 

sens.  L'enseoible  des  devoirs  s^appelle  U  morale  ;  et 
la  religion  est,  parmi  ces  devoirs,  rensenible  de  teux 
qai  établissent  certains  rapports  entre  rtaomme  et 
Fétre  infini  de  qui  il  tient^  avec  son  existence,  la  loi 
morale  qoi  doit  le  régir,  et  te  fait  ce  qnMl  est.  La 
légion  ainsi  entendue  est  une  partie  nécessaire  de 
la  morale  ;  et  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  un  seul  mora<* 
liste,  qui  puisse  aujourd'boi  partager  les  scrupnles 
de  Kant,  à  moins  de  partager  aussi  tout  son  système. 
De  son  propre  aveu,  Thomme  reconnaît  dans  sa  raison 
une  loi  morale,  à  laquelle  il  se  sent  obligé  d'obéir  ;  il 
lui  doit  avec  l'obéissance  un  antre  sentiment,  le 
respect.  Et  en  se  soumettant  ainsi  à  la  loi,  il  ne  doit 
rien  au  législateur  I  .La  contradiction  est  vraimeot 
par  trop  choquaiAe  ;  et  quand  on  vénère  la  loi  morale 
aussi  sincèrement  que  Kant  le  fait,  il  semble  qu'on 
éxAi  an  moins  quelque  reconnaissance  à  celui  qui 
nous  a  permis  de  la  suivre,  en  nous  rendant  capables 
de  la  comprendre.  Mais  la  doctrine  de  la  Raison  pure 
s'y  oppose  sans  doute  ;  et  elle  pèse  encore  de  tout 
son  poids  sur  la  Raison  pratique,  qui  essaie  cependant 
d'en  secouer  le  joug  trop  lourd  et  trop  étroit. 

Est-ce  qu'à  côté  du  culte  extérieur,  qall  n'appar- 
tient point  à  la  morale  de  régler,  il  n'y  a  pas  tout  on 
culte  intérieur,  dont  Kant  ne  veut  pas  tenir  pUis  de 


ce  PRÉFACE. 

compte  ?  Le  passer  soQs  silence,  ce  n*est  pas  le  liup* 
primer  ;  et  le  pliUosopbe  a  beau  foire  :  si  rexisteoce 
de  Dieu  est  un  postulat  de  la  raison,  quand  elle  veut 
épuiser  ses  concepts,  le  culte  que  lui  rendent  le  cœur 
et  la  raison  de  rbomme,  est  ^n  postulat  bien  autre- 
ment impérieux  ;  et  c'est  une  doctrine  à  la  fois  bien 
aveugle  et  bien  sècbe  que  celle  qui  prétend  nier  ou 
supprimer  ces  nobles  besoins. 

On  pourrait  croire  que  ces  théories  de  Kant  sont 
jMTOToquées  par  une  légitime  déférence  pourlarelH(ion 
dans  laquelle  il  vit,  et  quMl  craint  d'empiéter  sur  des 
droits  qu'il  regarde  comme  une  des  garanties  de 
l'ordre  social.  Mais  il  ne  cède  pas  à  des  ménagements 
de  ce  genre.  I^e  Christianisme,  il  l'interprète  à  sa 
guise  ;  et  il  a  donné,  un  des  premiers,  l'exemple  de 
oes  audacieuses  explications  que  d'autres  ont  pous* 
sées  sur  ses  traces  bien  plus  loin  qpe  lui.  il  entend 
si  peu  nier  la  juridktion  de  la  philosophie  sur  ces 
matières,  qu'il  Ta  constatée  par  plusieurs  ouvrages  ; 
€'t  il  ne  les  a  pas  regardés  sans  doute  comme  les 
fooios  utiles  qu'il  ait  faits.  Mais  il  refuse  à  la  morale 
toute  cette  partie  de  la  théodicée  qui  concerne  les 
devoirs  de  l'iipmme  envers  Dieu  ;  et  il  nous  laisse,  en 
face  du  Créateur»  à  peu  près  aussi  indiiTérents  que  si 
nous  ne  lui  devions  aucune  gratitude  ni  aucun  hom- 


PRÉFACE.  cet 

mage.  Je  n*liésite  pas  à  blâmer  cette  grande  lacune 
dans  le  système  moral  de  Kant  L'admettre  comme  il 
le  fait,  c'est  donner  trop  aisément  gain  de  cause  aux 
ennemis  de  la  raison,  qui  lui  dénient  toute  puissance 
de  s'élever  jusqu'à  Dieu,  de  le  connaître  et  de  l'aimer. 
C'est  là  une  des  conséquences  les  plus  déplorables  du 
scepticisme  kantien. 

A  la  suite  des  Principes  métaphtfsiqu^  dt  la  mo- 
rale^ je  me  borne  à  nommer  un  admirable  traité  de 
Pédagogie,  tout  en  regrettant  de  n'en  faire  que 
cette  mention  fugitive.  C'est  «  un  livre  d'or,  »  comme 
rappellent  les  Allemands,  pour  la  sagesse  et  l'étendue 
des  principes  pratiques  qu'il  contient  ^. 

Je  ne  m'arrêterai  pas  davantage,  quoique  pour 
d'autres  raisons,  aux  Principes  métaphysiques  du 
droit.  Ce  serait  un  peu  trop  sortir  du  sujet  que  je 
tiens  à  traiter  exclusivement.  Platon,  dans  les  Loisj, 
avait  fait  une  sorte  de  code.  Ce  n'est  pas  tout  à  fait 
le  but  que  Kant  se  propose,  et  il  se  borne  à  établir 
les  principes  les  plus  généraux  du  droit  privé  et  du 


(i)  Ce  petit  ouvrage  n'est  p§us  écrit  de  la  main  de  Kant  ;  ce  n'est 
qu'un  résumé  de  ses  leçons  approuvé  par  lui.  M,  J.  Tissot  en  a 
donné  la  traduction,  faite  en  partie  par  son  jeune  fils.  Paris, 
ln-8%  lS5/ii,  dans  la  troisième  édition  des  Principes  métaphysiques 
de  la  morale. 


ccii  .  PRÉFACE, 

droit  public  Personne  n*a  mieux,  fait  voir  les  liens 
étroits  qui  rattachent  le  droit  à  la  morale.  La  meta** 
physique  des  mœurs  les  renferme  Tun  et  l'autre, 
comme  deux  parties  également  essentielles.  Tons  les 
devoirs  se  partagent  en  devoirs  de  droit,  c'est-à-dîre 
dont  la  législation  peut  être  extérieure  ;  et  en  devoirs 
de  vertu,  qui  ne  sont  soumis  qu'à  une  législation 
tout  interne.  De  là,  la  distinction  profonde  de  la 
morale  et  du  droit.  La  morale  nons  prescrit  certaines 
dictions  en  faisant  du  devoir  seul  le  motif  de  ces 
actions.  Le  droit  nous  fait  un  devoir  de  certaines 
actions,  quel  qu'en  soit  d'ailleurs  le  motif,  laissé  à 
notre  libre  arbitre.  La  légalité  est  le  domaine  de  la 
contrainte  ;  la  moralité  est  au  contraire  le  domaine 
de  la  liberté  ou  de  l'autonomie.  Tous  les  devoirs  de 
droit  peuvent  être  aussi  des  devoirs  de  vertu.  Mais 
les  devoirs  de  vertu  ne  sont  pas  toujours  des  devoirs 
de  droit. 

Si  Kant  subordonne  ainsi  le  droit  à  la  morale,  à 
plus  forte  raison  lui  subordonne-t-il  la  politique. 
H  a  l'esprit  trop  sensé  pour  ne  pas  comprendre,  et 
jusqu'à  un  certain  point,  excuser  les  embarras  à  peu 
près  inextricables  où  la  politique  se  débat.  Mais  il 
voudrait  la  ramener  à  des  voies  meilleures  ;  et  il  ne 
désespère  pas  de  la  convertir.   11  voit  bien  que  la 


PRÉFACE.  cciii 

philosophie  eo  est  encore  réduite  de  son  temps  à 
rabsteutioQ  platonicien  ne.  Mais  il  prend  part  persou- 
nellement,  dans  la  mesure  où  il  le  peut,  aux  affaires 
générales  de  son  siècle,  et  il  ne  craint  pas  de  pro* 
poser  un  projet  de  paix  perpétuelle,  au  moment 
même  où  la  grande  guerre  de  notre  Résolution 
embrase  l'Europe  et  le  monde  entier.  Il  affronte  le 
ridicule  d'une  protestation  aussi  raine,  parce  quMl  la 
regarde  sans  doute  comme  un  devoir;  et  les  idées 
bienfaisantes  quMl  propose  à  la  méditation  des  peuples 
et  de  leurs  chefs,  n'ont  rien  de  chimérique,  si  d'aiU 
leurs  elles  sont  actuellement  impraticables.  Tout 
stériles  que  restent  ses  conseils,  il  est  consolant  d'en-r 
londre  le  sage  dire  aux  peuples  et  aux  rois  :  «  Il  faut 
»  que  le  peuple  règle  sa  conduite  dans  chaque  Étal 
»  sur  les  principes  de  la  morale  et  du  droit,  et  les 
»  États,  leurs  relations  réciproques,  quelque  spé-r 
»  cicuses  que  soient  les  objections  que  la  politique 
<  déduit  de  Texpérience.  Ainsi,  la  vraie  politique  ne 
»  saurait  faire  un  pas  sans  avoir  auparavant  rendu 

>  hommage  à  la  morale;  unie  à  celle-ci,  elle  n'est 

>  plus  un  art  difBcile  ni  compliqué  ;  la  morale  tranche 
»  le  nœud,  que  la  politique  est  incapable  de  délier.  Il 
»  faut  tenir  pour  sacrés  les  droits  de  l'homme,  dussent 
»  les  souverains  y  faire  les  plus  grands  sacrifices.  Ou 


cciv  PRÉFACE. 

»  ne  peut  pas  se  partager  ici  entre  le  droit  et  Tuti- 
»  tilité.  La  politique  doit  plier  le  genou  devant  la 
»  morale.  » 

Il  y  a  soixante  ans  (1795)  que  Kant  proclamait  ces 
salutaires  maximes.  Mais,  malgré  les  progrès  qu'a 
faits  dans  cet  intervalle  la  raison  publique,  que  nous 
sommes  loin  encore  du  but  marqué  par  la  sagesse  et 
Tbumanité  du  philosophe  1 11  parait  que  les  peuples  et 
les  souverains  n'ont  point  encore  reçu  d'assez  rudes 
leçons.  Mais  je  détourne  les  yeux  de  ce  spectacle  ;  et 
je  reviens  à  la  morale,  que  sur  les  pas  de  Kant 
j'avais  un  instant  quittée. 

D'après  l'analyse  que  je  viens  de  donner  des  prin-» 
cipaux  ouvrages  de  Kant,  on  peut  voir  en  résumé 
quelle  a  été  la  hardiesse  et  la  grandeur  de  son  entre- 
prise. H  a  d'abord  étudié  la  raison  en  elle-même, 
indépendamment  de  toute  donnée  empirique,  et^  à 
ce  qu'il  croit,  de  toute  application.  Il  l'a  étudiée 
ensuite  dans  son  application  à  la  morale.  Voilà  les 
deux  assises  de  l'édifice.  Puis,  il  a  suivi  la  science 
dans  ses  développements  les  plus  importants,  la 
morale  proprement  dite,  et  le  droit,  en  faisant  quel- 
ques excursions  sur  le  terrain  de  la  politique.  H  a 
donc  essayé  d'approfondir  la  morale  dans  son  origine 
la  plus  reculée,  dans  ses  principes  spéciaux  et  dans 


PRÉFACE.  ccv 

Stô  conséquences.  Il  a  continné  ce  long  travail,  de 
propos  délibéré^  dans  plnsieursouvrages,  sans  perdre 
de  vue  un  seul  instant  son  objet  et  ses  desseins.  Il  a 
réussi  à  faire  de  la  morale  une  science  complète  et 
lui  a  donné,  à  certains  égards,  une  rigueur  qu'elle 
n'avait  jamais  eue,  et  dont  elle  semble  encore  inca- 
pable, malgré  ce  décisif  exemple,  à  bien  des  esprits 
prévenus.  Tout  en  la  plaçant  sur  des  fondations  assez 
chancelantes,  dans  le  scepticisme  de  la  Raison  pure, 
il  Ta  portée  à  une  hauteur  d'où  rien  désormais  ne 

peut  la  faire  descendre  ;  et  si  la  loi  du  devoir  avait 

« 

encore  besmn  d'une  démonstration  invincible,  c'est 
hii  qui  la  lui  a  donnée.  Il  pouvait  faire  cette  démons* 
tration  plus  simple^  et  plus  attrayante  ;  il  ne  pouvait 
la  faire  plus  forte.  La  forme  de  Kant  a  quelque  chose 
de  pédantesque  et  de  repoussant,  que  même  un  pro*^ 
fesseur  n'était  pas  tenu  d'avoir.  Mais  ce  style  qui 
nuit  à  la  propagation  de  la  vérité,  était  peut-être 
nécessaire  à  son  génie  pour  qu'il  la  trouvât.  Le  dia- 
logue platonicien,  mis  à  part,  pour  les  motifs  que 
l'on  sait,  la  forme  d'Aristote  est  préférable  à  celle  de 
Kant.  Mais  si  Kant  en  eût  adopté  une  autre  qui  lui 
aurait  été  moins  naturelle,  il  est  à  craindre  qu'il 
n'eût  point  été  tout  ce  qu'il  est.  Lui  seul  enseigne 
véritablement  la  morale,  tandis  que  les  autres  ou 


ccvi  PRÉFACE, 

Texposent,  on  Tinspireot.  C'est  une  étude  souvent 
pénible  qnMl  nous  fait  faire.  Mais  le  sujet  vaut  bien 
la  peine  quMl  exige.  Qui  la  prendra  sous  sa  con- 

m 

dnite  ne  regrettera  pas  de  Tavoir  prise.  La  récompense 
austère  qu'il  donne  dépasse  de  beaucoup  les  soins 
qu'elle  a  coûtés. 

Je  m'arrête  ici  en  ce  que  je  veox  dire  sur  Kant. 

Si  maintenant  il  faut  assigner  des  rangs  aux  grands 
hommes  dont  je  viens  d'analyser  les  idées,  je  mettrais 
sans  hésitation,  et  au  nom  de  la  vérité,  Aristote  an 
troisième  rang,  Kant  au  second,  et  Platon  au  pre« 
mier.  La  mesurée  laquelle  je  rapporte  ce  jugement 
est  bien  simple  :  c'est  celle  des  croyances  que  chacun 
d'enx  a  soutenues  et  démontrées.  Je  n^onbHe  pas  dans 
Aristote  les  admirables  théories  de  la  vertu,  de  la 
liberté,  de  la  justice  et  de  l'amitié.  Mais  Aristote 
s'est  trompé  sur  le  but  même  de  la  vie,  en  supposant 
que  c'est  le  bonheur  ;  il  n'a  pas  cru  à  l'avenir  de 
l'âme,  et  il  n'a  rien  dit  sur  ses  rapports  avec  Dieu, 
irrémédiables  lacunes  dans  un  système  de  morale. 
Kant  n'a  nié  aucune  des  croyances  essentielles  de 
l'esprit  humain.  Mais,  sauf  la  loi  morale,  que  nul 
n'a  comprise  plus  purement  que  lui,  tout  en  la  dépla- 
çant, il  ne  les  admet  qu'indirectement  ;  et  les  démons- 


PRÉFACE.  ccvii 

trattoos  obliques  qu*il  en  propose,  sont  loin  de  les 
raffermir  dans  des  temps  de  doute  et  d'incrédulité. 
Le  Criticisme  est  trop  timide  en  métaphysique  pour 
être  décidé  même  en  morale  ;  et  la  raison  pratique  ne 
se  permet  qu'un  dogmatisme  équivoque  sous  le  scep^ 
ticisme  de  la  Raison  pure.  Dans  le  système  de  Kant, 
la  liberté,  rimmortalité  deFâme  et  la  providence  sont 
plutôt  possibles  que  réelles.  Quant  à  Platon,  quelle 
immense  distance  et  de  son  disciple  et  de  son  rival  ! 
Sauf  quelques  légers  nuages  sur  la  liberté,  il  n'est 
pas  une  des  grandes  croyances  de  la  raison  humaine 
qui  lui  ait  manqué  et  qu'il  n'ait  mise  dans  une  écla- 
tante lumière.  Depuis  lui,  qu'a-t-on  pu  ajouter  à  ce 
trésor?  Quel  principe  nouveau  a-t-on  découvert? 
Quelle  démonstration,  inconnue  de  son  génie,  a-t-on 
essayée?  On  a  pu  être  plus  profond  ;  a-t-on  pu  être 
plus  complet  ?  J'interroge  vainement  les  siècles  ;  ils 
répondent  en  montrant  ce  qu'ils  ont  puisé  et  puise- 
ront éternellement  à  cette  source  intarissable. 

Et  qu'on  ne  s'étonne  pas  si  c'est  à  cette  mesure  des 
croyances  que  je  crois  devoir  juger  ces  trois  sys- 
tèmes. En  morale,  comme  le  dit  si  bien  Aristote , 
c'est  la  pratique  qui  importe  plus  que  la  théorie.  Et 
qu'est-ce  qui  peut  régler  la  pratique,  si  ce  n'est  les 
croyances?  Explicites  ou  cachées,  claires  ou  aveugles, 


ccvm  PRÉFACE. 

spontanées  ou  réfléchies,  ce  sont  elles  qoi  dominent 
la  conduite,  mônie  au  milieu  des  orages  de  la  passion 
ou  des  calculs  de  Tintérêt.  Elles  sont  les  mobiles 
secrets  et  tout  puissants  du  cœur  ;  et  même,  dans  les 
natures  les  plus  grossières  et  les  plus  ignorantes,  ce 
sont  encore  elles  qui  sont  les  seuls  guides.  Elles  ne 
se  montrent  pas  toujours  quand  elles  sont  mauvaises, 
et  [mrfois  il  faut  les  arracher  à  Tobscurité  où  elles  se 
dérobent,  comme  Socrate  les  arrache  à  Gorglas,  à 
Poius,  à  Galliclès.  Mais  leur  empire  n'en  est  pas 
moins  certain  ni  moins  fort  ;  il  résulte  de  la  nature 
même  de  Fhomme  ;  et  ce  serait  une  contradiction 
incompréhensible  d'imaginer  un  être  raisonnable  qui 
pût  s'y  soustraire.  Il  est  donc  de  la  dernière  impor- 
tance en  morale  de  former  des  croyances  ;  car  tout 
est  là,  et  le  moraliste  est  le  plus  grand,  qui  â  trouvé 
les  plus  vraies,  les  meilleures  et  les  plus  fermes.  A 
tous  ces  titres,  qui  pourrait^n  égaler  au  disciple  de 
Socrate  ?  Ou  plutôt,  qui  ne  doit-on  pas  mettre  au- 
dessous  de  lui  ? 

Ajoutez  qu'il  est  le  premier  en  date,  comme  il  est 
le  premier  en  génie  ;  et  que,  si  la  postérité  lui  doit 
tant,  11  doit  bien  peu,  lui  et  son  maître,  à  ce  qui  les  a 
précédés.  Qu'est-ce  que  la  morale  avant  Socrate  et 
Platon?  Et  depuis  eux,  qui  a  pu  ébranler  celle  qu'ils 


PRÉFACE.  ccix 

ont  fondée,  et  à  laqaelle  le  Christianisme  est  venu 
donner  la  sanction  môme  de  Dieu?  Il  faut  bien  que  la 
sagesse  de  notre  âge  se  le  dise  :  en  fait  de  croyances 
morales,c'està  la  philosophie  grecque  que  nous  devons 
tout  ;  et  la  Grèce,  qui  a  tant  de  titres  à  la  reconnais- 
sance deTesprit  humain,  n'en  a  pas  de  plus  beau  ni  de 
plus  sacré  que  celui-là.  Cet  aveu  n'a  pas  de  quoi 
nous  humilier;  il  n'été  rien  à  la  valeur  propre  que 
nous  pouvons  avoir,  et  que  le  Christianisme  a  tant 
accrue.  Mais  c'est  aussi  un  devoir  imposé  par  la 
morale  que  de  conserver  une  juste  gratitude  à  qui 
elle  est  due.  On  serait  coupable  de  jouir  de  sa  for- 
tune sans  se  rappeler  quelquefois  de  qui  on  la  tient  ; 
et  la  faute  s'accroît  par  la  grandeur  même  des 
lÂenfaits  qu'on  oublie.  Les  croyances  influent  au 
moins  autant  sur  les  sociétés  que  sur  les  individus  ; 
et  la  civilisation  moderne,  dont  nous  sommes  si  fiers 
à  bon  droit,  ne  serait  pas  ce  qu'elle  est,  si  elle  ne 
pensait  point  de  la  nature  de  Tbomme  et  de  sa  dignité, 
de  ses  devoirs  et  de  ses  destinées,ce  qne  Platon  en  a 
pensé.  A  regarder  les  choses  de  près,  il  est  facile  de 
découvrir  entre  le  Platonisme  et  nous  une  commu^ 
nauté  de  foi  toute  pareille;  et  il  suffit,  pour  s'en 
convaincre,  de  rapprocher  Kant,  le  représentant  de 

n 


ccx  PIIÉFACE. 

notre  temps,  avec  Socrate,  le  représentant  du  siècle 
de  Pérklés. 

Tant  que  Tbistoire  de  Tintelligence  buniaine  s'est 
bornée  ponr  nous  à  celle  de  Tantiquité  païenne,  il  ne 
nous  a  guère  été  possible  de  juger  équitablement  ce 
qu'elle,  et  nous,  ses  béritiers  directs,  nous  valons. 
Habitués  à  vivre  dans  celte  saine  atmosphère,  nous 
MUS  sommes  un  peu  trop  accoutumés  à  croire  qu'il 
n'y  en  a  point  d'autre.  Malgré  les  nuances  qu'on  a 
voulu  parfois  exagérer  entre  le  Christianisme  et  le 
Paganisme,  nous  nous  sommes  toujours  sentis»  par  l'esr 
prit,  par  le  goût  et  par  la  morale,  de  la  même  famille. 
Sauf  les  progrès  que  le  temps  amène  néeessairement 
avec  lui,  dans   les  races  auxquelles  nous  appar- 
tenons, nous  ne  faisons  guère  de  différence  entre  les 
anciens  et  nous  ;  et  nous  vivons  encore  de  leur  vie* 
Nous  avons  beau  nous  comparer  à  eux,  notre  oi^ueil, 
aussi  bien  qne  notre  modestie,  a  grand'peine  à  nous 
en  dislinguer,  parce  que  les  termes  de  comparaison 
sont  trop  proches,  et  qu'en  effet  nous  nous  régissons 
moralement  par  les  mêmes  maximes.  Les  rapports  de 
l'homme  à  la  nature,  à  Dieu,  à  ses  semblables,  sont  à 
peu  près  les  mêmes  ;  ils  se  sont  amëHoré&,  ils  n'ont 
pdnt  changé.  L'homme  s'est  toujours  cru  fait  pour 


PRÉFACE.  mm 

dompter  la  nature  dont  il  est  le  maitre,  pour  adorer 
Dieu  dont  il  est  la  créature,  et  jouir  de  la  liberté  pour 
laquelle  il  est  né. 

Mais  à  mesure  que  nous  connaissons  mieux  un 
passé  antérieur  à  celui  du  Paganisme,  qui  en  est 
peut-être  issu,  nous  nous  apercevons  que  les  croyances 
morales,  prises  par  nous  pour  le  patrimcMue  cow&ian 
de  rbumamté,  sont  le  privilège  exclusif  de  nos  pères 
et  le  nôtre.  Des  monuments  authentiques  et  sacrés 
nous  révèlent  chez  des  peuples^  d^aiUeurs  fort  intelli- 
gents, des  convictions  non  moins  réfléchies,  mais 
absolument  diverses  de  celles  que  nous  avons.  Ces 
peuples  ont  étudié  ces  graves  $i\jets  autant  que  nous 
et  les  Grecs,  nous  avons  pu  le  faire  ;  les  ouvrages  où 
ils  ont  déposé  leur  foi  sont  sans  nombre;  et  ils  con^ 
tredisent  de  fond  en  comble  les  principes  qui  nous 
semblent  les  plus  évidents  et  les  plus  essentiels. 
Là,  tout  est  nié;  ou  plutôt,  tout  est  ignoré,  de  eeque 
nous  regardons  comme  des  vérités  indéfectibles  :  la 
personnalité  de  Tbomme,  la  Ube? té,  la  ^^ritualité  de 
Fâme»  son  avenir  et  sa  destinée,  qui  n'est  plw  que  le 
néant  d'où  elle  est  sortie  et  où  elle  retoqrn^,  Texis- 
tence  de  Dieu,  qu'on  ne  parait  même  point  soup- 
çonner et  qu'on  ne  trouve  pas  nécessaire,  pour  com- 
prendre, ni  la  witure  qu'on  redoute,  ni  la  raison  qu'on 


rcxri  PRÉFACE. 

niécoQDàit,  Dî  la  vie  qu*on  abhorre.  Après  les  médi- 
tatfOBS  les  f>lus  longues  et  les  plus  sincères,  T homme 
n'a  pu  en  arriver  à  se  distinguer  de  la  matière  au 
milieu  de  laquelle  il  vit.  Il  s'est  ravalé  au  niveau  de 
la  brute,  et  même  fort  au-dessous  d'elle,  confondu 
avec  les  éléments  informes  et  dénués  de  toute  orga- 
nisation. Il  s'est  cru  soumis  à  des  métamorphoses 
douloureuses  et  sans  fln,  sous  le  coup  d'une  nécessité 
à  laquelle  il  n'a  pas  même  osé  donner  de  nom.  Il  n'a 
rien  senti  ni  de  sa  force,  ni  de  sa  grandeur,  ni  de  sa 
vraie  nature  ;  et  tout  en  n'en  appelant  qu'à  lui  seul 
pour  se  sauver,  il  n'a  su  trouver  dans  son  désespoir 
ni  énergie,  ni  dignité.  Seulement,  comme  malgré  ses 
aberrations  les  plus  monstrueuses,  il  ne  peut  s'abdi- 
quer complètement,  c'est  encore  à  la  vertu  qu'il  a  cru 
rendre  hommage  par  ces  sacrifices  et  ce  suicide,  qui 
n'ont  plus  rien  d'humain. 

On  voit  que  je  veux  parler  des  doctrines  indiennes 
et  particulièrement  de  celles  du  Bouddhisme,  qui 

« 

nous  sont  aujourd'hui  mieux  connues  peut-être  que 
l'antiquité  païenne,  grâce  à  d'admirables  travaux 
de  philologie  en  Angleterre,  en  France,  en  Alle- 
magne. 

Si  ces  croyances  déplorables  étaient  l'œuvre  de 
quelques  philosophes,  isolés  autant  qu'aveugles  dans 


PREFACE.  ccxiu 

leur  Toi  hideuse,  ou  pourrait  les  passer  sous  un  dé- 
daigneux  silence,  et  Thistoire  de  la  philosophie  n*aiH 
rait  qu'à  les  flétrir  d'un  regard.  Mais  leur  empire  est 
bienaulremeot  vaste,  et  leur  influence,  bien  autrement 
pernicieuse.  Ce  sont  les  contrées  les  plus  peuplées 
du  globe  qui  les  ont  professées,  et  qui  les  professent 
encore,  avec  une  ferveur  que  rien  ne  peut  éteindre  et 
qui  méritait  mieux.  Le  tiers  peut-être  de  T humanité 
accepte  et  adore  le  Bouddhisme,  subissant  cette  per- 
version profonde  de  rintelligence  et  de  la  raison.  La 
transmigration  et  le  néant  sont  les  dogmes  auxquels  se 
rattache  la  meilleure  partie  de  TAsie,  inébranlables 
autant  qu'ils  sont  antiques,  aussi  vénérés  qu'hor- 
ribles. Entre  ces  deux  principes,  trop  évidents  aux 
yeux  de  ces  peuples  pour  qu'ils  consentent  même 
à  les  discuter,  une  morale  raffinée  et  subtile  essaie 
d'éclairer  et  de  conduire  l'homme  dans  celte  vie^ 
«  qui  n'est  qu'un  grand  amas  de  douleurs,  »  et  de  le 
mener  à  un  but  qui  ne  fait  cesser  tant  de  mal  que 
pour  y  substituer  le  plus  grand  des  maux,  l'anéantis- 
sement absolu. 

Il  ne  faut  point  trop  s'arrêter  à  ce  spectacle  ua- 
vrant^  et,  auprès  des  systèmes  que  nous  venons  de 
parcourir,  ce  serait  leur  faire  iqjure  que  de  placer, 
même  à  titre  de  contraste,  le  tableau  un  peu  dévc*- 


ccwr  PKÉFACE. 

loppé  de  ces  systèmes  dégradants.  Mais  il  est  bon  de 
rappeler  ce  souvenir,  quelque  doolonreui  qn*il  soit, 
et  par  là  de  faire  mieux  apprécier  la  grandeur  et  la 
nature  des  choses.  11  faut  nous  dire  que,  si  la  civili*- 
sation  s'ei^  arrêtée  au  point  misérable  où  nous  la 
voyons  en  Asie,  et  si  elle  n*a  jamais  pu  y  former 
des  sociétés  dignes  de  Tiiomme;  si,  au  contraire, 
elle  a  fait  panni  bous  tant  de  progrès,  gages  de  pro^ 
grès  plus  admirables  encore,  c'est  aux  croyances 
morales  que,  de  part  et  d'autre,  ces  résultats  sont 
dus,  merveillrax  ou  abominables,  dignes  de  respect 
ou  d'horrenr.  A  quelle  hauteur  ne  montent  point 
alors  ces  doctrines  qui  ont  inauguré  pour  nous  tant 
de  bienfaits  !  Quelle  reconnaissance  ne  doit-^on  pas  à 
ces  âmes  surhumaines  qui  ont  révélé  ces  nobles 
secrets  et  dissipé  de  si  fatates  ténèbres!  Quelle 
piété,  quelle  vén^ation  n'est-il  pasjoste  de  ressentir 
envers  elles  !  Et  si,  après  plus  de  deux  mille  ans,  nous 
les  trouvons  capables  encore  de  nous  instruire,  mal- 
gi^  tout  ce  que  nous  avons  appris,  quel  culte  ne 
devons-nous  pas  à  ces  instituteurs  infaillibles  de  nos 
cœurs  I  La  Grèce,  notre  mère,  a  plus  fait  encore  pour 
nos  âmes  que  pour  nos  esprits;  elle  a  plus  contribué 
à  former  nos  mœurs  qu'à  éclairer  nos  intelligences. 
Nous  sommes  ses  fils  légitimes,  quoiqu'un  peu  ou- 


PR^iJ'ACE.  ccxY 

Mieux  et  parfois  tentés  de  la  renier.  Mais  le  jour  où, 
par  impossible,  nous  perdrions  sou  patrimoine  moral, 
serait  le  jour  cte  notre  déshonneur  et  de  notre  ruine. 

Je  serais  arrivé,  avec  Kant,  à  la  fin  de  la  tàcbe 
que  je  me  suis  proposée,  si  je  ne  croyais  nécessaire, 
sur  ses  pas,  de  tirer  de  tout  ce  qui  précède  quelques 
conséquences  pratiques,  dont  notre  temps,  peut-être, 
aurait  à  profiter. 

SMl  est  un  fait  éclatant  qui  ressorte  des  considéra- 
tions précédentes,  c'est  que  les  principes  de  la  morale 
n^ont  pas  changé,  et  qu'en  réalité  nous  les  retrouvons 
dans  Rant  ce  que  nous  les  avons  trouvés  dans  Platon, 
interprètes  tous  les  deux  de  la  conscience  humaine^  et 
d'accord,  sous  les  formes  les  plus  diverses  et  aux 
deux  extrémités  des  temps.  Ce  sont  donc  des  prin- 
cipes certains;  et  il  suffit  à  un  cœur  sincère  de 
descendre  un  instant  en  lui-même,  pour  y  découvrir 
cette  loi  morale,  que  la  philosophie  a  si  bien  décrite, 
mais  qu'elle  n'a  point  faite,  et  dont  la  gloire  n'appar- 
tient qu'à  Dieu.  Les  leçons  des  sages  et  le  témoignage 
de  la  conscience  se  réunissent  pour  attester  la 
vérité,  la  grandeur  et  l'immutabilité  de  cette  loi,  que 
d'autres  peuples  ont  pu  ne  pas  connaître,  mais  que 
nous  connaissons  clairement,  sans  que  le  doute  soit 


ccxvi  PRÉFACE. 

permis,  si  ce  n'est  au  vice  qui  s'y  déroi>e,  et  qui  vou- 
drait la  détruire,  dans  la  crainte  du  châtiment  dont  il 
se  sent  menacé.  Qu'avons-nous  à  faire,  sinon  d'ap- 
prendre à  suivre  docilement  cette  loi,  je  ne  dis  pas 
dans  toute  sa  rigueur,  mais  dans  toute  sa  bienfaisante 
austérité?  Comment  l'homme  peut-il  se  sauver  en  ce 
monde  et  dans  l'autre,  si  ce  n'est  en  l'appliquant? 
Comment  faut-il  qu'on  lui  enseigne  à  l'appliquer? 
Et  puisqu'il  est,  parmi  tous  les  êtres,  ie  seul  dont 
l'éducation  puisse  former  le  cœur,  à  quelle  discipline 
extérieure  faudra-t*il  le  soumettre,  en  attendant  quMl 
sache  se  discipliner  et  se  conduire? 

C'est  là  une  question  toute  pratique,  sans  doute  ; 
mais  la  science  se  manquerait  à  elle-même  en  ne  se 
la  posant  pas  ;  et  si  elle  ne  venait  pas  aboutir  enfin 
à  ce  résultat  utile,  elle  ne  mériterait  guère  notre 
étude,  ni  notre  estime. 

Platon,  Aristote  et  Kant  se  sont  beaucoup  occupés 
de  l'éducation,  que  les  Stoïciens  ont  à  peu  près  tout  à 
fait  omise.  Platon  y  a  consacré  les  plus  belles  pages 
de  la  République  et  des  ljds\  Aristote,  un  livre 
presque  entier  de  sa  Politique.  Kant  en  a  traité, 
indépendamment  de  l'ouvrage  spécial  de  pédago* 
gique,  dans  la  Critique  de  la  Raison  pratique  et  dans 
\e^  Principes  métaphysiques  de  la  Morale.  11  crée 


PRÉFACE.  (cxMi 

même  un  mot  nouveau  pour  cette  braucbe  de  la 
science,  qu'il  appelle  la  Méthodologie  morale  ^.  Il  ne 
se  borne  pas  à  des  conseils  généraux,  et  il  donne  un 
spécimen  de  catéchisme  et  d'enseignement.  11  semble 
à  cet  égard,  bien  loin  de  Platon  et  de  Socrate,  qui 
avaient  paru  croire  que  la  vertu  ne  peut  s'apprendre, 
et  qu'elle  est,  ou  une  faveur  de  la  nature,  ou  une 
conquête  pénible  qu'on  ne  doit^qu'à  soi-même.  Kant, 
au  contraire,  soutient  que  la  morale  n'est  pas  innée 
et  qu'elle  peut  et  doit  être  apprise.  Au  fond,  c'est 
aussi,  comme  je  l'ai  remarqué,  la  pensée  de  Platon  ; 
car  autrement,  l'éducation,  qui  n'est  qu'un  appren- 
tissage de  la  vertu,  n'aurait  point  si  vivement  ei^eité 
sa  sollicitude  ;  et  le  soin  qu'il  y  donne,  proteste  contre 
sa  propre  tbjéorie.  Kaht  n'a  point  à  se  contredire  en 
traitant  ce  sujet,  qui  est  à  ses  yeux  le  complément 
indispensable  de  la  science.  Je  veux  rappeller  ses 
conseils,  qui  sont  les  plus  propres  à  nous  être  utiles 
puisqu'ils  sont  les  plus  rapprochés  de  nous;  et,  d'aiK 
leurs,  ils  confirment  ceux  de  l'antiquité,  tout  en  les 
transformant. 


(1)  Cette  partie  de  la  Critique  de  la  raison  pratique  correspond 
à  la  méthodologie  transcendentale,  qui  remplît  le  dernier  livre 
de  la  Critique  de  ta  Baison  pure.  Voir  la  traduction  de  M.  J.  Tissot, 
tome  n,  p.  312  et  suiv. 


1 


ccAViii  PRÉFACE. 

Kant,  dans  sa  baule  eslime  pour  la  nature  bumnine, 
est  persuadé  que  «  Texhibitiou  de  la  pure  vertu,  > 
comme  il  dit,  a  bien  plus  de  puissance  sur  Tàme  que 
rattrait  du  bonheur,  de  quelque  séduction  qu'on  l'en- 
tonre,  plaisir,  intérêt,  crainte  de  la  douleur  et  du 
mal;  etc.  Selon  lui,  il  suffit  de  montrer  à  F  homme  le 
devoir  dans  toute  sa  pureté,  dégagé  de  tout  Hiotif 
intéressé,  pour  qu'il  le^  reconnaisse,  et  même  pour 
qu'il  s'y  soumette,  non  pas  seulement  dans  ses  actes, 
mais  encore  dans  ses  intentions.  «  S'il  en  était  autre- 
»  ment,  dit-il,  la  représentation  de  la  loi  ayant  besoin 
•  de  moyens  détournés  de  recommandation,  il  n'y 
»  aurait  jamais  d'intention  vraiment  morale.  Tout 
»  s^*ait  pure  dissimulation.  La  loi  serait  haïe  ou  même 
»  méprisée,  et  on  ne  la  suivrait  que  par  intérêt  ;  et 

>  comme,  malgré  tous  nos  efforts,  nous  ne  parvenons 
»  jamais  à  nous  dépouiller  entièrement  de  notre 

>  raison  dans  nos  jugements,  nous  nous  regarderions 
»  inévitablement  nous-mêmes  comme  des  êtres  sans 
»  valeur,  tout  en  cherchant  à  compenser  la  peine  que 
»  nous  infligerait  le  tribunal  intérieur,  par  la  jouis* 
»  sance  des  plaisirs  qu'une  loi  naturelle  ou  divine, 
»  admise  par  nous,  aurait  liés,  suivant  notre  opinion, 
»  à  un  mécanisme  de  police  morale  réglé  uniquement 
»  sur  des  actions,  et  non  sur  les  motifs  par  lesquels 


PRÉFACE.  ccxix 

»  t>o  agit.  »  Ce  a'est  que  pour  mettre  dans  la  voie 
du  bien  une  &me  inculte  ou  dégradée,  que  Kant  per- 
met d'employer  sur  elle  momentanément,  ou  Tappât 
de  l'avantage  personnel,  ou  la  crainte  de  quelque 
danger.  Mais  dès  que  c  cette  lisière  a  produit  son 
»  eSeif  »  il  faut  se  hâter  de  revenir  au  motif  moral 
et  de  le  découvrir  à  Tâme  dans  toute  sa  candeur  ;  car 
c'est  c  le  seul  moyen  de  fonder  un  caractère,  c'est-à- 
»  dire  une  manière  d'être  conséquente,  appuyée  sur 
>  des  maximes  immuables,  et  de  nous  apprendre  à 
»  sentir  notre  dignité  personnelle.  » 

Tel  est  le  principe  général  de  la  méthode  qu'il  faut 
suivre  dans  l'enseignement  de  la  morale,  soit  qu'on 
s'adresse  à  des  enfants  qu'il  s'agit  de  former  au  bien, 
soit  qu'on  s'adresse  à  des  cœurs  ignorants  on  corrom** 
pus  qu'il  s'agit  d'instruire  ou  de  redresser. 

€etie  méthode,  toute  puissante  quoique  très-^us-^ 
tèi*e,  n'a  jamais  été  mise  en  pratique,  à  ce  que  le 
,  philosophe  assure.  Mais  il  n'en  soutient  pas  moins 
qu'elle  est  la  seule  bonne  et  la  seule  efDcace.  Il  en 
donne  pour  preuve  l'intérêt  excité,  dans  les  conversa- 
tions les  plus  ordinaires,  par  toutes  les  discussions  sur 
la  valeur  morale  des  actions,  et  l'aptitude  même  des 
gens  les  moins  cultivés  à  en  juger  avec  subtilité  et 
parfaite  justesse.  Kant  reproche  aux  instituteurs  dtî 


cGxi  PRÉFACE. 

la  jeunesse  de  n'avoir  pas  mis  à  proGt  depuis  long- 
temps ce  penchant  de  la  raison,  qui  nous  fait  trouver 
un  vif  plaisir  dans  Texamen  le  plus  raflSné  des  ques- 
tions pratiques  qu'on  nous  propose.  11  voudrait  qu*eo 
prenant  pour  texte  des  leçons  un  catéchisme  pure- 
ment moral,  on  habituât  les  enfants,  par  des  exemples 
choisis  dans  l'histoire,  à  discerner  le  plus  ou  le  moins 
de  valeur  morale  des  actions.  Mais  il  recommande 
instamment  de  leur  épargner  ces  éloges  c  d'actions 
»  prétendues  nobles  et  plus  que  méritoires,  dont  nos  1 

>  écrits  sentimentaux  font  tant  de  bruit,» et  de  rappor- 
ter tout  au  devoir  exclusivement.  Il  craint,  en  effet, 
«  que  dévalues  aspirations  vers  une  perfection  iuacces- 
»sible  ne  fassent  des  héros  de  roman  qui,  en  cherchant 
»  une  grandeur  imaginaire,  s'affranchissent  des  devoirs 
»  ordinaires  de  la  vie,  devenus  pour  eux  trop  insigni- 
»  fiants.  >  C'est  que,  dans  son  rigorisme,  il  ne  veut 
même  pas  qu'on  pratique  la  loi  morale  par  amour  ; 
il  veut  qu*on  la  pratique  uniquement  par  devoir  ;  car . 
il  n'augure  rien  de  bon  de  ces  exaltations  passagères 
de  l'âme,  qui  la  laissent  retomber  ensuite  dans  sa  lan- 
gueur accoutumée,  et  de  ces  sentiments  qui  gonflent 
le  cœur  sans  le  fortifier.  On  exercera  donc  le  juge- 
ment moral  du  docile  élève  à  distinguer,  dans  les 
exemples  qu'on  lui  fera  discuter,  les  diverses  espèces 


PRÉFACE.  ecxxi 

de  devoirs,  essentiels  on  accidentels,  et  les  véritables 
intentions  des  actes,  faits,  ou  non,  en  vue  de  la  loi 
morale.  Puis,  en  lui  apprenant  à  reconnaître,  dans 
certains  cas^  la  parfaite  pureté  de  la  volonté,  on  appel- 
lera son  attention  sur  la  conscience  qu'il  a  en  lui* 
même  de  cette  puissance  intérieure  qu'on  appelle  la 
liberté  ^,  et  qui  lui  permet,  à  lui  aussi,  comme  aux 
grands  hommes  qu'il  admire,  «  de  s'affranchir  si  bien 
n  du  joug  violent  des  penchants  que  pas  un,  pas  même 
»  le  plus  cher,  n'influe  sur  une  résolution  qui  ne  doit 
»  émaner  que  de  sa  seule  raison.  »  C'est  par  la  con- 
science de  notre  liberté,  dont  la  pratique  du  devoir 
nous  fait  sentir  la  valeur  positive,  que  se  produit  et  s'é- 
tablit dans  le  cœur  le  respect  de  soi.  L'homme,  une  fois 
qu'il  a  fait  cette  sainte  conquête,  ne  craint  rien  autant 
que  de  se  trouver,  en  s'examinant  lui-même,  con- 
damnable à  ses  propres  yeux;  et  l'on  peut  enter 
désormais  sur  ce  sentiment  toutes  les  bonnes  inten- 
tions morales.  <  Sa  liberté  affermie,  en  même  temps 
'  que  sa  dignité  et  sa  noblesse,  n'est  plus  vénale  et 
»  ne  peut  plus  être  achetée  au  prix  que  ses  penchants 
»  trompeurs  lui  en  offrent.  » 


(1)  Cette  théorie  de  la  liberté,  qui  est  la  vraie,  contredît  un  peu 
cette  théorie  toute  différente  de  Kant  que  j'ai  dû  réfuter  plus 
haut ,  p.  GLXXIII  et  suiv.,  et  qui  tire  la  liberté,  à  Tétat  de 
simple  postulat  ou  hypothèse,  du  concept  de  la  loi  morale. 


iT.xxu  PRÉFACE. 

A  ces  préceptes^  qai  concerneot  plus  parttcQlière- 
nient  la  jeunesse,  Kant  en  joint  d'autres  qui  s'a- 
dressent et  peuvent  profiter  à  tout  le  monde. 

La  culture  de  la  vertu,  ou  comme  il  dit,  Taseétique 
morale,  exige  deux  dispositions  du  cœur«  Le  courage 
d'abord,  et  ensuite  la  satisfaction,  que  doit  proearer 
Taccomplissement  du  devoir.  Le  courage  est  néces- 
saire ;  car  la  vertu  a  des  obstacles  à  combattre  ;  et 
souvent,  elle  n'a  pas  trop  de  toutes  ses  forces  pour  les 
vaincre.  Bien  des  plaisirs  de  la  vie  doivent  être  sa- 
erifiés,  et  la  perte  de  ces  plaisirs  pourrait  plus  d'ime 
fois  attrister  l'âme,  si  elle  ne  plaçait  point  ailleurs  et 
plus  haut  son  légitime  contentement  La  devise  do 
courage  moral,  qui  soutient  notre  résolution  dans 
l'exercice  de  la  vertu,  est  celle  des  Stoïciens  :  Sustine 
et  obstine,  c'est*à*dire  :  Accoutume-toi  aux  incommo- 
dites  de  la  vie,  et  ne  sois  pas  esclave  de  ses  commo^ 
dites.  C'est  une  espèce  de  diéUHfue  pour  se  conserver 
moralement  sain.  Mais  ce  n'est  là  qu'une  santé  néga- 
tive, qui  ne  peut  être  sentie  par  elle-même.  Il  faut 
quelque  chose  de  positif,  qui  procure  la  jouissance 
de  la  vie  et  qui  soit  cependant  moral.  C'est  la  satis- 
faction constante  de  l'homme  vertueux,  idée  dont 
Kant  fait  bien  gratuitement  honneur  au  système 
d'Épicure;  c'est  la  paix  intérieure  qu'éprouve  habi- 
tuellement le  cœur,  qui,  <  conscient  de  n'avoir  violé 


PRÉrACE.  Gcxxiii 

»  à  desseia  aucune  de  ses  obligations,  est  certain  de 
»  ne  jamais  tomber  dans  une  semblaMe  faute.  »  Cette 
satisfaction»  qui  accompagne  Faction  vertueuse,  n'est 
pas  moins  nécessaire  que  le  courage,  qui  (a  prépare  ; 
car  <  ce  qu'on  ne  fait  pas  avec  joie,  mais  seulement 
»  par  esprit  de  servitude  et  de  contrainte,  n'a  aucune 
»  valeur  interne  pour  celui  qui  ot>éit  ainsi  au  devoir  ; 
»  et  l'occasion  de  pratiquer  un  devoir  si  pénible  est 
»  évitée  avec  le  plus  grand  soin.  » 

Ainsi,  l'enseignement  de  la  morale  et  la  pratique 
de  la  vertu  sont  les  deux  points  sur  lesquels  Kaiit 
insiste.  Il  se  fie  pleinement  à  l'influence  décisive  du 
catéchisme  moral  qn'il  imagine  ;  et  il  vent  qu'il  pré«- 
cède  celui  de  la  religion.  Le  catéchisme  moral  ne 
dcét  pas  être  enseigné  comme  par  parenthèse,  et 
concurremment  avec  les  dogmes  religieux;  il  doit 
Tètre  séparément  et  comme  un  tout  indépendant. 
C'est  surtout  dans  l'intérêt  de  la  foi  qne  le  philosophe 
prend  ces  précautions,  et  qu'il  éprouve  ces  scrupules, 
La  foi  serait  impure  selon  lui,  si  Tftme  qui  la  doit 
recevoir  n'y  arrivait  point  après  avoir  passé  d'abord 
par  des  principes  moraux.  Sans  ce  soin  préalable, 
«  l'enseignement  religieux  n'aboutirait  qu'à  faire 
»  reconnaître  des  devoirs  par  crainte,  et  à  imposer 
»  des    observances    qui   ne  seraient   pas  dans   le 


ccxxiv  PRÉFACE. 

»  cœur  ^.  »  Kant  sait  bien  d'ailleors  qo*à  côté  du 
catéchisme,  il  est  un  autre  enseignement  non  moins 
efficace,  celui  de  Texemple  ;  et  il  recommande  que  le 
mattre  d'abord,  et  ensuite  tout  ce  qui  entoure  Ten- 
fant,  lui  offre  les  leçons  d'une  conduite  édifiante. 
Qnant  à  Tascétique  qu'il  conseille,  Kant  la  distille 
profondément  de  celle  des  monastères,  qui,  inspirée 
par  une  crainte  superstitieuse  on  par  une  aversion 
feinte,  ne  porte  qu'à  se  supplicier  soi-même,  et  n'a 
rien  de  commun  avec  la  vertu.  Ces  expiations  fana- 
tiques, qui  ne  supposent  même  pas  toujours  le 
repentir,  et  qui  surtout  ne  le  remplacent  point,  ne 
peuvent  produire  l'esprit  de  contentement  dont  la 
vertu  doit  être  accompagnée.  La  véritable  ascétique 
ne  consiste  que  dans  la  yictoire  mesurée  qu'on  rem- 
porte sur  ses  appétits  naturels,  afin  de  pouvoir  se 
maîtriser  dans  les  circonstances  périlleuses  pour  la 
moralité.  C'est  un  exercice  qui  rend  ferme^et  coura- 
geux, et  «  qui  satisfait  par  la  conscience  où  l'on  est 
»  d'avoir  recouvré  sa  liberté,  un  moment  en  danger.  » 
Voilà  quels  sont  en  substance  les  conseils  de  Kant  ; 


I 


(1)  Kant,  Principes  métaphysiques  de  la  morale,  méthodologie, 
pages  308  et  317  de  la  traduction  de  M.  J.  Tissot,  3*  édition,  et 
page  A19,  de  la  Péda^gique,  ibîd. 


PRÉFACE-  ccxXT 

ym  véoère  la  profonde  sagesse;  et  ii  serait  téméraire 
de  prél^idre  tes  modifier  en  non.  Mais  il  peut  être 
boû  de  les  développer,  afin  de  les  retdre  eiioore  plus 
pratiques. 

Un  des  auxiliaires  les  plus  puissants  des.progrèa 
de  la  morale,  ce  serait  le  perfectionnement  de  Tédu^ 
cation.  Or,  l'éducation  se  compose  presque  nécefi^ 
fudrement  de  deux  parties,  dont  Tune  appartient 
à  la  fanûlie,  et  dont  l'autre  appartient  aux  maîtres.  La 
première  csl  beaucoup  plus  importante  que  la  seconde^ 
parce  qu'elle  con^rae  l'âme,  tandis  que  l'autre  con^ 
eerne  surtoat  l'intelligence.  Malheureusement,  c'eM 
la  première  qui  est,  en  général,  la  moins  suffisante*  Le 
loyaliste  devrait  donc,  tout  en  s'occupant  d^s  enr 
fants,  s'adresser  d'abord  aux  parents;  et  leur  bien 
persuader  que  l'éducation^  avant  d'êirie  un  bienfait,  est 
un  devoir*  Kant  exagère,  quand  il  dit  que  l'homme 
ii'est  qua  ce  que  l'éducation  le  fait  être  K  Mais  ce 
qui  est  incontestable»  c'est  que  l'homme  ne  devient 
tout  pe  qu'il  peut  être,  que  quand  l'éducation  a 
(éeméè  les  germos  que  la  nature  m^t  en  lui  C'en 


(1)  Ce  n'est  peutH^tre  pas  Kant  qui  a  pris  une  formule  au9$i 
positive.  Mais  c'est  ce  qu'on  lui  fait  dire  dans  le  Traité  de  Péda^ 
gogie,  rédigé  d'après  ses  leçons  et  publié  sous  ses  yeux,  page  335 
dé  la  traduction  de  M.  J.  Ti^soi  * 

•  0 


(cxxvi  PRÉFACE. 

est  assez  pour  les  tmreatt;  et  iH  ne  seraSeot  c^eo- 
sables  de  négliger  réducation  de  leurs  eofants,  que 
sMts  poflvàletit  se  dire  qm  les  soins  sont  iontiteK, 
et  qu'ils  en  prendraient  en  pure  perte.  C'est  bien  m 
qm  Ton  allègue  quelquefois  pour  se  disculper.  Mais 
ces  sopfaisflies  de  mauvais  cœurs^  qui  essaieut  dé  se 
trompisr  eux-^Mêmes  et  de  trottiper  les  aut^es>  sent 
beareosemefit  assés  rares  pour  qu'il  n'y  $Ât  uumn 
besoin  de  les  réftiter.  Il  est  t^ès-géoéralentent  adsiis 
que  l'éducation  est  efficace;  Seuletnent»  on  n'est  point 
assez  cbntainctt  qu'elle  est,  de  la  part  des  ^renl»,  le 
devisir  te  plus  strict  qu'ils  aient  à  remplir  envers  tes 
êtres  6  qtit  ils  ont  donné  la  vie<  Transmettre  a  ses 
faérïtiers  une  fortune^  qn!  peut  toujours  leui^  écbap- 
peri  malgré  les  garanties  sociales  qui  rentourènt, 
n'est  rien  auprès  de  leur  transmettre  cet  bëHtàge 
àioraU  qui  lèui^  Rapprend  à  se  s^vir  sagement  éè  la 
fortune  qtiand  fis  la  possèdent^  à  k  refaire  quand  ils 
t'ont  pei-duè,  et  à  s'en  passer  sans  regret  ^nd  tls^ 
penvent  Vat^uérïr.  Au  point  de  voe  même  de  l'inië* 
rèt,  cette  vérité  semble  évident»^;  Ha»»  1^  soins 
moraux  sont  d'une  extrême  délicatesse  ;  et  la  plupart 
des  esptits,  même  éclairés,  qui  les  comjprennent 
trop  peu,  croient  avoir  fait  tout  ce  qu'ils  doivent, 
lorsqu'ils  laissent  à  leurs  enfants  l'aisance  matérielle 


I 


PRÉFACE,  rxxxvH 

qui  leur  a  conté  tant  de  soucis.  Quant  à  la  fortune 
morale»  elle  est  ce  qu'elle  peut,  et  ce  que  la  font  la 
nature  et  le  basard.  Celle-là,  cependant,  relève  l>ien 
moins  des  circonstances  ;  et  il  suffit  d'une  volonté  rai- 
sonnable et  persévérante,  pour  rassurer  aux  enfants, 
d'une  manière  à  peu  près  infalUible.  Kant  i^  pleine 
raison,  quand  il  ajoute  que  «  si,  quelque  jour,  un  être 
>  d'une  espèce  supérieure  se  mêlait  de  notre  éducation , 
»  on  verrait  alors  ce  que  l'homme  peut  devenir*  » 
Mais  sans  porter  ses  regards  si  loin,  et  sans  deman- 
der une  interventioB  surhumaine,  on  peut  croire 
qu'une  simple  réf<(^rme  dans  les  familles  produirait  en 
morale  un  bien  certain,  et  l'on  doit  presque  dire, 
incalcplable. 

lies  premières  années  de  la  vie  soqt  les  plus  déci- 
sives ;  et  c'est  dans  la  famille  qu'elles  se  passent.  Les 
mattres,  en  prenant  les  eitfaQts  vers  la  huitième 
année^  reçoivent  déjà  des  caractères  presque  tout 
faits,  des  habitudes  enracinées  d'âme  et  de  coçur, 
d'jntelligenee  même.  Tout  ce  qu'ils  peuvent  df^oner, 
ce  sont  les  lumières.  Mais  les  priqcipes  qui  décide-- 
ront  d9  Ift  vie  pioriale,  si  ce  n'esl  de  la  carrière,  ont 
été  dçinpés  par  d'autre^t  ;  e^  fOt-pn  chargé  de  les  recti- 
fier, c$  qui  n'est  pas,  il  99  serait  pent-être  déj^  plus 
temps*  C'est  av  chef  de  la  famille  de  veiller  dès  la 


(cxxvïH  PRÉFACE. 

iKiissance  jusqu'à  celte  seconde  époque,  à  ce  qu'au- 
cun principe  dangereux  n'entre  dans  ces  ftmes  si 
tendres,  et  à  ce  qu'aucune  habitude  Tatale  ne  lenr 
soit  communiquée  par  des  conseils  trop  peu  intelli- 
gents. Sans  doute,  il  est  des  soins  qu'il  ne  peut 
prendre  personnellement.  Mais  il  n'en  est  pas  un 
seul  sur  lequel  il  ne  puisse  influer,  par  la  direction 
souveraine  qu'il  est  toujours  en  mesure  de  leur  faire 
prendre.  S'il  est  permis  de  diviser  l'unité  que 
Torment  les  époux,  on  pourrait  dire  que  la  mère  est 
le  précepteur  de  l'enfant,  dès  les  premiers  jours  de 
la  vie,  et  que  le  père  en  est  le  gouverneur.  Ce  rôle, 
dont  tant  de  pères  se  déchargent  sans  y  penser,  au 
grand  détriment  de  l'enfant  et  de  la  mère,  est  le  rôle 
supérieur  :  et  tous  ceux  qui  le  désertent  sont  respon- 
sables des  maux  d'un  tel  abandon,  et  devant  leur 
famille,  et  devant  la  société. 

Notez  bien  que  ces  principes,  que  semble  imposer 
une  trop  sévère  raison,  sont  aussi  ceuix  de  la  ten- 
dresse la  plus  naturelle  et  la  plus  vulgaire.  Gom- 
ment ne  les  appliquerait-on  pas,  si  une  fois  on  savait 
se  dire  qu'une  bonne  éducation  est  le  plus  grand  bien 
qu'on  puisse  faire  à  son  enfant  ?  On  convient  de  cet 
axiome  d'une  manière  théorique  et  générale.  Mais 
dans  la  pratique  de  chaque  jour,  on  n*a  ni  la  force  nf 


PllÉFACË.  ccxjtix 

ralteotian  suffisaate  iM>ur  le  réaliser.  Chacun  de  oousf 
peut  eo  appeler  à  sa  propre  observation  :  Où  sont  les 
éducations  bien  foites,  et  sérieusement  suivies  ?  Dans 
craibien  de  familles  ce  grand  objet  est-il  traité  avec 
la  sollicitude  qu'il  mérite  ?  Et  cependant,  qui  pour- 
rait soutenir  que  jamais  une  éducation  véritable  ait 
manqué  de  porter  ses  fruits  ?  Où  sont  les  âmes  si 
mal  douées  par  la  oature  qu'elles  soient  restées 
rebelles  à  la  tendre  fermeté  d'une  mère,  ou  à  l'auto- 
rité d'un  père  aimant  ?  La  vérité  bien  douloureuse, 
c'est  qu'il  y  a  trop  d^  familles  qui  remplissent  très- 
imparfaitement  leurs  devoirs;  et  q/ae^  si  l'on  rencontre 
plus  tard  tant  d'bommes  moralement  incomplets,  c'est 
qu'il  y  a  eu  d'abord  trop  d'enfants  mal  élevés.  Kant 
le  sent  bien  aussi  et  le  déplore.  Mais  il  eût  peut-être 
été  plus  sage  à  lui  d'adresser  ses  préceptes  aux  pères, 
qui  ont  tant  de  pouvoir,  plutôt  qu'aux  mai  très,  qui  eu 
ont  si  peu.  Par  un  bonheur  providentiel,  le  père 
iiepeut  même  arguer  de  son  ignorance  dans  l'accom- 
plissement de  ces  devoirs,  si  graves  et  si  faciles, 
puisqu'il  suffit,  pour  les  bien  remplir,  d'uue  affection 
inconstante  et  d'un  sipçère  dévouement.  La  supériorité 
de  ses  lumières  est  tmijours  si  grande,  à  moins  qu'il  ne 
SQÎt  lui«même  corrompu,  qu'en  général  l'enfant  a  tout 
à  gagner,  pour  peu  qu'on  veuille  s'occuper  de  lui. 


G<:\xx  PRÉFACE. 

A  ce  point  essëtitiel,  qtaî  est  te  (H^èmiet'  de  tMfs,  il 
faut  en  àjooler  un  antre.  L'éducation  doit  être  tf^ès- 
séVère,  taëtij^  ^êH»  te  tfébut.  Ce  qui  ne  fenipêi^  pas, 
j*ai  Mté  de  le  dire^  d'êtï'e  trè^^tëfldre.  Qttand  il  n^eist 
pas  possible  edcoï^  die  faire  cbiùprenêfë  les  principes, 
il  iVe  font  pas  inéntis  les  ^nii^ner  par  une  têg^olarité 
doM  l^enfent  profite,  bien  lonjg;temps  avâM  qti^on  lie 
puisse  lui  en  rendre  compte.  Comme  la  vie  doit  être 
soumise  &  des  tègl^,  il  est  bon  dèTy  plier  le  plus  tèt 
qu'on  pent.  C'est  le  tooyeii  ^éviter  plitô  tard  la 
contrainte,  que  Thabltude  aura  rettdne  hintile  ;  et 
l'enfant,  docile  dès  ses  premières  annéesi,  jacceptefti 
ta  toi  sans  murmfure  et  sans  faiblesse.  C'est  de  plus 
lui  -préparer  des  forces,  dont  il  aura  dans  la  suite 
grand  besoin.  On  fera  bien  de  lui  faire  amasser 
ce  trésor,  sans  que  d'ailleurs  fl  s'en  doute.  ïjes  luttes 
inee^antes  qu'il  detra  soutenir  contre  ses  propres 
passions  ^t  contre  les  circonstances,  fussent-elles  lés 
pins  heureuses,  sont  toujours  bien  pénibles  i  et  ce 
n'est  point  par  la  mollesse  et  par  le  relàehemem  qu'on 
l'y  dispose.  La  licence,  même  au  seuil  de  la  tie,  est 
mte  mauvaise  étale  ;  et  si  l'ftme  de  l'enfant  y  est 
restée  tongtenipâ,  ^1  aura  bien  de  la  peine  ensuite  ii 
se  transfMhoier,  pour  deveoiir  un  énergicpe  scrvîtenr 
du  devoir.  Au  lieu  de  Fatrcomplir  dans  toute  sa  pureté, 


PRJÈF/ICE.  Gcxxxi 

il  liifawerf  ^im  M,  qmȈ  il  pp  le  fa|ni  pi(s  ;  et  3a 
\\b»n^a  fMaii4  }1  «e»  4'âg^  ^  f»  jouir,  pe  fera  q#*we 
sHpeewiofi  4?  AiM^^y»i3^ts  <m  de  çapimlaj^ipQS,  pi^iU- 
éti^  méiBe  4e  d4l»itf«»* 

CopDinie  ls(  libellé  dans  rbomme  n'est  4|i|te  la  sçu^ 
ml^sioa  à  la  loi  4e  la  raispo,  jU  «l'est  ffii^t  k  efSLin^re 
dçreadre  r^ope  de  Tepra^t  s^rvile,  au  ie  fiii«ai^  ob^û* 
à  de9  ordros  raisoiuiables.  Àva^t  que  sa  propre  iotel- 
ligeuee  m  puisse  le  guider,  il  est  t^ui  simple  qu'il  se 
kipsse  gi#^r  par  rîat^Ugeuçe  d'av<tr«ii,  wirtfont  qj»apd 
celui  qui  .e<Hiiiiia9de  est  uu  féf:^  ou  vue  eière.  Il 
ne  résiste  ep  giépéral  à  un  joug  si  d?ux  et  si  oaturei 
que  qua^pd  un  empare  capricieu^i  et  tyjranniqup  lui 
«^prepd  la  récite,  ta  filupart  des  enfants  sfwt 
doctes  ;  leur  candeur  et  l^ur  l^ib^es^  les  pou^oc^at  à 
Tobéissance  ;  et  quand  ils  sept  rétifs^  c'est  le  plus 
souvent  la  faute  des  niaips  liuprudentes  qui  les  coa* 
duisent.  Kanç  prétend  avec  rpison  qu'un  dejs  prin- 
oipau;(  problèmes  4^  l'édiioation,  c'est  4^  s;) voir 
cojQWe,nt  Qn  Pf^t  concilier  la  sounûssion  à  la  lé^tim^ 
contrainte  av^ic  l'usiage  de  la  liberté*  C'est  un  rêtre 
libre  et  raisonnable  qu'il  s'agit  de  former  par  l'édu- 
catiQQ  ;  et  ce  serait  ibai^uer  le  but  que  de  .^îne  un 
ei^h^ve.  Mais  le  problème  n'est  ps^  aussi  ctifficile  à. 
résQtt<tee  quHI  le  semble.  Si  l'on  a  le  soin  de  laisser 


ccxxxii  PftÉFACE. 

voir  à  renfaiit  qvCon  est  soumis  soi^^méine  à  la  loi 
qu'on  lui  dicte,  il  la  subira  sans  peine  ;  et  il  aper- 
cevra la  raison,  qui  oblige  ses  maîtres  ainsi  que  lui, 
bien  avant  qu'on  ne  puisse  la  lui  faire  voir.  Ne  fût-ce 
que  par  imitation,  il  la  suivra.  Mais  dès  quMl  pourra 
comprendre  les  motifs  de  la  condtiite^qu'on  lui  pres- 
crit, il  faut  les  lui  donner ,  et  associer  le  plus  tôt 
possible  son  jeune  esprit  à  ce  secret  ;  il  le  saisini 
d'autant  plus  aisément  que  son  cœur  est  plus  pur.  Il 
s'agit  dérailleurs  bien  entendu  des  explications  les  plus 
simples.  Brèves  cft  claires,  elle  n'en  seront  que  meil- 
leures. 11  faut  bien  se  garder  d'ennuyer  les  enfants, 
ce  qui  est  très-différent  de  les  occuper.  Des  disser- 
tations pédantesques  auraient  ce  double  inconvénient 
de  rendre  ridicules,  et  le  maître  qui  les  en  fatigue,  et 
le  devoir  qu'on  leur  prêche.  Au  milieu  même  de  leurs 
jeux,  on  peut,  quand  on  sait  s'y  prendre,  leur  donner 
des  avertissements  dont  ils  profitent,  loin  de  ies 
repousser.  L'important  c'est  de  connaître  l'occasion 
et  la  mesure.  Les  formes  peuvent  être  aimables  ei 
douces,  sans  que  le  fond  cesse  un  instant  d'être  très- 
sérieux. 

Si  l'on  doit  être  régulier  et  sévère  pour  l'âme,  à 
plus  forte  raison  est-il  facile  de  l'être  en  ce  qui  re- 
garde le  corps.  On  peut  le  former  bien  plus  aisément 


PRÉFACE.  Gcxxxiii 

qa*(Hi  se  IbriM  les  e^nits  ;  et  la  matière  se  prête 
mieux  que  rtotelligefiee  et  ia  volonté  à  tout  ce  qtt*on 
en  exige.  Mais  ici  comme  dans  le  reste,  il  faut  tou- 
jours avoir  lies  regards  fixés  sur  le  but  suprême  de  la 
ne.  Il  ne  s*agit  pas  de  faire  des  athlètes,  ni  même  des 
hommes  bien  pétants  ;  il  s'agit  surtout  de  faire  des 
faemmes  vertueux.  La  force  du  corps  est  précieuse  ; 
mais  la  force  de  rftmerest  plus  qu'elle  apparemment  ; 
et  la  culture  physique  n'a  d'importance  qu'autant 
qu'Ole  profite  à  la  culture  morale.  C'est  un  point 
sur  lequel  Kant  n'a  point  assez  insisté,  et  que  peut^ 
être  il  n'a  point  asses  compris  ^. 

Il  voit  ïAen  que  la  gymnastique  habitue  l'enfant  à 
une  disdpline,  et  qu'en  endiircissant  son  corps,  elle 
te  garantit  contre  une  mollesse  corruptrice.  Il  ajoute 
qu'il  faut  dresser  aussi  les  corps  pour  la  société. 
Tout  cela  est  fort  juste.  Mais  on  pouvait  dire  beau- 
coup plus  nettement  en  quoi  la  culture  dn  corps 
profite  à  la  morale;  car  c'est  là  uniquement  ia  ques- 
tion. 

Comme  l'être  humain  est  composé  de  deux  prin- 
cipes contraires,  dont  l'un  est  fait  pour  commander 


(1)  Voir  le  Traité  de  Pédagogique,  page  377,  traduction  de 
M.  J.  ïissot 


CGXuiv  PRÉFACE. 

à  rautre«  et  <|ue  c^jest  Vémt  qm  iWt  éominer  le 
coiys,  il  importe  de  rendre  «tte  domlnati^D  aussi 
puissasle  €t  anasi  sage  qu'elle  peut  T^tre.  l<e  <»ips 
ae  peuvaiit  se  saunoir  que  soi»  Fiaipulaion  de  l'âmé^ 
plus  ses  woQvemeots  serout  flréqiiettts  Gtté^%,  fim 
rftme  assurera  et  étendra  sou  «nipi|e«  Plus  te  corps 
sera  discipliAé,  plus  il  obéira  ;  et  ies  forets  qu'il 
acquiert,  tout  eu  touruaat  à  soa  profit,  proiiteroot 
bieu  davautage  encore  à  la  fiaiculté  qui  les  lui  fait 
acquérir  et  qui  les  emploie.  De  là  vient  que  les 
oKercices  corporels»  quand  Ua  sont  biw  coodtiîls, 
rendent  les  enfants  plaa  doui  ei  plus  accessibles  è  la 
raiMU.  Par  la  juste  r^artition  de  toutes  ies  énergies 
vitales»  par  Féquilibre  qu'ils  rétabliaseat  et  pkt  le  îeti 
normal  de  tous  les  organes  quHls  fadJUleot,  ils  resti* 
tuent  au  principe  supérieur  la  suprématie  légitiaK 
qu'il  doit  conserver.  Lorsqu'ils  produisoulrdes  effets 
contraires»  et  qu'ib  rendent  le  caractère  fiarouche^et 
dur»  c'est  ^u'oo  y  laisse  introduire  l'iodiscâpliM,  qui 
perd  tout  le  reste»  ou  l'excès»  qui  les  dénature.  Dans 
leurs  justes  limites»  dirigés  avec  diaceraement  en 
même  temps  qu'avec  vigueur»  ils  ont  les  conséquences 
morales  les  plus  manirestes  et  les  plus  bienfaisantes. 
Kant  était  trop  sage  pour  ne  pas  se  préoccuper  de 
celte  crise  redoutable  qui  sépare  l'enfance  de  la 


PRÉFACE.  ccxxxv 

je^imme,  et  où  TMoleseefit  Uriise  presque  toujours^ 
avec  son  innoceace^  mie  iKirUe  4e  m  santé  et  Ae  sa 
ftiture  valeor.  I14it^  a^ec  «ne  prudence  consommée, 
^'il  est  alors  impossU^te  de  garder  envers  le  jenne 
toiDiae  on  silence  qai  ne  ferait  qu'aggraver  ie  mal  ; 
^  prenant  peut-fiare  son  ofÂnioa  p^soanelle  pour  une 
o(N»ion  reçue,  il  assure  qu 'on  xeconnatt  aujourà'iiui, 
eft  matière  d'éducation,  qu'ii  fout  al)order  directement 
la  question,  et  que  tout  se  passe  ijiea  du  moment 
qa*on  ne  parie  de  ces  choses-là  qu'avec  la  gravité 
onnvMable.  J'approuvie  sans  réserve  cette  franchise, 
qi:d  peut  «n  efltet  tout  sauwr.  Mais  Je  complète 
cet  intelligent  et  ferme  système,  en  ajoutant  qu'il  ne 
suffit  pas  d'éclairer  ie  jeune  homme,  €1  qu^iil  faut 
enoore  Taideri,  en  lui  tionnaat  les  oMiyens  ée  se  dé^ 
fendre  contre  la  nature  qui  l'attaque  si  vivcmenU 
Les  exerdees  du  corps  sont,  à  cette  é(K)que  périls 
leuse,  le  pi^servatif  le  plus  sûr  et  le  plus  simple^ 
Us  viennent  au  secours  d'une  raison  qui  sans  eux 
paorrmt  faiea  succomber  ;  ils  la  fortifient,  en  détour- 
liant  les  assauts  qu'elle  soutient.  Ils  divisent  les  forces 
qfui  fxsunraient  k  vaincre^  et  coniriiHueikt  pour  une 
p«rt  considérable  4  la  victoire,  ^  devient  moins 
pénible  et  plus  cei^taine  grâce  à  eux,  sans  compter 
qu'ils   préfKirent  pour  l'avenir  un   tempéramuieul 


ccxxAYi  PRÉFACE. 

robuste  et  des  ressom^s  d'aotivité,  qui  so&t  toiQQttrs 
si  utiles  et  qmlquefois  si  nécessaires* 

Voilà,  pour  renseiguement  de  la  vertu  et  pour 
FéducatioD,  c'est-à-dire  la  première  partie  de  la  Mé- 
thodohgit  morale.  Jç  passe  à  la  seconde  qui  est,  ou 
s'ea  souvient,  Y  Ascétique  ou  la  pratique  de  la  vertu, 
au  milieu  des  besoins,  des  intérêts  et  des  passions  de 
la  vie.  J'adopte  avec  Kant  la  devise  stoïcienne  ;  mais 
je  la  développe  un  peu  plus  qu'il  ne  Ta  fait. 

11  est  bien  clair  que,  si  Tenfont  a  été  élevé  par  la 
famille  d'abord,  et  ensuite  par  les  maîtres,  dans  les 
pures  et  fortes  maximes  que  le  sage  recommande  ; 
s'il  a  été  habitué  de  bonne  heure  à  la  loi  et  endurci  au 
travail;  si  le  jeune  homme  s'est  soumis  sincèrement 
aux  conseils  éclairés  qu'il  reçoit,  et  qu'approuve  sa 
raison  avec  sa  vertu,  il  reste  bien  peu  de  choses  à 
enseigner  encore  à  l'homme;  et  sa  destinée  morale 
s'écoule,  quelles  que  soient  les  traverses  qu'il  éprouve, 
sans  que  rien  désormais  puisse  en  détourner  le  cours. 
Le  sentiment  du  bien  est  assez  profond  dans  son 
cœur,  l'intelligence  du  devoir  est  assez  claire  à  son 
esprit,  et  sa  volonté  est  assez  énergique,  pour  qu'hu*- 
mainement  il  ait  tout  espoir  de  ne  point  faillir.  L'habi- 
tude fortifie  la  vertu,  plus  même  qu'elle  ne  fortifie  le 
vice;  et  l'on  persévère  dans  la  voie  du  bien  plus 


PRÉFACE.  ccxxxvir 

aisément  encore  qa*on  n'y  entre.  Cependant,  il  ne 
faut  jamais  perdre  de  vue  la  fragilité  humaine;  et 
quelques  chances  qu'on  ait  de  la  victoire,  il  fauf 
songer  pour  la  mieux  assurer  aux  chances  possibles 
de  la  défaite. 

La  première  règle  de  la  vie  morale  est  donc  une 
l)erpétuelle  surveillance  ;  car,  si  Ton  ne  se  rend  pas 
clairement  compte  des  motifs  par  lesquels  on  se  dirige, 
ou  court  grand  risque  de  faire  un  faux  pas,  quoique 
d'ailleurs  Tinlention  puisse  rester  pure.  C'est  en  se 
représentant,  sans  se  lasser  jamais,  la  loi  dans  tout 
son  désintéressement,  qu'on  trouve  la  lumière.  Il  faut 
interroger  son  propre  cœur,  et  le  sonder  dans  ses 
replis  les  plus  obscurs,  qu'il  ne  conserve  guère  d'ail- 
leurs pour  des  yeux  fermes  et  sincères.  Dans  toute 
action  qui  en  vaut  la  peine,  il  faut  se  demander  où 
est  le  devoir,  quelque  douloureux  qu'il  puisse  être  ; 
et  du  moment  qu'on  le  connaît,  il  est  probable  qu'on 
le  suivra,  si  l'on  a  su  de  longue  main  se  préparer 
aux  sacrifices.  Platon  et  Socrate  ont  semblé  croii-e, 
dans  un  sentiment  exagéré  de  philanthropie,  qu'il 
suffisait  à  l'homme  de  connaître  le  bien  pour  le  prati- 
quer. Cette  maxime,  comme  je  l'ai  dit,  est  plus  géné- 
reuse qu'exacte.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  qu'agir  sans 
savoir  ce  qu'on  fait,  même  quand  on  fait  bien,  n'est 


ccxxxvïii  TOEFACE. 

pas  dUgne  d*uB  être  raisonnable,  et  qu'avant  de  faire, 
it  convient  de  savoir.  C'est  en  ce  sens  uniquenaent 
que  la  vertn  et  la  science  se  confondent.  Mais  il  est 
trop  évident  que  savoir  n'est  rien,  si  Ton  n'agit  point 
en  conséquence  de  ce  que  l'on  sait ,  et  qu'il  n'y  a  de 
réelle  vertu  qu'au  prix  d'une  science  préalable'  et 
d'une  action  conforme  à  la  science.  On  ne  saurait 
donc  apporter  trop  de  soin  i  se  bien  comprendre  soi- 
même,  et  à  se  connaître,  comme  le  voulait  l'oracle  de 
Delphes  ^  C'est  en  cela  précisémeut  que  consiste  le 
courage  moral,  dont  parle  Kant,  et  que  le  vulgaire 
place  trop  souvent  dans  Tacte  extérieur.  L'acte 
interne  est  bien  autrement  pénible,  comme  il  est  bien 
autremenf  difficile.  Pour  Taccomplir^  on  n'est  eo  face 
que  de  soi-même  ;  et  si  l'on  peut  tout  espérer  de 
Dieu,  qui  scrute  les  cœurs,  on  ne  peut  rien  attendre 
des  hommes,  qui  ne  peuvent  les  connattre.  Dans 
l'acte  du  dehors,  au  contraire,  dans  l'action  propre- 
ment dite,  on  a  du  moins  l'aiguillon  de  l'estime  qu'on 
obtient  de  ses  semblables,  et  qui  manque  rarement 
à  la  vertu,  quoi  qu'on  en  pense.  On  se  soutient  par 


(1)  C'est  aussi  en  ce  sens  que  Kant  le  compread  Voir  les  Piin- 
cipes  métaphysiques  de  la  morale,  p.  2/i6,  trad.  de  M.  J.  Tissot, 
3*  édition.  Soerate.ne  le  isomprend  pas  tout  à  fait  de  même,  dans 
le  Phèdre^  page  9  de  la  trad.  de  M.  Y.  Cousin. 


PRÉFACR  ccxxxix 

Tespoir  et  la  certiMMle  de  la  loaange.  Dans  le  for  inié* 
rieiir^  c*^t  le  dev<m*  seul  qui  parle  et  qui  conseitte  ; 
et  il  faut  qtte  rame  soit  bîeu  honuéte  et  bien  pure 
pour  se  couteiter  de  ses  charmes  austères.  Ce  s6at 
potortaut  les  seuls  qui  la  doiveut  vaincre  ;  mais  ils 
s^obscurcisseut  pour  peu  que  sa  vigilauce  se  ktsse  ;  et 
^uand  elle  néglige  quelque  temps  de  les  regarder,  eUe 
ne  sait  plœ  les  discerner  avec  autant  de  sûreté  ni  de 
plaisir. 

Cest  là  sans  doute  ce  que  veulent  dire  les  Stmdens 
par  cette  /j^fe^iipii  incessante  quMls  exigent  du  sage. 
Mais  la  connaissance  de  soi^-méme,  dont  ils  ne  se 
sont  point  assez  occupés,  ne  demande  pas  ce  perpé-- 
tuel  effort  de  la  volonté*  C'est  d'une  observation  plus 
d^cate  et  plas  intime  qu'il  s'agit;  et  Kant  qui  propose 
à  r&me  btunaine,  la  représentation  de  la  loi  morale, 
po»r  unique  et  constant  mobile,  compile  heureuse-^ 
Bleût  le  StoScisAie,  en  rinstruisaut  de  mystères  que  sa 
riràesse  n'airait  point  assez  étudiés. 

Mam,  la  vigilance  sur  soi-même  apprend  à  Tbomme 
I»  qii'ii  doit  faire.  Mais  il  faut ,  en  outre ,  qu'il 
te  fasse.  C'est  ici  que  le  précepte  stoïcien  a  toute  sa 
fi»rce  et  toute  son  utilité.  Kant  le  traduit  en  nous 
dismt  :  «  Accoutume-toi  aux  incommodités  de  la 
;i  vie,  et  ne  sois  pas  esclave  de  ses  commodités,  » 


ca.x  PRÉFACE. 

La  traduction  est  excelleirte;  mais  elte  est  ob  peu 
vague.  L'essentiel  eût  été  de  nous  indiqua:*  précî* 
sèment  les  moyens  pratiques  de  braver  les  épreuves 
et  les  séductions  de  la  vie.  Pour  moi,  je  n'en  eonnais 
guère  qu'un  seul  qui  soit  efficace.  C'est  de  se  créer 
le  moins  de  besoins  qu'on  peut.  Plus  la  vie  se  civi- 
lise^ plus  tes  besoins  de  Tindividu  se  compliquent  et 
se  multiplient;  et  plus  aussi  l'âme  se  disperse  et 
s'affaiblit,  dans  une  foule  de  petits  attachements  qui 
l'enlacent  et  l'amoindrissent.  On  a  soutenu  parfois, 
non  sans  apparence  de  vérité^  que  chez  les  modernes 
la  magnanimité  était  plus  rare  que  chez  les  anciens. 
L'histoire  de  la  Grèce  et  de  Rome  offre  en  effet  bien 
plus  de  grands  caractères  que  celle  de  nos  temps. 
Qu'on  ne  cherche  pas  d'autre  explication  à  ce  phé- 
nomène que  la  simplicité  relative  de  la  vie  des  an-* 
ciens.  Les  âmes  n'avaient  point  alors  les  énervenmito 
de  toute  sorte  dont  les  nôtres  sont  séduites  et  dimi- 
nuées; elles  avaient  moins  d'entraves;  et  celles  à  qui 
le  devoir  se  faisait  entendre,  étaient  à  la  fois  plus  nom- 
breuses et  plus  dociles.  On  peut  sortir  de  la  mollesse 
pour  se  jeter  dans  le  crime  ;  ce  sont  deux  excès^  qui, 
tout  différents  qu'ils  sont,  nes'^excluent  pas.  Maison 
ne  passe  point  par  la  volupté  pour  arriver  à  la  v^tu. 
Mœnson  a  de  besoins,  plus  on  est  libre  ;  et  plus  aussi 


l'REFAC.E.  ccxM 

en  accroissant  son  indépendance  avec  sa  dignité  per- 
sonnelle, on  peut  être  utile  aux  autres.  Précisément, 
parce  qu'on  leur  demande  peu,  on  est  prêt  à  leur 
donner  beaucoup,  pour  peu  que  le  cœur  siHt  gé- 
néreux ;  et  quand  le  devoir  est  appliqué  dans  tmite 
son  étendue,  on  sait  de  reste  qu'on  doit  toujours  à  la 
société  infiniment  plus  qu'on  ne  peut  jamais  lui  rendre^ 
Mais  il  ne  faut  pas  faire  à  la  civilisation  l'injure  de 
croire  qu'elle  abaisse  nécessairement  les  âmes.  Au- 
trement, elle  serait  à  réprouver  au  nom  de  la  morale 
éternelle  ;  et  les  paradoxes  des  misanthropes,  comme 
Ronsseau,  seraient  par  trop  justifiés.  La  vertu  étant 
le  bien  suprême  de  l'bomme,  tous  les  progrès  de  son 
industrie  et  de  ses  sciences  seraient  ans»  méprisables 
que  funestes,  s'ils  étaient  incompatibles  avec  elle. 
Mais,  grâce  à  Dieu,  il  n'en  est  rien  ;  et  l'exemple  seul 
de  KaQt,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  suffirait. pour 
montrer  comment  on  peut  compi^endre  le  devoir  au 
milieu  des  raffinements  de  la  civilisation  la  plus 
avancée.  Seulement,  des  pièges  plus  séduisants  et  plus 
divers  appellent  plus  de  vigilance  ;  et  les  âmes  qui 
veulentl^e  garder  pures,  ont  plus  à  faire  aujourd'hui. 
Il  est  vrai  aussi  qu'elles  en  savent  plus  long  ;  et  que 
quand  elles  sont  bien  faites,  les  dangers  qu'elles  cou- 
rent leur  communiquent  des  forces  nouvelles,  loin  de 

p 


€cxLii  PBÉFACE. 

les  décoarager.  On  a  donc  tort  de  maudire  ia  civil!* 
satioD,  dans  Tintérét  de  la  verlu«  Les  ftmes  qui, 
de  nos  temps,  font  naufrage,  n'ont  toujours  qu*à  ^*en 
prendre  à  elles  seules  ;  car  les  moyens  de  défense  se 
sont  accrus  plus  encore  que  les  périls.  D'ailleurs,  la 

m 

civilisation,  quoiqu'elle  fasse,  ne  peut  qu'améliorer 
la  condition  de  Tliomme  ;  elle  ne  la  change  pas  ;  et 
comme  la  vie,  pour  être  plus  facile,  n'en  est  pas  moins 
caduque,  l'individu  peut  toujours  puiser  dans  les  en- 
seignements de  la  mort  la  juste  mesure  des  attache- 
ments qu'il  doit  aux  choses  d'ici-bas. 

Il  est,  je  l'avoue,  dans  cette  indépendance  que  l'on 
se  fait  en  limitant  et  en  dominant  ses  besoins,  deux 
écueils redoutables  :  ce  sont  l'orgueil,  et  l'indifiërence, 
oii  risquent  de  se  briser  l'homme  et  le  citoyen.  Le 
sage  du  Stoïcisme  n'a  ni  amis,  nt  famille,  ni  patrie  ;  et 
il  se  oset  sans  trop  de  peine  en  dehors  de  l'humanité* 
C'est  une  sorte  de  cruauté  héroïque  envers  soi- 
même  et  envers  les  autres;  on  les  dédaigne  parce 
qu'on  se  croit  supérieur,*  et  aussi,  parce  qu'ion  ne 
pense  qu'à  soi,  tout  en  se  faisant  son  propre  bour- 
reau. Voilà  l'excès,  qui  d'ailleurs  n'est  à  l'usage  que 
des  âmes  tes  plus  vigoureuses.  Mais  on  n'est  pas  t«nu 
de  le  commettre.  L'apathie  stoïcienne  n'est  pas  de  la 
sagesse,  et  l'on  peut  restreindre  ses  besoins  sans  dé- 


J 


lUlÉFACE.  ccxuii 

traire  ses  passions,  élément  indispensable,  non  pas 
seolement  du  bonheur,  mais  de  k  vérin,  qui  n*existe 
pas  sans  la  lutte.  La  loi  morale  nous  prescrit  de  nous 
vaincre,  mais  non  de  nous  mutiler.  Pour  prendre 
l'exemple  de  la  passion  la  plus  ordinairement  Tatale, 
la  loi  ne  nous  impose  pas  la  ebastetë;  mais  elle  nous 
ordonne  le  mariage.  On  peut  être  indépendant  sans 
devenir  isolé  ni  sauvage,  et  Ton  peut  diminuer  le 
nombre  de  ses  liens,  pour  rendre  d*aulant  plus  ^ides 
et  plus  étroits  ceux  qu^on  choii^t  et  qu'on  garde. 

La  limite,  d'ailleurs,  n'est  pas  en  ceci  très-difficflç 
à  trouver,  et  te  critérium  à  peu  près  infaillible  est 
celui  même  de  Kant,  bien  qu'il  l'indique  à  une  autre 
fin  :  c'est  le  contentement.  Loin  de  souffrir  à  se  re* 
trancher  des  besoins  factices,  on  jouit,  au  contraire, 
à  ces  victoires  qu'on  remporte  sur  sa  propre  fai^ 
blesse.  On  se  platt  à  rétrécir  le  cercle  pour  s'y 
nsouvofr  avec  plus  de  facilité  et  de  vigueur.  Maj$  si 
Ton  outre-passe  la  mesure  fixée  par  la  sagesse,  au 
contentement  succède  la  souiTrance,  que  la  tristesse 
ne  tarde  pas  à  suivre.  L'âme  du  Stoïcien  peut  être  in- 
vincible ;  mais  elle  a*est  pas  sereine,  et  l'effort  que  la 
vertu  lui  coûte  est  on  assez  mauvais  signe  de  sa 
pureté.  L'accomplissement  du  devoir  n'est  pas  fait 
pour  assombrir  le  cœur.  Loin  de  là,  il  ^t  fait  pour 


ccxLiv  PRÉFACE. 

le  cliarmer  en  ie  rortifiaiit  ;  «t  Kaut  a  peiit^lre  uoe 
rémiDiscence  un  peu  trop  stoïcienne,  quand  il  re- 
proche au  devoir  c  de  n'avoir  rien  d'agréable  ni  de 
»  flatteur.  »  Le  devoir  n'est  pas  fait  précisément  pour 
nous  plaire,  il  est  fait  pour  nous  commander.  Mais 
la  satisfaction  intime  dont  il  est  suivi  moiitr^  bien 
qu'il  n'a  rien  d'antipathique  à  notre  nature,  ni  d'in- 
compatible avec  le  plaisir.  Il  faut  donc,  pour  être 
d'autant  plus  prêt  à  la  vertu,  se  retrancher  tous  les 
besoins  dont  la  privation  ne  fait  pas  souffrir  la  na- 
ture ;  et  plus  on  immolera  de  ces  besoins  inutiles, 
plus  on  se  sentira  heureux  du  aentimefit  de  la  liberté 
reconquise  et  agrandie. 

Hais  ce  n'est  là  que  la  première  moitié  de  la  devise 
stoïcienne,  Abstine. 

L'autre,  Sustine^  est  à  la  fois  plus  simple  et  plus 
facile.  S'abstenir  est  encore  une  sorte  d'activité.  Au 
contraire,  quand  on  supporte  le  maU  ou  est  presque 
purement  passif;  et  la  constance  est  une  vertu  à  peu 
près  inerte,  quoique  t'effort  tout  intérieur  qu'elle  sup- 
pose, ne  soit  pas  sans  mérite,  pour  ne  rien  produire 
au  dehors.  Mais,  avec  un  juste  seutiment  du  devoir  et 
un  attachement  modéré  aux  choses  du  monde,  avec 
une  fbi  inébranlable  en  la  Providence,  ei  avec  une  ftme 
suffisamment  énergique,  il  n'est  guère  de  maux  qu'on 


PRÉFACE.  coxLT 

ne  puisse  aisément  braver.  Ceux  qm  vienoeot  du 
vice»  on  a  su  les  préTenir  en  le  fuyant  ;  et  la  vertu, 
sans  être  surhumaine,  sait  les  éviter  presque  tous. 
Ceux  de  la  fortune  affligent  médiocrement,  parce 
qu^ils  sont  réparables ,  et  que  la  temp^^nce  aide  beau* 
coup  à  les  supporter.  Restent  donc  les  douleurs  mo- 
rales et  les  souffrances  personnelles»  Les  douleurs 
morales,  le  vice  étant  éliminé,  se  réduisent  à  la  perte 
de  nos  affectiom.  Mais  on  ne  peut  aimer  dans  la  vie 
qtt*à  titre  précaire,  et  nos  amours  1^  plus  l^im^ 
sont  faits  pour  nous  être  un  jour  ravis.  Dieu  dépose 
de  nos  proches,  comme  il  dispose  de  nous-mêmes;  et 
nous  n^avons,  pour  eux  comme  pour  nous,  qu'à  nous 
résigner  à  ses  décrets,  même  lorsqu'ils  nous  font  les 
blessures  les  plus  cruelles.  Enfin,  quant  aux  maux  du 
corps,  on  ne  dir^  point  avec  le  Stmeisme  :  «  O  dôu*- 
le^r,  tu  n'es  point  un  mal  > ,  à  moins  qu'on  ne  veuille 
jouer  sur  une  équivoque.  Mais  il  suffit  du  courage  le 
plus  vulgaire  pour  les  endurer,  soit  quMls  viennent  de 
notre  imprudence,  soit  qu'ils  viennent  du  hasard. 

Même  quand  ils  ne  sont  pas  la  conséquence  d'un 

* 

devoir,  ils  sont  presque  toujours  une  épreuve,  où 
l'âme,  se  repliant  en  soi,  grandit  par  les  souffrances 
de  son  compagnon  ;  et  quand  on  sait  les  prendre 
sans  esprit  de  révolte,  il  y  a  comme  une  sorte 


rcxLvi  PRÉFACE. 

d'âpre  joilissaKe  à  se  senâr  plus  fort  qu*eu3u 
Abstifie,  sustincs  voilà  1h6d  en  efiet  le  résunné  de 
rascétiqne  morale,  et  ni  l*aD  ni  l'autre  n'est  fait  pour 
ôter  à  Tâme  du  sage  cette  satisfaction  que  Kant  a 
prise  si  justement  pour  le  signe  manifeste  de  la  vertu, 
qu'elle  accompagne  et  qu'elle  récompense. 

Mais,  jusqu'à  présent,  nous  ne  sommes  pas  sortis  de 
l'individu.  S'abstenir,  supporter,  sont  deux  actes  qui 
ne  concernent  que  lui  et  q«i  se  concentrent  en  IvL 
11  faut  maintenant  régler  ses  rapports  avec  ses 
'  semUables  ;  car  autrement,  l'ascétique  serait  incom- 
plète. 

La  règle  est  mie  conséquence  de  celles  qui  pré- 
cèdent^ et  c'est  encore  la  loi  morale  qui  la  donne  II 
ne  s'agit  pas,  bien  entendu,  des  devoirs  envers  autrui 
qui  sont  assez  connus,  et  sur  lesqtids  il.  n'est  que 
faire  d'insister.  Il  ne  s'agit  que  de  ces  relations  qui 
n'ont  rien  d'obligatoire,  rien  même  de  méritoire,  et 
qui  ne  relèvent  absolument  que  de  notre  cboix  et  de 
notre  libre  goût  Puisque  k  vertu  est  le  tout  de 
l'bomme,  à  quelle  autre  mesure  pourrious^^nous  les 
rapporter  ?  Comme  c'est  par  elle  que  nous  nous  esti- 
mons nous-mêmes,  c'est  par  elle  aussi  qu'il  convient 
de  nous  habituer  à  estimer  les  autres.  U  ne  faudra 
donc  point  se  laisser  séduire  en  eux  ni  par  la  fortune, 


PRÉFACE.  ccxi  ^  II 

oi  par  les  tateau,  ni  par  Fiotelligence  ou  le  géaie,  ni 
même  par  la  sympathie  peu  réfléchie  quMls  nous 
peuvent  inspirer.  Le  cbaraie  suprême  qu'ils  doivent 
avmr  pour  nous,  non  pas  unique,  mais  tout  puissant, 
c'est  Celui  de  lenr  mérite  moral.  C'est  ce  qu'Aristote 
a  voulu  dire  en  réduisant  toutes  les  espèces  d'amitié 
k  l'amitié  par  vertu,  la  seule  qui  soit  digne  de  ce 
beau  nom.  Ce  n'est  pas  un  discernement  très-facile, 
même  quand  on  y  porte  l'attention  la  plus  déslnté^ 
ressée  ;  et  ce  n'est  point  du  premier  coup  qu'on  peut 
se  défendre  de  tant  de  séductions,  que  mille  circon- 
stances diverses  peuvent  rendre  à  peu  près  irrésis- 
tiMes.  Il  en  coûte  d'abstraire  les  gens  de  tout  ce  qui 
les»  entoure  et  les  fait  briller,  pour  les  réduire  à  ce 
prix  intrinsèque  qui  est  le  plus  important,  sans  doute, 
mais  dont  on  fait  d'ordinaire  assez  bon  marché,  et 
qui  parfois  même  ne  laisse  pas  que  d'être  ridicule. 

Kaut  veut  inspirer  à  son  jeune  élève  la  conscience 
de  l'égal] (é  des  hommes  malgré  l'inégalité  civile. 
C'est  un  soin  très-louable  qu'il  prend,  quoiqu'il  ait 
tort  d'ajouter  que  «  l'inégalité  est  un  ordre  de  choses 
1^  qui  est  résulté  des  avantages  qu'un  homme  a  voulu 
»  acquérir  sur  ses  semblables  ^  »  Mais  il  est  une  autre 

(i)  Kaut,  PéUtigogiquCy  page  W^txy  traductîott  de  M.  J.  Tissot. 


ncxLviu  PRÉFACE. 

ioégatité  sur  laquelle  il  est  plas  conveDable  de  fixer 
ses  regards.  C'est  rinégalité  morale,  que  le  jeune 
homme  peut  seulir  assez  aisément,  et  que  Tenfant 
même  sent  de  très-bonne  beure  parmi  les  compagnons 
de  son  âge.  Celle-là  est  plus  essentielle  à  reconnaître 
que  rinégalité  civile  ;  et  c'est  à  elle  surtout  qu'il 
faut  s'attacher  durant  toute  sa  vie  ;  car  c'est  elle  qui 
peut  donner  le  secret  des  cœurs  et  le  secret  même 
des  choses.  En  tant  que  personnes  morales,  tous  les 
hommes  sont  égaux  ;  et  de  là,  le  respect  qu'on  leur 
doit  indistinctement  à  ce  titre  commun,  comme  de  là 
aussi,  l'égale  justice,  qui  est  le  devoir  de  la  loi.  Mais 
sous  cette  égalité  de  nature,  qu'il  ne  faut  jamais 
oublier,  que  de  différences  et  d'inégalités  réelles! 
Les  négliger  ou  ne  point  les  apprécier,  ce  serait  man- 
quer  de  prudence  ou  de  discernement  ;  ce  serait  se 
préparer  des  mécomptes,  ou  risquer  de  commettre 
bien  des  iniquités.  Confondre  tous  les  hommes  que 
l'on  connaît  dans  une  égale  estime  ou  une  égale  bien- 
veillance, vaut  mieux  que  les  confondre  dans  un  égal 
mépris  ou  une  égale  haine.  Mais  avec  la  preuve  d'un 
bon  cœur,  c'est  la  preuve  aussi  d'un  aveuglement  ou 
d'une  indifférence  assez  peu  louable.  Il  faut  distinguer 
le  mérite  moral  pour  ne  se  donner  qu'à  lui  pleine- 
ment et  sans  retour,  et  bien  savoir,  suivant  Taxiôme 


PllÉFACE.  ccxLix 

antique,  qu*iIo*y  a  d'amitiés  sûres  que  celles  des  geos 
de  bien. 

J'ajoute  que  cette  habitude  de  n'apprécier  les  gens 
que  d'après  leur  valeur  absolue,  permettra  de  juger 
aussi  plus  sainement  les  choses  de  la  société  ;  car 
l'ascétique  morale  va  jusque-là,  sans  avoir  à  craindre 
d'usurper  sur  un  domaine  qui  n'est  pas  le  sien.  On 
s'est  trop  accoutumé  en  politique  à  ne  penser 
qu'à  l'intérêt  ;  et  les  citoyens ,  aussi  bien  que  les 
chefs  des  États,  ne  songent  guère  qu'à  ce  qui  peut 
leur  être  utile.  Pour  diriger  son  jugement ,  et  au 
besoin  sa  conduite,  dans  le  conflit  si  compliqué  qu'en* 
gagent  tant  de  passions,  c'est  la  loi  morale  qu'il  faut 
seule  consulter.  Si  tous  les  citoyens  s'attachaient  à  la 
suivre  dans  les  opinions  qu'ils  adoptent,  le  gouver- 
nement des  sociétés  deviendrait  à  la  fois  beaucoup 
plus  facile  à  ceux  qui  eu  ont  le  fardeau,  et  beaucoup 
plus  profitable  à  ceux  qui  y  sont  soumis.  Malheureu- 
sement, découvrir  le  bien  dans  les  questions  politiques 
est  souvent  plus  difficile  que  dans  les  questions  de  la 
conscience;  et  sauf  quelques  cas  exceptionnels,  oii  le 
devoir  est  évident,  on  s'abstient  de  se  décider  au 
moins  autant  par  ignorance  que  par  faiblesse.  C'est 
un  tort  de  la  part  de  cette  minorité  d'élite  à  laquelle 


GGL  PRÉFACE. 

peavent  s'adresser  les  conseils  de  la  science  morale» 
C'est  le  moyen  de  perpétuer  ces  abus  de  pouvoir  et 
ces  révolutions^  dont  les  peuples  souffrent  non  moins 
que  ceux  qui  les  gouvernent.  11  serait  digne  d'esprits 
éclairés  et  honnêtes  de  n'approuver  en  politique  que 
la  jptice»  et  de  ne  januis  séparer  leur  intérêt  et  leur 
estime* 

J'en  ai  Gui  avec  l'ascétique  morale.  Je  m'anrète 
sur  le  seuil  de  la  politique  oii  elle  nous  a  conduits  ;  et 
il  ne  me  reste  plus  qu'à  résumer  ces  longues  coundé- 
tions  que  m'a  fournies  l'bistoire  de  la  science  morale, 
étudiée  dans  ses  plus  nobles  représentants. . 

J'ai  commencé  par  tracer  le  cadre  de  la  science 
moralp,  d'après  les  principes  qui,  ce  me  scymble,  sont 
admis  unanimement  aujourd'hui  par  toutes  les  con- 
sciences éclairées  et  honnêtes.  Puis,  je  me  suis  de- 
mandé d'où  venait  ce  généreux  héritage,  et  j'ai  dû 
remonter  jusqu'à  Socrate  et  Platon,  les  vrais  fonda*- 
teurs  de  la  morale,  qui,  depuis  eux,  n'a  pas  cessé 
d'être  le  patrimoine  et  l'appui  des  âmes  intelligentes, 
accrue  encore  et  fortifiée  par  l'assentiment  du  Chris- 
tianisme. J'ai  suivi  cette  admirable  histoire  après 
Platon  dans  Aristote,  dans  les  Stoïciens  et  dans  K^ant, 
jusqu'à  la  fin  du  xvnr  siècle,  faisant,  du  mieux  que 


I 


PRÉFACE,  Gcti 

j*ai  pti,  use  part  équitable  aux  mérites  et  aux  défauts 
de  diacttUf  et  donnant  heureusement  bien  plus  à  la 
touamge  qu'à  la  critique. 

Si  j*ai  réussi  à  rendre  fidèlement  l'impression  que  je 
ressens  moi-même,  ce  doit  être  un  grand  et  consolant 
spectacle  que  de  voir  cette  ferme  assise  de  la  civi- 
lisation, posée  quatre  siècles  avant  notre  ère,  rester, 
depuis  plus  de  deux  mille  ans,  immuable  dans  Tbis- 
loire,  comme  elle  Test  dans  la  conscience.  Les  mœurs 
ont  profondément  changé  depuis  le  Paganisme  jnsqn*à 
nous.  Mais  la  morale  avec  ses  croyances  essentielles 
n^a  pas  varié.  Je  ne  sais  quelles  âmes  oseraient  à 
cette  heure  se  flatter  de  mieux  comprendre  le  devoir 
et  d'en  parler  mieux  que  Socrate  et  son  disciple.  Si 
la  morale  n'a  point  changé  dans  ce  long  passée  nous 
pouvons  assurer  avec  une  pleine  certitude  qu'elle  ne 
changera  psus  davantage  dans  l'avenir;  et  les  destin- 
nées  morales  de  l'esprit  humain,  du  moins  dans  la 
race  privilégiée  à  laquelle  nous  appartenons,  ne 
peiftvent  inspirer  aucune  sérieuse  inquiétude.  Les 
peuples  qu'ont  civilisés  à  l'envi  la  Grèce,  Rome  et  le 
Chistianisme,  n'abjureront  pas  leur  fui  morale,  quelles 
que  soient  les  révolutions  que  subissent  encore  leurs 
mœurs  et  leurs  lois.  Ils  rcsteix)nt  fidèles  aux  tradi- 
tions de  leurs  ancêtres  ainsi  qu'à  eux-mcmes;  et  ce 


ccLii  PRÉFACE. 

qoMls  ont  été  répond  iodubitâblement  de  ce  quHts 
doivent  toujours  être.  Ceci  ne  veut  pas  dire  que  la 
science  morale  comptera  beanconp  d*adeptes,  et 
qu'elle  ne  verra  pas  de  temps  à  autre  ses  principes 
contestés  et  obscurcis,  comme  ils  Tétaient  au  temps 
de  Socnite  par  les  Sophistes ,  organes  des  esprits 
pervers  de  leur  époque.  Mais  ceci  prouve  assez  claire- 
rement  que  la  science  n*a  rien  à  craindre,  et  que 
toutes  les  fois  qu'elle  a  de  redoutables  adversaires, 
elle  trouve  des  défenseurs  d'autant  plus  forts  qu'elle 
est  plus  attaquée.  Si  Platon  est  vainqueur  de  la  Sophis- 
tique, Rant  ne  l'est  pas  moins  du  matérialisme  du 
xviit'  siècle  ;  et  la  science  morale  sort  de  ces  épreuves 
plus  puissante  et  plus  solide.  Dans  ces  retours  vic- 
torieux, elle  touche  d'autant  plus  de  cœurs  qu'elle  a 
en  des  ennemis  plus  violents  et  plus  aveugles.  Les 
âmes  se  rattachent  d'autant  plus  vivement  à  elle 
qu'elle  a  été  plus  menacée;  et  les  outrages  qu'elle 
reçoit  de  la  part  de  ceux  qui  la  nient  ne  font  que  re- 
doubler l'ardeur  et  le  culte  de  ceux  qui  lui  restent 

fidèles.    * 
Mais  la  science  morale  n'a  point  à  se  le  dissimuler  : 

même  dans  ses  plus  grands  triomphes,  elle  ne  sera 
jamais  que  le  partage  de  quelques-uns.  Avec  ses  pro- 
cédés rigoureux,  avec  ses  analyses  délicates  et  pé- 


PRÉFACE.  ccnii 

nibles,  avec  ses  observations  tout  intérieures,  elle 
restera,  quelque  bellç  qu'elle  soit,  à  Fusage  du  petit 
nombre  ;  et  pour  ma  part,  je  serais  heureux  si  cette 
longue  étude,  commencée  sons  les  auspices  d*Âris- 
tote,  obtenait  pour  récompense  l'accomplissement  du 
vœu  modeste  qu'il  formait,  c  en  faisant  de  quelques 
»  cœurs  bien  nés,  des  amis  inébranlables  de  la 
»  vertu.  » 


Lefi  Pépinières  pr^'  Meaux»  29  mars  1855. 


DISSERTATION  PRÉLIMINAIRE 


SUR 


LES  TROIS  OUVRAGES  DE  MORALE 


CONSERVÉS  SOUS  LE  NOM 


D'ARISTOTE 


Il  se  trouve,  comme  on  sait,  dans  les  œuvres  d'Aristote, 
telles  qu'elles  nous  sont  parvenues,  trois  ouvrages  de 
morale,  intitulés  :  Morale  à  Nicomaque,  Grande  Morale, 
et  Morale  à  Eudème,  sans  parler  d'un  quatrième  traité, 
en  quelques  pages,  sur  les  Vertus  et  les  Vices,  qui  est 
évidemment  apocryphe.  Ces  trois  ouvrages  d'inégale 
étendue  traitent  les  mêmes  matières,  avec  des  développe- 
ments analogues,  dans  le  même  ordre,  et  ce  sont  trois 
rédactions  d'une  seule  pensée.  Toutes  les  théories  sont 
pareilles,  ou  très-peu  s'en  faut  ;  et  la  plus  scrupuleuse 
attention  sulfit  à  peine  pour  découvrir  quelques  diffé- 
rences de  doctrine,  qui  sont  d'ailleurs  pour  la  plupart 
insignifiantes.  Le  style  ne  trahit  guère  davantage  la  véri- 
table origine  de  ces  œuvres,  semblables  par  le  fond  et 
diverses  seulement  par  la  forme.  A  première  vue,  il 
parait  incontestable  que  la  Morale  à  Nicomaque,  la  plus 


rcLvi  DISSERTATION 

régulière  des  trois,  la  plus  connue  et  la  seule  que  les 
anciens  aient  comm^atée,  porte  au  siq)rème  4egré  l'em- 
preinte aristotélique.  Mais  dans  les  autres,  la  trace  du 
maître  est  encore  très-marquée  ;  et  Ton  ne  peut  nier,  ce 
semble,  que,  si  la  Grande  Morale  et  la  Morale  à  Eudème 
ne  sont  pas  de  la  main  d*Aristote,  elles  ne  soient  de  son 
école  et  d'un  temps  fort  rapproché  de  lui. 

Qu'est^e  donc  que  ces  trois  rédactions?  Quels  rapports 
exacts  ont-elles  les  unes  avec  les  autres?  Est-ce  Aristote 
lui-même  qui  s'est  repris  jusqu'à  trois  fois  pour  exposer 
son  système  de  morale  ?  Sont-ce  des  résumés  de  ses 
leçons  recueillis  par  des  auditeurs  plus  ou  moins  intelli- 
gents, qui  se  seront  glissés  dans  les  manuscrits  du  maître? 
Sont-ce  des  paraphrases  ou  des  extraits  faits  dans  des 
temps  postérieurs  par  des  mains  plus  ou  moins  habiles  ? 
Est-il  possible,  soit  à  l'aide  du  témoignage  de  l'antiquité, 
soit  par  la  comparaison  des  ouvrages  eux-mêmes,  de 
savoir  précisément  ce  qu'il  en  est  et  d'arriver  à  quelque 
certitude  ?  Ce  sont  là  des  questions  très-délicates  et  très- 
difficiles  à  résoudre.  Mais  il  est  bon  de  les  agiter  du 
moins,  et  ce  serait  déjà  quelque  chose  que  de  savoir 
qu'on  ne  peut  dissiper  complètement  l'obscurité  qui  les 
couvre. 

Ce  n'est  pas  là  d'ailleurs  une  recherche  de  pure  curio- 
sité ;  elle  a  son  côté  utile.  Comme  l'a  prouvé  M.  Zell  par 
ses  notes  sur  la  Morale  à  Nicomaque,  dont  il  a  donné 
une  excellente  édition,  comme  l'ont  fort  bien  rémarqué 
M.  Brandis  *  et  tous  les  historiens  de  la  philosophie,  on 


(l)  Manuel  de  Thistoire  de  la  philosophie  Gféco-Romaine,  i^  moitié  de 
la  seconde  section  de  la  seconde  partie,  Berlin  1853,  page  d$l,  allemand. 


PRÉLIMINAIRE.  cclvu 

ne  saura  faire  une  exposition  de  la  Morale  d' Aristote  sans 
consulter  la  Grande  Morale  et  la  Morale  à  Eudëme.  Si 
Ton  ne  trouve  pas  dans  ces  deux  ouvrages  des  différences 
graves,  on  y  peut  saisir  cependant  des  nuances  qu'on 
aurait  tort  de  négliger;  et  sans  elles,  le  génie  d* Aristote, 
s'il  n*est  pas  amoindri,  est  au  moins  quelque  peu  mutilé. 
C'est  le  restituer  dans  une  partie  assez  importante  de  son 
ensemble,  que  de  ne  point  séparer  la  Morale  à  Nicomaque 
des  deux  autres  ouvrages,  qui,  depuis  deux  mille  ans  à  peu 
près,  la  suivent  et  l'accompagnent.  La  Grande  Morale 
pourrait  jusqu'à  un  certain  point  en  être  détachée.  Mais 
pour  la  Morale  à  Eudème,  c'est  radicalement  impossible, 
n  y  a  trois  livres  qui  sont  communs  à  la  Morale  à  Nico<^ 
maque  et  à  la  Morale  à  Eudème  ;  ils  se  répètent  identiques 
de  part  et  d'autre.  Dans  la  Morale  à  Nicomaque,  qui 
compte  dix  livres,  ces  trois-là  sont  le  cinquième,  le 
sixième  et  le  septième  ;  dans  la  Morale  à  Eudème,  ce  sont 
les  livres  quatrième,  cinquième  et  sixième.  Mais  sauf 
cette  différence  tout  extérieure  de  position,  les  trois  livres 
communs  sont  absolument  pareils  ;  et  les  manuscrits  de 
l'un  de  ces  deux  ouvrages  peuvent  à  cet  égard  servir  par- 
faitement à  contrôler  les  manuscrits  de  l'autre  K 

D'où  vient  cet  enchaînement  si  étroit  de  la  Morale  à 
Nicomaque  et  de  la  Morale  à  Eudème?  Auquel  de  ces 
deux  ouvrages  appartiennent  primitivement  ces  trois 
livres  ^communs?  Ont-ils  passé  de  la  Morale  à  Nico- 
maque dans  la  Morale  à  Eudème,  dont  on  aura  voulu 


(1)  En  général  même,  les  trois  livres  de  la  Morale  à  Eudème  ne  sont  pas 
répétés  dans  les  manuscrits;  elles  cof^stesse  contentent  de  renvoyer  aui 
livrer  de  la  Morale  à  Nicomaque. 


cTAmii  DISSERTATION 

réparer  ainsi  quelqne  lacune  ?  Ont-ils  au  contraire  passé 
de  la  Morale  à  Eudème  dans  la  Morale  à  Nicomaque? 
Cette  dernière  qu'on  trouve  à  bon  droit  la  plus  authen- 
tique, quand  on  ne  la  trouve  pas  la  seule  authentique, 
pourrait-elle,  sans  être  détruite  et  tomber  en  ruines,  être 
privée  des  théories  indispensables  de  la  justice,  des  vertus 
intellectuelles,  et  de  Tintempérance,  avec  un  essai  sur  le 
plaisir,  qui  remplissent  les  trois  livres  communs  ?  La 
Morale  à  Eudème,  qui  présente  dans  quelques  parties  un 
grand  désordre,  des  phrases  inachevées  et  inintelligibles, 
des  chapitres  sans  suite  et  sans  liaison,  n*a*t-^lle  pas  subi 
encore  cette  autre  perte,  plutôt  que  la  Morale  à  Nico- 
maque ?  N'est-il  pas  plus  nature  de  penser  que  l'œuvre 
la  pbis  étendue  et  la  mieux  construite  aura  servi  à  res- 
taurer la  plus  imparfaite  ?  Quelles  mains  ont  essayé  ce 
raccord,  qui  n'est  pas  d'ailleurs  fort  habile  7  Dans  quel 
tmips  l'a-t-on  adopté  ?  Est-ce  avec  raison  qu'on  l'a  fait  ? 
Ces  théories  communes  sont-elles  de  part  et  d'autre  éga- 
lement nécessaires  ? 

Ces  questions,  après  celles  que  je  viens  d'indiquer,  ont 
encore  leur  intérêt  ;  et  je  crois  qu'il  est  bon  de  les  traiter 
les  unes  et  les  autres,  sans  méconnaître  d'aillenrs  que  les 
premières  sont  les  plus  importantes^ 

Un  point  de  fait  certain  c'est  que  toute  l'antiquité  a  cru 
que  les  trois  ouvrages  étaient  d'Aristote  ;  et  par  l'anti- 
quité, il  faut  entendre  ici  tous  les  témoignages  qui 
remontent  aux  {)remiers  siècles  de  notre  ère.  Us  sont 
aussi  formels  qu'on  peut  le  désirer.  Mais  avant  de  recueil- 
lir ces  témoignages  qui,  tout  précieux  qu'ils  sont,  doivent 
paraître  relativement  assez  récents,  il  faut  en  consulter 
d'autres  qui  sont  les  plus  vénérables  de  tous.  Ce  sont  les 


PRÉLIMINAIRE.  ceux 

citations  que  fait  Aristote  lui-même  de  sa  Morale  dans 
d'autres  ouvrages,  ou  qu  il  fait  de  ses  autres  ouvrages 
dans  sa  Morale.  Peut-on  découvrir  dans  ces  citations 
quelque  lumière  ?  Nous  peuvent-elles  éclairer  sur  le  pro- 
blème que  nous  discutons  ? 

La  Morale  est  citée,  par  Aristote,  six  fois  dans  la  Poli- 
tique. Voici  tous  ces  passages  : 

Au  livre  II,  ch.  1,  g  5,  (page  52  de  ma  seconde  édi- 
tion), Aristote  voulant  prouver  que  Tunité  de  l'État  ne 
peut  résulter  que  d'éléments  d'espèces  diverses,  et  que  la 
rédprocité  est  le  rapport  nécessaire  d'individus  libres 
et  égaux  entr'eux,  ajoute  :  a  Aussi  la  réciprocité  dans 
»  l'égalité  est-«lle,  comme  je  l'ai  déjà  dit  dans  la  Morale, 
»  le  salut  des  États.  »  Cette  première  citation  se  rapporte 
à  la  Morale  à  Nicomaque,  livre  Y,  ch.  5,  §  A,  où  Aristote 
essaie  de  prouver,  presque  dans  les  mêmes  termes,  que 
la  société  et  l'État  ne  subsistent  que  par  un  échang^e 
de  services  entre  les  citoyens,  les  uns  à  l'égard  des 
autres. 

Au  livre  III,  ch.  7,  §  1  de  la  Politique  (p.  164  de  ma 
seconde  édition),  Aristote  établit  que  le  bien,  dans  la 
société  civile,  c'est  la  justice,  c'est-à-dire  Tutilîté  géné- 
rale :  «  On  pense  communément,  dit4U  que  la  justice  est 
»>  une  sorte  d'égalité  ;  et  en  ceci»  l'opinion  vulgaire  est 
))  jusqu'à  un  certain  point  d'accord  avec  les  principes 
»  philosophiques  par  lesquels  xu>ua  avons  traité,  dans  la 
))  Morale,  de  la  nature  de  la  j  ustioe  et  des  êtres  auxquels 
»  elle  s'applique.  »  Cette  seconde  citation  se  rapporte  à 
la  Morale  à  Nicomaque,  livre  Y,  dont  le  ehapitre  troisième 
tout  entier  est  consacré  à  démontreif  qiie  la  jiistiçcf  est  une 
égalité  proportionnelle  autre  les  personnes  et  les  choses, 


ctix  DISSERTATION 

doDt  elle  règle  souverainement  les  relations  équitables  et 
bienveillantes  tout  ensemble. 

Dans  ce  même  livre  III,  ch.  5,  §  9  (page  151  de  ma 
seconde  édition) ,  Aristote  exposant,  avec  sa  profondeur 
habituelle,  les  dissentiments  des  riches  et  des  pauvres  sur 
la  justice  et  le  droit  politiques,  poursuit  :  «  Le  droit  pou- 
t>  vant  s'appliquer  aussi  bien  aux  choses  qu'aux  per- 
»  sonnes,  comme  je  l'ai  dit  dans  la  Morale,  on  s'accorde 
»  sans  peine  sur  l'égalité  même  de  la  chose,  nuûs  pas  le 
»  moins  du  monde  sur  les  personnes  à  qui  cette  égalité 
»  appartient.  »  Il  s'agit  encore  ici  du  troisième  chapitre 
du  livre  V  de  la  Morale  à  Nicomaque,  où  la  justice  est 
considérée  comme  une  sorte  de  proportion,  dans  laquelle 
deux  des  quatre  termes  représentent  des  personnes,  et  les 
deux  autres,  des  choses  corrélatives. 

Au  livre  IV  (7),  Aristote  cite  sa  Morale  deux  fois  de 
suite  dans  un  m$me  chapitre,  le  douzième  (p.  239  et  2A0 
de  ma  seconde  édition) ,  où  il  traite  du  bonheur  social  et 
des  conditions  auxquelles  les  citoyens  peuvent  l'obtenir 
durable  et  solide.  «  Nous  l'avons  dit  dans  notre  Morale, 
»  si  toutefois,  ajoute^t-il  modestement,  il  nous  est  permis 
I)  de  croire  que  cet  ouvrage  n'est  pas  dénué  de  toute 
•^0  utilité  :  Le  bonheur  est  un  développement  et  une  appli- 
>:  cation  complète  de  la  vertu,  non  pas  relative,  mais 
»  absolue.  »  Puis  un  peu  plus  bas  :  «  Dans  la  Morale 
»  encore,  nous  avons  défini  l'homme  vertueux  :  L'homme 
»  qui  par  sa  vertu  ne  prend  pour  des  biens  que  les  biens 
»  absolus.  )>  De  ces  deux  citations,  la  première  répond  au 
S  15  du  chapitre  -4  dans  le  premier  livre  de  la  Morale  à 
Nicomaque  ;  la  seconde  répond  aux  §g  &  et  5  du  chapitre 
V  dans  le  troisième  livre  du  même  ouvrage,  et  aussi  à 


PRÉLIMINÂmE.  GGLii 

divers  passages  moins  fonuels  du  premier  livre,  ch.  &,  et 
du  second  livre,  ch.  3. 

Voilà  déjà  cinq  citations  de  la  Morale  dans  la  Politique. 
Voici  la  dernière.  Elle  est  au  livre  VI  (4),  ch.  9,  §  2, 
(p.  329  de  ma  seconde  édition)  :  «  1%  nous  avons  eu  raison 
»  de  dire,  dans  la  Morale,  que  le  bonheur  résulte  de 
»  l'exercice  facile  et  permanent  de  la  vertu,  et  que  la  vertu 
»  n'est  qu'un  milieu  entre  deux  extrêmes,  il  s'ensuit 
»  nécessairement  que  la  vie  la  plus'  sage  sera  celle  qui  se 
»  maintient  dans  le  milieu,  en  se  contentant  toujours  de 
»  cette  position  moyenne  que  chacun  est  capable  d'at- 
»  teindre.  »  Cette  citation,  qui  amène  et  soutient  la 
fameuse  théorie  de  l'importance  des  classes  moyennes 
dans  la  société,  se  rapporte  à  deux  passages  de  la  Morale 
à  Nicomaque,  d'abord  au  livre  premier,  ch.  8,  §  6,  et 
ensuite  au  livre  II,  ch.  6,  §  9. 

Il  était  tout  simple  qu'Aristote,  dont  le  système  ratta- 
chait la  morale  à  la  politique,  en  subordonnant  la  première 
à  la  seconde,  citât  souvent  sa  Morale  dans  sa  Politique. 
Mais  il  la  rappelle  également  dans  la  Métaphysique.  C'est 
au  livre  premier  (ch.  1,  p.  981,  b,  26^  édition  de  Berlin, 
et  p.  125  de  la  traduction  de  M.  Cousin).  Après  avoir 
déterminé  les  rapports  de  l'art  et  de  la  science,  Aristote 
ajoute  :  «  Du  reste,  nous  avons  dit  dans  la  Morale  en  quoi 
»  diffèrent  l'art  et  la  science  et  les  autres  degrés  de  con- 
»  naissance.  »  En  effet,  toute  cette  discussion  se  retrouve 
très-développée,  à  propos  de  la  théorie  des  vertus  intellec- 
tuelles, dans  la  Morale  à  Nicomaque,  livt^  VI,  ch.  2,  3  et 
suivants. 

Enfin,  dans  le  Traité  de  l'Ame  (livre  III,  ch.  3,  §  5, 
p.  280  de  ma  traduction) ,  la  Morale  est  hidiquée  d'une 


ccLXii  DISSERTATION 

manière  assez  claire,  sans  d'ailleurs  être  nommée  expres- 
sément. Aristote  veut  expliquer  les  différences  cte  V  ima- 
gination et  de  la  pensée  ;  et  il  ajoute  :  «  Il  y  a  aussi  des 
)>  différences  dans  la  pensée  elle-même  ;  par  exemple,  la 
»  science,  Topini^m,  la  sagesse  et  leurs  contraires,  àiBé- 
»  renées  dont  on  parlera  dans  un  autre  Meu.  »  Cet  autre 
lieu  me  semble  évidemment  la  Morale,  comme  l'ont  cru 
tous  les  commentateurs,  et  dans  la  Morale  à  Nicomaque, 
les  passages  spéciaux  que  je  viens  de  rappeler  à  propos 
de  la  Métaphyâque. 

n  est  possible  qu'on  découvrit  encore  dans  les  cBuvres 
d' Aristote  d'autres  citations  analogues  ou  d'autres  allu- 
sions. Je  m'en  tiens  à  celles-là,  qui  sont  les  principales  ; 
et  voici  quelques  conclusions  qu'on  en  peut  légitimement 
tirer. 

Les  citations  que  fait  Arij^^ote  de  sa  Morale  dans  ses 
autres  ouvrages,  semblent  se  rapporter  à  peu  près  exclu- 
sivement à  la  Morale  à  Nicomaque.  Mais  comme  les 
théories  de  celle-ci  se  retrouvent  également  dans  la 
Grande  Morale  et  dans  la  Morale  à  Eudème,  il  s'ensuit 
que  les  citations  qui  conviennent  à  la  Morale  à  Nico- 
maque, conviennent  à  peu  près  autant  aux  deux  autres. 

En  second  lieu,  cette  coïncidence  est  frappante  et  com- 
plète, pour  les  citations  qui  se  rapportent  aux  livres  cin- 
quième et  sixième  de  la  Morale  à  Nicomaque,  puisqu'ils 
sont  en  même  temps  les  livres  quatrième  et  cinquième  de 
la  Morale  à  Eudème. 

Sans  doute,  ce  serait  aller  trop  loin  que  de  s'imaginer 
que  l'authenticité  des  trois  ouvrages  de  Morale  soit  attestée 
positivement  par  les  témoignages  qui  précèdent.  Mais 
l'authenticité  des  doctrines,  si  ce  n'est  des  traités  eux- 


PftÉUMlNAIRK.  ncLxm 

mômes,  est  désormais  hors  de  douté  ;  et  c  est  iin  point 
qui  n*est  pas  saos  importance»  puisque  cette  multiplicité 
de  rédactions  a  poussé  quelquefois  la  critique  jusqu'à 
douter  que  nous  ayons  un  seul  ouvrage  de  morale  de  la 
main  d'Aristote.  Si  nous  n'avons  pas  son  style,  que  pour 
ma  part  je  retrouve  sans  hésitation  dans  la  Morale  à 
Nicomaque,  nous  avons  certainement  sa  pensée,  ce  qui 
est  plus  précieux  encore. 

De  cette  première  espèce  de  citations,  je  passe  à  une 
seconde  :  je  veux  dire  les  citations  des  autres  ouvrages 
d'Aristote,  faites  dans  la  Morale.  Elles  peuvent  être  tout 
aussi  décisives.  Aristote  cite  assez  souvent  sa  Morale, 
comme  on  vient  de  le  voir.  Mais  la  Morale  à  son  tour  cite 
Aristote  encore  plus  souvent  ;  et  même  le  caractère  de  ces 
dernières  références  a  quelque  chose  de  plus  remarquable. 

Dans  la  Morale  à  Nicomaque  (livre  I,  ch.  2,  §  13), 
Aristote  veut  prouver  que  la  vertu  à  elle  seule  ne  peut 
pas  suffire  à  donner  le  bonheur  complet;  et  il  ajoute: 
«  Mais  c'en  est  assez  sur  ce  sujet,  dont  nous  avons  ample- 
»  ment  traité  dans  nos  ouvrages  encycliques.  »  On  ne  sait 
pas  au  juste  ce  qu'étaient  ces  ouvrages  encycliques  du 
philosophe;  mais  l'on  sait,  à  n'en  pas  douter,  qu'ils 
étaient  d'Aristote.  Diogène  de  Laërte  les  cite  dans  son 
catalogue  (livre  V,  ch.  1,  p.  117,  édit.  Firmin  Didot). 

Dans  ce  même  livre  de  la  Morale  à  Nicomaque  (ch.  11, 
S  9),  Aristote  déclare  qu'il  ne  veut  point  s'arrêter  à  cer- 
tains points  de  la  théorie  de  l'âme,  parce  que,  dit-il  : 
a  Cette  théorie  a  été  suffisamment  éclaircie,  même  dans 
»  les  ouvrages  exotériques.  »  Sans  que  l'on  soit  tout  à 
fait  d'accord  sur  la  vraie  nature  des  ouvrages  qu' Aristote 
appelle   exotériques,  oh   sait  encore  très -positivement 


y 


ccLxiv  DISSERTATION 

qu'ils  étaient  de  lui.  Gomme  ils  sont  rappelés  plusieurs 
fois  dans  ses  ouvrages  les  plus  authentiques,  la  Politique, 
par  exemple,  la  certitude  est  entière  ;  et  ici  c'est  tout  ce 
qui  nous  intéresse. 

Dans  deux  passages  de  la  Morale  à  Eudëme,  il  est 
encore  question  des  ouvrages  exotériques  ;  et  l'auteur, 
quel  qu'il  soit  de  cette  Morale,  renvoie  à  ces  ouvrages 
comme  s'ils  lui  appartenaient  personnellement.  Au  livre  1 
(cb.  8,  §  5),  la  réfutation  de  la  théorie  des  Idées  ne  sera 
pas  poussée  plus  loin,  comme  chose  trop  rebattue  ;  et 
l'auteur  ajoute  :  «  Du  reste  elle  a  été  suffisamment  réfutée 
»  et  de  beaucoup  de  manières,  soit  dans  les  ouvrages 
»  exotériques,  soit  dans  les  ouvrages  de  pure  jAiloso- 
»  phie.  »  Au  livre  II  (ch.  1,  §  1],  à  propos  de  la  division 
des  biens,  en  biens  du  corps  et  biens  de  l'âme,  qui  sont  les 
plus  précieux,  l'auteur  dit  en  propres  termes  :  «  C'est 
»  une  division  que  nous  avons  établie,  même  dans  nos 
»  ouvrages  exotériques.  » 

Je  trouve  une  foule  d'autres  indications  qui,  sans  être 
nominatives  ni  par  conséquent  aussi  précises ,  n'ont 
cependant  rien  d'obscur  ;  elles  désignent  évidemment  des 
ouvrages  d'Aristote  qui  nous  sont  parfaitement  connus,  et 
que  nous  possédons.  Ainsi  la  Métaphysique  est  clairement 
indiquée  dans  les  passages  suivants  : 

Morale  à  Nicomaque  (livre  I,  ch.  8,  §8),  Aristote  passe 
légèrement  sur  la  théorie  Pythagoricienne  relative  à  la 
nature  du  bien  :  «  Mais  laissons  de  côté,  dit-il,  la  discus- 
»  sion  de  ces  derniers  points  qui  trouvera  sa  place 
»  ailleurs.  »  Cette  discussion  étendue  se  retrouve  en  effet 
dans  la  Métaphysique,  livre  I,  ch.  5,  p.  986,  a,  24,  de 
l'édition  de  Berlin. 


PRÉLIMINAIRE.  cclxv 

Un  peu  plus  bas,  dans  ce  môme  livre  et  ce  même  cha- 
pitre, §  13,  Aristote  s'abstient  d'approfondir  la  théorie 
du  bien,  et  le  sens  vrai  qu'on  doit  attacher  à  ce  mot  : 
ii  Msds  peut-être,  ajoute  le  texte,  faut-il  pour  le  moment 
»  laisser  de  côté  toutes  ces  questions,  parce  qu'il  appar- 
»  tient  plus  spécialement  à  une  autre  partie  de  la  philoso-r 
»  phie  de  les  traiter  avec  la  précision  désirable.  »  Il  ne 
peut  s'agir  dans  ce  passage  que  delà  Métaphysique  ou  des 
Catégories. 

Les  Catégories  sont  encore  indiquées  dans  la  Morale  à 
Eudème,  livre  I,  (ch.  8,  S  7)  :  «  L'être,  d'après  les  divi- 
»  sions  établies  ailleurs,  exprime  également  la  substance „ 
»  la  qualité,  la  quantité,  le  temps,  etc.  » 

Le  passage  suivant  de  la  Grande  Morale  (livre  I,  ch.  5, 
S  1)  5  renvoie  vraisemblablement  au  Traité  de  l'âme.  L'au- 
teur ne  veut  pas  étudier  l'âme  au  point  de  vue  de  sa 
nature  essentielle:  «  Car  cette  question,  dit-il,  a  été 
»  traitée  ailleurs  ;  »  et  par  cette  raison,  il  se  borne  à  n'en 
rappeler  pour  le  moment  que  les  principaux  traits. 

La  Physique  est  indiquée  dans  la  Morale  à  Nicomaque 
(livre  X,  ch.  3,  §  8).  Aristote  ne  poussera  pas  très-loin 
ses  théories  sur  le  mouvement,  parce  que  «  il  a  été  fait 
»  ailleurs  une  étude  approfondie  du  mouvement.  »  Cette 
théorie  se  retrouve  en  effet  dans  les  livres  VI,  VII  et  VIII 
des  Leçons  de  Physique. 

La  Politique  n'est  pas  moins  reconnaissable  dans  ce 
passage  de  la  Morale  à  Nicomaque  (livre  V,  ch.  2,  §  11)  : 
«  Quant  à  savoir  si  les  règles  de  l'éducation  qui  doivent 
M  rendre  chaque  individu  absolument  vertueux,  peuvent 
n  être  données  par  la  politique,  ou  par  une  autre  science, 
f)  nous  verrons  plus  tard  à  discuter  cette  question.  »  On 


cGLXvi  DISSERTATION 

se  rappelle  que  dans  le  livre  IV,  ch.  i  A»  et  le  Uvre  V  de 
h  Politique,  il  y  a  toute  une  longue  théorie  de  l'édu- 
cation. 

Ces  citations,  toutes  claires  qu'elles  sont,  peuvent  être 
jusqu'à  un  certain  point  révoquées  eu  doute  et  discutées, 
puisque  les  ouvrages  n'y  sont  pas  désignés  par  leur 
propre  nom.  Mais  en  voici  quelques  autres  où  cette  con- 
dition ne  manque  pas.  Elles  concernent  toutes  sans  excep- 
tion les  Analytiques,  tant  Premiers  que  Derniers. 

Dans  la  Morale  à  Nicomaque  (livre  VI,  ch.  2,  §  8), 
Aristote  dit  :  a  Toute  notion  nouvelle,  qu'on  l'acquière 
)>  soi-même  ou  qu'un  maître  la  tranmnette,  vient  de  priii- 
»  cipes  antérieurement  connus.  »  Voilà  le  début  même 
des  Derniers  Analytiques.  Un  peu  plus  bas,  dans  ce  môme 
chapitre,  §  &,  Aristote  dit  encore:  n  La  science  est  pour 
))  r  esprit  la  faculté  de  démontrer  régulièrement  les 
))  choses,  avec  tous  les  caractères  que  nous  avons  indi- 
»  qués  dans  les  Analytiques.  )>  C'est  là  l'objet  général  des 
Analytiques,  et  spécialement  celui  des  Derniers  Analy- 
tiques. 

La  Grande  Morale  cite  également  les  Analytiques  par 
leur  nom,  livre  II,  ch.  8,  §  15  ;  et  la  citation  est  fort 
exacte  ;  la  voici  :  «  Ainsi  que  nous  l'avons  dit  dans  les 
V  Analytiques,  le  syllogisme  se  forme  de  deux  propos!- 
»  tions,  dont  la  première  est  universelle,  et  dont  la 
»  seconde,  comprise  sous  celle-ci,  est  particulière.  )>  On 
peut  retrouver  dans  les  Premiers  Analytiques,  livre  I, 
ch.  1,  tous  les  éléments  de  cette  citation. 

La  Morale  à  Eudème  mentionne  trois  fois  les  Analy- 
tiques. Livre  I,  ch.  6,  §  6,  l'auteur  dit  que  parfois  ce 
qu'on  croit  démontrer  pai*  un  raisonnement  peut  être 


PRÉLIMINAIRE.  ccLxvu 

vrai,  sans  que  ce  soit  précisément  par  la  cause  qu'on 
indique  :  u  Car,  dit-il,  on  peut  démontrer  le  vrai  par  le 
»  faux,  ainsi  qu'on  peut  le  voir  par  les  Analytiques.  » 
Cette  théorie  ingénieuse  est  exposée  tout  au  long  dans  les 
Premiers  Analytiques,  livre  II,  ch.  2  (p.  206  de  ma 
traduction) . 

Dans  le  livre  II  de  la  Morale  à  Eudëme,  cb.  6,  g  7, 
il  est  dit,  à  propos  de  la  nature  des  principes  au-delà  des- 
quels on  ne  peut  remonter  :  «  Il  a  été  démontré  avec 
»  pleine  évidence  dans  les  Analytiques  que  ce  résultat  est 
»  nécessaire.  »  Cette  démonstration  se  trouve  exactement 
dans  les  Derniers  Analytiques,  livre  I,  ch.  2,  §  IS  (p.  U 
de  ma  traduction) . 

La  troisième  citation  des  Analytiques  dans  la  Morale  à 
Eudème  se  trouve  au  livre  II,  cb*  10,  g  22.  L'auteur 
assimile  les  fins  qu'on  se  propose  quand  on  agit,  aux 
hypothèses  qu'établissent  les  sciences  de  pure  spécula- 
tion ;  et  il  ajoute  :  «  Nous  en  avons  déjà  dit  quelques 
»  mots  au  début  de  cette  discussion  ;  mais  nous  en  avons 
»  traité  avec  tout  le  jsoin  désirable  dans  les  Analytiques.» 
On  peut  consulter  les  Derniers  Analytiques,  livre  I,  cb.  2, 
S  15;  et  ch.  10,  SS  7  et  8  (p.  12  et  61  de  ma  tra- 
duction) * 

Enfin,  une  dernière  citation  nominative  et  très-piXH 
bable  ^,  c'est  celle  du  fameux  ^cueil  des  Constitutions 
à  la  fin  de  la  Morale  à  Nicomaque  (Livre  X,  ch.  10, 
§923). 

f  1)  Je  dh  seulement  irh^probahle^  parce  que  le  texte  n'est  pas  parfiiite- 
ment  formeL  On  y  poanrait  comprendre  qu'il  s'agit  de  la  comparaison  des 
diverses  constitutions,  aussi  bien  que  de  Tétude  des  C  onstitutions  recueillies 
et  analysées  |wr  Aristote  personneHemeiit. 


ccLXviii  DISSERTATION 

De  rexamen  des  citations  faites  dans  la  Morale,  on 
peut  tirer  ce  résultat  général  et  très-important,  que  l'au- 
teur de  ces  citations  parle  des  ouvrages  d' Aristote  comme 
étant  les  siens  ;  en  d'autres  termes,  il  se  cite  lui-même. 
Parfois,  il  parle  directement  de  lui  à  la  première  per- 
sonne du  pluriel,  comme  c'était  déjà  l'usage  des  auteurs 
dans  l'antiquité,  et  comme  Aristote  le  fait  aussi  en  vingt 
endroits  indiscutables.  Parfois,  sans  adopter  une  forme 
aussi  directe,  il  fait  très-bien  entendre  que  les  ouvrages 
qu'il  allègue  et  auxquels  il  renvoie  sont  parfaitement  de 
lui.  Cette  remarque  ne  doit  pas  être  perdue  de  vue, 
puisque  dans  ces  derniers  temps,  la  critique  a  prétendu 
que  ces  références  ne  signifiaient  rien,  et  qu'elles  pou- 
vaient tout  aussi  bien  appartenir  à  Eud^e  qu'à  son 
maître.  Mais  je  le  demande  à  tous  les  juges  non  pré- 
venus ;  N'est-ce  pas  une  chose  vraiment  bien  extraordi- 
naire que  quelqu'un  dise  en  écrivant  :  «  Nous  avcms  dit 
»  telle  chose  dans  tel  de  nos  ouvrages  ;  »  et  que  cette 
affirmation  positive  et  personnelle  signifie  seulement: 
((  Un  tel  a  dit  telle  chose  dans  un  de  ses  ouvrages  ?  » 
Mas  il  ne  faut  point  anticiper  ;  et  cette  discussion  viendi^ 
plus  tard  en  son  lieu.  Tout  ce  qu'il  importe  de  constater 
à  présent,  c'est  que  dans  les  trois  ouvrages  de  Morale, 
Aristote  semble  se  citer  lui-même  à  diverses  reprises,  et 
que  les  citations,  qu'elles  soient  de  lui  ou  d'un  autre,  ont 
toute  l'exactitude  possible. 

n  faut  ajouter  que,  dans  ces  trois  ouvrages,  il  n'y  a  pas 
un  seul  fait,  historique  ou  autre,  qui  puisse  faire  supposer 
qu'ils  appartiennent  à  un  autre  temps  que  celui  d' Aris- 
tote. Les  faussaires  sont  assez  exposés  à  se  trahir.  Ici,  en 
admettant  qu'il  y  en  ait,  ils  auraient  été  fort  habiles,  et 


PRÉLIMINAIRE.  gclxcx 

rien  ne  les  révèle  ostensiblement.  Ils  n'ont  pas  été  seule- 
ment* fort  adroits  à  cacher  leur  fraude  sous  la  vraisem- 
blance historique  et  littéraire  ;  ils  ont  su,  en  outre,  rester 
si  parfaitement  fidèles  à  Tesprit  péripatéticien  que,  sans 
copier  Aristote,  ils  Font  reproduit  à  s'y  méprendre  ;  et 
que  dans  la  doctrine  qu  ils  lui  prêtent,  ils  n'ont  pas  laissé 
de  traces  sensibles  d'une  doctrine  étrangère.  Plus  loin,  je 
discuterai  les  anomalies  et  les  irrégiilarités  qu'on  a  cru 
découvrir  dans  le  style  ;  et  je  tâcherai  d'apprécier  cette 
preuve  très-grave  pour  ce  qu'elle  vaut. 

Ainsi  toutes  les  observations  qu'on  peut  faire  sur  ces 
trois  ouvrages,  considérés  en  eux-mêmes,  sous  les  rapports 
où  nous  venons  de  les  étudier,  tendraient  à  nous  faire 
supposer  qu'ils  sont  bien  l'œuvre  personnelle  d' Aristote. 

Mais  toutes  naturelles  que  paraissent  ces  références  de 
la  part  ^Jd'un  génie  systématique,  et  sévère,  comme  le 
sien,  on  a  pu,  non  sans  apparence  de  raison,  les  rap- 
porter à  l'un  des  premiers  et  des  plus  célèbres  de  ses 
éditeurs,  le  péripatéticien  Andronicus  de  Rhodes,  à  la  fin 
du  siècle  qui  précéda  l'ère  chrétienne.  Si  l'on  en  croit 
Strabon  ^,  ce  fut  Apellicon  de  Téos,  riche  bibliomane 
d'Athènes,  qui  ayant  acquis  des  héritiers  de  Nélée  les 
manuscrits  d' Aristote  et  de  Théophraste,  à  prix  d'or, 
pensa  |le  premier  à  les  transcrire,  en  combla  les  lacunes 
et  les  publia.  Mais  comme  Apellicon,  qui  était  peu  philo- 
sophe, aimait  plus  les  livres  qu'il  ne  les  comprenait,  il 
parait  que  ses  restitutions  furent  très-maladroites,  et  que 
son  édition  était  pleine  de  fautes.  Plus  tard,  ces  précieux 
manuscrits  furent  transportés  à  Rome  avec  toute  la  biblio- 

(i)  Strabon,  Ut.  XIU,  p.  608. 


ccrxx  DISSERTATION 

tfaèqae  d'Apellicon,  lorsque  Sylla  s'empara  d'Athènesk 
Là,  le  grammairien  Tyrannion,  maître  de  Strabon  et  ami 
deCicéron,  s'en  procura  des  copies,  qu'il  remit  aux  mains 
d'Andronicus  de  Rhodes.  Celui-ci,  d'après  le  témoignage 
dePlutarque,  publia  ces  copies  et  composa  des  taUes, 
fort  nécessaires  pour  des  oeuvres  ^  qui,  à  cette  époque, 
n'étaient  pas  encore  très-répandues.  Porphyre  va  plus 
loin,  et  il  affirme  qu'Andronicus  partagea  les  livres  d'Aria- 
tote  et  de  Théophraste  en  ouvrages  séparés,  les  classant 
par  ordre  de  matières,  et  faisant  un  ensemble  des  traités 
partiels  qui  touchaient  le  même  sujet  '.  Andronicus  ne 
s'était  pas  borné  à  donner  les  résultats  de  ses  travaux  sur 
Aristote.  A  T  exemple  d'Apellicon,  il  avait  essayé  de  les 
expliquer  et  de  les  justifier  dans  un  ouvrage  spécial,  dont 
Ammonius,  Aulu-Gelle  et  Simplicius  cmt  ÎBÏt  usage  ^. 
C'est  là  ce  qui  lui  a  valu  le  renom  dont  il  jouit  dans  T his- 
toire de  la  philosophie  ;  et  ce  qui  fait  qu'on  a  cru  recon- 
naître sa  main  dans  bien  des  citations  et  des  sutures 
qu'offrent  les  œuvres  d* Aristote,  telles  que  nous  le»  pos- 
sédons aujourd'hui.  Mais  que  ces  références  soient  réelle- 
ment d' Aristote  ou  qu'elles  soient  d'Andronicus  de  Rhodes, 
il  nous  est  impossible  d'arriver  à  la  vérité  sur  ce  point. 
Aristote  a  dû  en  sentir  plus  d'une  fois  le  besoin  pour 
rapprocher  des  théories  qui  tenaient  les  unes  aux  autres 
par  des  principes  communs  ;  et  par  un  motif  analogue, 
ses  éditeurs  ont  pu  être  tentés  de  faire  ces  rapproche- 


(1)  Plutarque,  Vie  de  Sytia,  ch.  Sfi^  p,  959,  é^iU  Firmîn  Dtéot 
,'2)  Porphyre,  Vie  de  Ploiin,  ch.  24, 

(3)  Amtnonius,  Vie  d^ Aristote;  Auhi-Gelle,  T^oetes  attieœ,  liv.  XX,  c  Sj 
Simplicius,  dans  le  Commentaire  sur  la  physique,  fol.  216,  a. 


PRÉUMINAIRE.  cclxxi 

ments  fort  utiles,  toutes  les  fois  qu'ils  ne  les  trouvaient 
pas  dans  Fauteur  lui-même.  D'ailleurs,  ce  sersût  déjà 
beaucoup  pour  nous  de  savoir  précisément  quelle  était 
la  disposition  de  ces  ouvrages  au  temps  des  premiers 
éditeurs. 

Quant  à  la  p(u*aphrase  de  la  Morale  à  Nicomaque 
qu'Heinsius  a  publiée  sous  le  nom  d*  Andronicus  de  Rhodes, 
an  ne  sait  point  exactement  de  qui  elle  est.  Si  quelques 
manuscrits  la  lui  attribuent  en  effet,  d'autres  l'attribuent 
à  Héliodore  de  Pruse  ^  ;  et  la  question  reste  tout  au  moins 
douteuse,  quoi  qu'en  général  la  critique  contemporaine  se 
soit  prononcée  contre  l'opinion  d'Heinsius.  Quel  que  soit 
l'auteur  de  cette  paraphrase,  elle  suit  pas  à  pas  la  Morale 
à  Nicomaque,  dans  l'ordre  où  elle  nous  est  parvenue  ;  et 
elle  en  constate  ainsi  l'authenticité,  à  l'époque  du  moins 
où  elle  a  été  faite,  soit  «par  Andronicus  soit  par  tout 
autre. 

J'ai  déjà  dit  que  toute  l'antiquité  avait  cru  que  les  trois 
ouvrages  étaient  d' Aristote,  sans  porter  d'ailleurs,  dans  ces 
discussions,  toute  la  précision  qu'on  exige  aujourd'hui  de 
la  critique. 

Commençons  par  Cicéron,  si  versé  dans  toutes  les 
oeuvres  morales  des  Grecs,  et  qui  faisait  tant  de  cas  en 
particulier  de  la  solide  doctrine  d' Aristote  et  de  Platon. 
Dans  son  traité  de  Finibus  bonorum  et  malorum,  liv.  V, , 
ch.  6,  (p.  â09  de  la  traduction  de  M.  V.  Leclerc,  in-18), 
il  blâme  Théophraste  d'avoir  trop  accordé  à  la  fortune 
dans  la  question  du  bonheur,  et  de  n'avoir  pas  parlé  de  la 


(i)  Voir  Stahr,  Ariêioulia,  II,  p.  262  ;  Spengel,  Mémoires  de  P Académie 
de»  sciences  de  Bavière,  III,  p.  Â55. 


ccLXXii  DISSERTATION 

sagesse  et  de  la  vertu,  avec  toute  l'austérité  et  la  force 
qae  comporte  ce  grand  sujet  Puis  il  dit  :  «  H  faut  donc 
»  s'en  tenir  à  Aristote  et  à  Nicomaque  son  fils.  Je  sais  bien 
»  que  ces  précieux  livres  de  morale  composés  avec  tant  de 
»  soin  par  Nicomaque,  sont  attribués  à  Aristote  ;  mais  je 
»  ne  vois  pas  pourquoi  le  ûls  n'aurait  pas  pu  ressembler 
n  au  père  ^.  »  Il  résulte  de  ce  témoignage  de  Cicéron  que, 
de  son  temps  et  auprès  de  qudques  personnes,  la  Morale  à 
Nicomaque  passait  pour  être  non  d' Aristote,  mais  de  son 
fils*  Ce  qoi  ne  veut  pas  dire,  comme  on  Ta  éru  parfois, 
qu'à  cette  époque  l'ouvrage  de  Nicomaque  existât  encore. 
Il  résulte  en  outre  de  ce  témoignage,  selon  toute  appa- 
rence, qu'à  côté  de  la  Morale  à  Nicomaque  que  l'on  attri* 
buait  indifféremment  soit  au  père,  soit  au  fils ,  il  y  avait 
d'autres  ouvrages  d' Aristote  ;  car  sans  cela  Cicéron  n'au- 
rait pu  s'appuyer  sur  les  doctrines  morales  du  philosophe, 
s'il  n'avait  alors  existé  qu'un  seul  ouvrage  qui,  dans  sa 
pensée,  était  plutôt  du  fils  que  du  p^e.  Ces  autres 
ouvrages  sont-ils  ceux  que  nous  possédons  sous  le  nom  de 
Grande  Morale  et  de  Morale  à  Eudème?  Je  n'oserais  l'af- 
firmer ;  mais  c'est  fort  probable,  et  l'on  pourrait  supposer 
que  Cicéron  avait  sous  les  yeux  la  théorie  de  ce  dernier 
traité  sur  l'honnêteté  parfaite,  quand  il  dit  :  «  Qiuilis  est 
»  igitur  oinnts  hœc  qtuim  dico,  compiratio  consensusgue 
»  virtutum,  taie  est  illud  ipsum  honestum.»  (De  Finibm 
malerum  et  bonarum,  lib.  V,  ch.  2S,  p.  471). 


{i)  Cicéron,  de  Finibus  bonorum  et  malorum,  liv.  V,  ch.  5  :  «  Quare 
»  teneamus  Âristotetem  et  ejus  filiuin  Nicomachum  ;  cujus  accurate  scripti 
»  de  moribus  libri,  dicuntar  illi  qaidcin  es§e  Aristotelis  ;  sed  non  video  car 
n  Itou  potuerit  patri  similis  esse  filius.  » 


PRÉLIMINAIRE.  cclxxiîi 

Ce  qu'il  y  a  de  certain»  c'est  que,  deux  siècles  à  peine 
après  Cicéron,  et  les  choses  dans  cet  intervalle  n'ont 
guère  pu  changer,  les  trois  ouvrages  de  Morale  portaient 
déjà  les  noms  qu'ils  portent  aujourd'hui,  et  qu'ils  pas- 
saient pour  être  tous  trois  d'Aristote.  Un  platonicien 
nommé  Atticus,  qu'on  ne  peut  point  placer  au-delà  du 
second  siècle,  dit  en  réfutant  avec  sévérité  certaines  par- 
ties du  système  d' Aristote  ; 

({ Les  traités  d' Aristote  qui  portent  les  titres  de  Morale 
n  à  Eudème,  de  Morale  à  Nicomaque  et  de  Grande  Mo- 
»  raie,  ne  renferment  sur  la  vertu  que  des  pensées  mes- 
»  quines,  basses  et  triviales.  Ce  sont  des  théories  qui  sont 
»  au  niveau  du  vulgaire,  des  ignorants,  des  jeunes  gens 
»  et  des  femmes.  » 

C'est  Eusèbe  qui  nous  a  conservé  ce  précieux  témoi- 
gnage dans  sa  Préparation  évangélique,  Hv.  XV,  ch.  A, 
p.  796,  édit.  de  1628.  On  peut  ne  point  partager  l'opinion 
injuste  et  passionnée  d' Atticus  sur  la  valeur  de  la  Morale 
d' Aristote.  Mais  en  présence  d'une  affirmation  aussi  pré- 
cise, on  ne  peut  nier  que  du  temps  d*  Atticus  les  trois 
ouvrages  ne  fussent  désignés  comme  nous  les  désignons 
nous-mêmes.  On  sait  par  Porphyre,  Vie  de  Plotin,  ch.  là, 
que  Plotin,  fondateur  du  Néoplatonisme  Alexandrin,  faisait 
la  plus  grande  estime  des  (euvres  d' Atticus,  et  qu'il  les 
prenait  même  quelquefois  pour  texte  de  ses  leçons.  Sans 
être  parfaitanent  fixé  sur  l'époque  où  vivait  Atticus  le 
platonicien,  on  peut  donc  être  sûr  qu'il  ne  vivait  point 
au-delà  du  second  siècle  de  notre  ère  «. 


(1)  Dans  le  Commentaire  sur  les  Réfutations  des  sophistes,  qu^on  croit 
irAlexandre  d^Aphrodise,  le  cinquième  livre  de  la  Morale  h  Nicomaqae  est 

r 


ccLXXiv  DISSERTATION 

Une  chose  assez  singulière,  c*est  que  Diogène  de  Laërte, 
dans  son  catalogue,  ne  nonime  point  nos  trois  ouvrages. 
Il  cite  seulement  un  traité  de  Morale  en  cinq  livres.  Ce  ne 
peut  être  ni  la  Grande  Morale,  qui  n'en  a  que  deux,  ni  la 
Morale  à  Eudème,  qui  en  a  sept  et  quelquefois  huit,  selon 
une  division  différente  des  derniers  chapitres,  qui  sont  tout 
en  désordre,  ni  enfin  la  Morale  àNicomaque,  qui  en  a  dix, 
et  qui,  même  en  retranchant  les  trois  livres  communs,  en 
aurait  encore  sept.  Qu'est-ce  donc  que  cet  ouvrage  en 
cinq  livres  dont  parle  Diogène  ?  On  a  conjecturé  que  ce 
pourrait  être  la  Morale  à  Eudème,  d'après  la  division  en 
huit  livres,  à  laquelle  il  aurait  retranché  les  trois  livres 
communs  pour  les  laisser  à  la  Morale  à  Nicomaque.  Quelle 
est  la  valeur  de  cette  conjecture  ?  Assez  peu  importe  ;  et 
tout  ce  que  l'on  peut  dire,  c'est  que  Diogène  de  Laêrte, 
si  peu  exact  en  général,  n'a  point  ici  dérogé  à  ses  habi- 
tudes. Il  ne  mentionne  qu'un  ouvrage  en  cinq  livres  sans 
s'apercevoir  qu'il  vient  lui-même  de  citer,  quelques  lignes 
plus  haut,  une  sentence  d' Aristote,  qui  se  trouve,  dit-il, 
dans  le  septième  livre  de  la  Morale  :  «  Celui  qui  a  des 
»  amis,  n'a  pas  d'ami.  »  Et  en  effet,  cette  sentence  se 
retrouve  textuellement  dans  le  septième  livre  de  la  Morale 
à  Eudème  (ch.  12,  §  10],  comme  elle  est  implicitement 
aussi  dans  le  neuvième  livre  de  la  Morale  à  Nicomaque 

(ch.  10,  S  ô)- 

Il  y  a  donc  malheureusement  très-peu  à  se  fier  aux 
renseignements  de  Diogène*  On  a  voulu  encore,  mais 
assez  vainement,  dans  quelques  articles  de  son  catalogue. 


rormellement  cité»  Scholia  in  ArittateUm,  récensîon  de  M.  Brandis,  p.  317, 
a,  2h,  dans  la  grande  édition  de  TAcadémie  de  Berlin. 


PRÉLIMINAIRE.  ccrxxv 

c  est-à-dire  dans  un  traité  de  l'amitié  en  un  livre,  un 
traité  du  plaisir  en  un  livre,  qu'il  compte  à  deux  reprises* 
un  traité  de  la  justice  en  quatre  livres,  un  traité  en  trois 
livres  de  la  vertu,  un  traité  de  la  volonté  en  un  livre, 
etc,  retrouver  des  parties  détachées  des  ouvrages  que 
nous  possédons.  On  a  même  supposé  que  c'était  pos- 
térieurement à  l'époque  de  Diogène,  qu*à  l'aide  de  ces 
matériaux  séparés,  on  avait,  en  les  réunissant,  composé 
la  Morale  à  Nicomaque.  Mais  le  témoignage  de  Cicéron, 
et  celui  même  d' Atticus,  renversent  cette  hypothèse  bien 
gratuite  et  bien  inutile. 

Ailleurs,  dans  l'article  que  Diogène  de  Laërte  consacre 
à  Eudoxe,  il  dit  que  Nicomaque,  le  fils  cTAristote,  attri- 
buait à  ce  philosophe  d'avoir  fait  du  plaisir  le  souverain 
bien.  Comme  Aristote  prête  aussi  à  Eudoxe  cette  doctrine 
qu'il  réfute  dans  la  Morale  à  Nicomaque  (livre  X,  ch.  2, 
§  1;  voir  aussi  livre  I,  ch.  10,  §  5),  on  pourrait  croire 
que  Diogène  partageait  la  conjecture  de  Cicéron,  et  qu'il 
attribuait  aussi  au  fils  d' Aristote  la  Morale  à  Nicomaque, 
que  nous  n'hésitons  pas  aujourd'hui  à  laisser  au  génie  du 
père.  L'opinion  de  Diogène  n'ajoute  pas  beaucoup  de 
poids  à  celle  de  Cicéron.  Mais  elle  prouve  que  cette 
supposition,  fort  peu  fondée  à  mon  sens,  a  subsisté  assez 
longtemps* 

Vers  l'époque  de  Diogène  de  Laërte,  Porphyre  possède 
les  trois  ouvrages  de  Morale ,  mais  sous  des  noms  un  peu 
différents  que  ceux  qu'ils  ont  aujourd'hui.  Voici  ce  qu'il 
dit  dans  ses  Prolégomènes  à  la  philosophie  (Récension  de 
M.  Brandis,  Scholia  in  Aristotelem,  page  9,  b,  23)  : 
«En  Morale,  il  (Aristote)  a  écrit  la  Morale  à  Eudème,  son 
»  disciple,  un  autre  traité  adressé  à  Nicomaque,  son  père, 


ccLxxvi  DISSERTATION 

»  les  grandes  Nicomaques;  et  un  troisième  adressé  à 
)>  Nicomaque,  son  fils,  les  petites  Nicomaques.  » 

An  sixième  siècle,  Simplicius  revient  aux  trois  déno- 
minations qu'Atticus  le  platonicien  connaissait  et  em- 
ployait au  second  siècle  :  a  Parmi  les  œuvres  qui  s'a- 
»  dressent  i,  la  pratique,  il  faut  compter  les  Morales, 
»  comme  la  Morale  à  Nicomaque,  la  Morale  à  Eudème,  et 
»  celle  qui  est  intitulée  la  Grande  Morale  (Simplicius, 
»  Commentaire  sur  les  Catégories  d'Aristote,  récens. 
»  Brandis,  SchoL  in  Aristot.,  p.  25,  a,  39,  en  note.)  » 
Ailleurs,  Simplicius  cite  la  Morale  à  Eudème  pour  faire 
remarquer  qu' Aristote,  en  y  énnméraat  les  Catégories,  a 
omis  celle  de  la  relation.  (Morale  à  Eudème,  livre  1, 
ch.  8,  §  7  ;  et  Simplicius,  ibid.  récens.  Brandis,  Schol.  in 
Aristot.^  p.  01,  b,  2i.) 

David  l'arménien,  qui  est  un  peu  postérieur  à  Sim^di- 
eius,  revient  dans  son  commentaire  sur  les  Catégories  aux 
dénominations  de  Porphyre  :  a  Les  œuvres  Morales,  dit- 
»  il,  sont,  par  exemple,  la  Morale  à  Eudème,  et  les  Nico- 
»  maques,  les  petites  et  les  grandes.  »  (Récens.  Brandis, 
SchoL  inAristoL,  p.  25,  a,  AO.] 

Voilà  toutes  les  <:itations  à  peu  près  que  l'on  trouve 
dans  les  commentateurs  de  l'antiquité  ^.  Elles  n'offrent 
pas  la  moindre  obscurité  ;  et  il  est  très-clair  que,  dès  le 
second  siècle  de  l'ère  chrétienne,  on  a  connu  les  trois 
ouvrages  sous  les  noms  actuels.  Ces  noms  ont  parfois 


(1)  On  peut  consulter  encore  Plutarque,  de  Stoîcorum  repugaantiis^ 
ch.  15^  éd.  de  Finnîn  Didot,  p.  4  272;  Athénée,  livre  XV,  p.  il53  de  l'édit. 
de  Schweighaeuser  ;  et  Dcnjs  rl'H al îca masse.  De  rerborum  compositione, 
p.  a70,  édt.  Scbaeiler. 


i 


PRÉLIMIN  AIRE«  oclxx  vi  i 

varié  par  des  causes  qu'il  serait  impossible  de  retrouver 
aujourd'hui.  Mais  ces  modifications  sont  très-légères,  et 
il  est  permis  de  n'en  tenir  aucun  compte.  La  grande 
Morale,  qui  ne  mérite  ce  nom  trop  pompeux,  ni  par  son 
étendue,  ni  par  son  style,  ni  par  la  profondeur  de  ses 
doctrines,  semblerait,  d'après  Porphyre  et  David,  avoir 
été  appelée  au  contraire,  la  Petite  Morale  à  Nicomaque. 
Ce  nom  lui  conviendrait  mieux  sans  aucun  doute.  Mais 
l'Usage  a  prévalu,  quoiqu'assez  peu  justifié.  Le  titre  de 
Grande  Morale  est  resté  à  celle  qui  en  est  le  moins  digne. 
Mais  encore  une  fois,  ce  détail  est  sans  importance  ;  et  il 
aura  peut-être  suffi  d'une  simple  faute  de  copiste  pour 
autoriser  ce  changement,  que  le  temps  a  consacré.  La 
Grande  Morale,  s'il  fallait  appliquer  justement  cette 
dénomination,  serait  celle  qui,  pour  nous,  est  depuis 
longtemps  la  Morale  à  Nicomaque. 

Ce  serait  un  tort  de  regarder  ces  témoignages  de  l'an- 
tiquité comme  péremptoires,  et  d'admettre  l'authenti- 
cité d'un  ouvrage  par  cela  seul  qu'elle  nous  est  garantie 
par  des  écrivains  du  premier  et  du  second  siècles.  Mais 
ce  serait  un  tort  aussi  de  les  dédaigner  complètement, 
et  je  crois  que  la  critique  contemporaine  n'a  pas  été 
très-sage  de  les  négliger  comme  elle  l'a  fait. 

Durant  le  moyen-âge,  on  avait  tout  autre  chose  à  faire 
que  de  rechercher  l'origine  des  libres.  On  les  étudiait 
avec  passion  parce  qu'on  avait  tout  à  apprendre  ;  et  dans 
rîgncffance  où  l'on  était,  un  ouvrage,  pourvu  qu'il  vint 
de  l'antiquité,  était  immensément  utile.  Qu'il  fût  d'Aris- 
tote  ou  d'Eudème,  on  avait  presque  également  à  en 
profiter.  Aussi,  ne  trouve-t-on  point  durant  une  dixaine 
de  siècles  une  seule  discussion  sur  ce  sujet.  Même  après 


crxxxviii  DISSERTATION 

la  Renaissance,  on  ne  s'en  occupe  point  ;  et  c'est  à  peine 
si,  dans  une  note  très-courte,  Casaubon,  éditeur  d'Aris^ 
tote,  signalait  le  double  emploi  que  font  les  deux  disser- 
tations sur  le  plaisir,  dans  le  vu*  et  le  x*  livres  de  la 
Morale  à  Nicomaque«  Il  voulait  attribuer  la  première  à 
Eudème,  auteur  présumé,  selon  lui,  de  la  Morale  qui  porte 
son  iiom.  Depuia  Casaubon^  et  malgré  les  attaques  de 
Patrizzi,  la  question  ne  fit  pas  un  seul  pas;  et  tous  les 
éditeui:s  se  contentèrent  de  reproduire  l'édition  des 
Aides,  avec  les  fautes,  qui  trop  souvent  la  rendent  inintel*- 
Ugible,  dans  la  Morale  à  Eudème  particulièrement*  Il 
n'était  pas  possible  d'ailleurs  qu'une  question  aus^ 
grave  échappât  à  la  critique  contemporaine  ;  et  ce  fut 
l'éminent  esprit  de  Scbleiermacher  qui  le  premier  la  - 
signala  et  tenta  de  la  résoudre. 

Scbleiermacher  avait  été  conduit,  par  ses  travaux  sur 
les  principes  et  sur  l'histoire  de  la  science  morale,  à  con- 
sulter fréquemment  les  ouvrages  moraux  d'Aristote,  et 
par  suite,  à  rechercher  ce  que  pouvaient  être  les  trois 
rédactions  arrivées  jusqu'à  nous.  Il  avait  consacré  à  cette 
discussion  plusieurs  dissertations,  dont  une  seule  a  été 
retrouvée  dans  ses  papiers.  Elle  est  au  tome  m  de  la 
philosophie,  dans  ses  Œuvres  complètes,  iii*"  partie  (de 
la  page  306  à  la  page  333).  Par  malheur,  cette  disserta- 
tion unique  est  elle-même  inachevée.  Elle  mérite  néan- 
moins beaucoup  d'attention,  bien  que  le  titre  démontre 
qu'elle  n'est  qu'un  premier  fragment  d'un  ensemble  plus 
complet.  Mais  de  la  main  de  Scbleiermacher,  des  débris 
même  sont  encore  importants.  Il  en  avait  fait  l'objet  d'une 
lecture  devant  l'Académie  des  sciences  de  Berlin,  le  â 
décembre  1817. 


PRÉLIMINAIRE.  (XLXxix 

Il  établit  d'abord  que  ces  trois  ouvrages  ne  peuvent  être 
pris  pour  trois  essais  de  rédaction  tentés  tour  à  tour  par 
Aristote,  peu  satisfit  lui-même  de  la  forme  primitive 
qu'il  aurait  donnée  à  sa  pensée  ;  qu'ils  ne  sont  point  les 
uns  ésotériques,  les  autres  exotériques,  la  doctrine  étant 
semblable  dans  tous  les  trois  ;  et  qu'ils  ne  sont  pas  davan- 
tage, celui-ci  un  manuel  abrégé  de  celui-là.  Schleierma- 
cher  s'étonne  avec  raison  que  jusqu'à  lui  on  ait  laissé  de 
côté  ce  problème,  qui  est  unique  dans  toute  la  littérature 
grecque.  Mais  reconnaissant  bien  la  difficulté  de  cette 
investigation,  il  se  propose  modestement  de  mettre  quel- 
ques  points  en  lumière,  et  de  restreindre  du  moins  le 
champ  de  l'incertitude.  La  méthode  qui  lui  semble  la 
plus  efficace  et  qu'il  emploiera,  c'est  d'étudier  les  trois 
ouvrs^es  en  eux-mêmes,  et  de  rechercher  s'il  n'y  a  point, 
dans  l'exposition  et  le  style  de  chacun,  des  nuances  qui 
permettent  de  découvrir  une  autre  main  que  celle  d' Aris- 
tote. C'est  là  une  appréciation  très-délicate.  Mais  selon 
Schleiermacher,  c'est  par  elle  seule  qu'on  peut  espérer 
d'atteindre  le  but  désiré. 

Bien  que  les  trois  traités  soient  admis  au  même  titre 
dans  la  collection  aristotélique,  bien  qu'ils  n'aient  jamais 
été  attribués  à  un  autre  auteur,  et  qu'ils  aient  en  leur 
faveur  des  témoignages  égaux  de  la  psurt  des  anciens, 
la  Morale  à  Nicomaque  a  deux  traits  particuliers  qui 
n'appartiennent  qu'à  elle,  et  qu'il  convient  de  bien  noter. 
Elle  se  dmme  dès  le  début  pour  un  simple  préliminaire  de 
la  Pditique  ;  et  elle  se  rattache  directement,  par  la  fin  qui 
la  termine,à  la  Politique  qui  la  suit,  et  l'achève  en  quelque 
sorte.  Il  n'y  a  rien  de  pareil  dans  la  Morale  à  Eudème  ;  et 
si  la  Grande  Morale  se  donne  aussi  pour  une  introduction 


ccLxxx  DISSERTATION 

à  la  Politique,  elle  ne  se  t^nmae  point  en  s'y  rattachant 
d'une  manière  quiconque.  Un  second  avantage  apparent 
de  la  Morale  à  Nicoomque,  c'est  qu'il  n'y  a  qu'elle  qui 
ait  été  commentée  par  les  andens,  probablement  parce 
qu'on  y  trouvait  le  sceau  aristotélique  plus  profondément 
empreint  que  sur  les  autres,  Men  que  d'ailleurs  on  ne  les 
récusât  point,  et  qu'en  général  on  n'ût  pdnt  du  tout  par- 
tagé le  doute  de  Cicéron. 

Ceci  détenmne  donc  Schleiermacher  à  commencer  son 
examen  par  la  Morale  à  NiccHnaque.  Il  l'analyse,  et  il  en 
trouve  la  composition  défectueuse  à  Inen  des  ^ard&  Elle 
ne  forme  point  un  ensemble  satisfaisant,  et  die  manque 
d'unité.  L'(H*donnance  en  est  fautive,  et  trahit  un  écoli^. 
Il  y  trouve  surtout  deux  grands  défauts,  qu'il  ne  peut 
attribuer  au  génie  logique  et  sévère  à'ArisMe.  Le  pre- 
mier,  c'est  d'avoir  admis,  à  c6té  des  vertus  morales,  les 
vertus  intellectuelles,  à  l'explication  desquelles  on  n'a  point 
d'idlleurs  accordé  une  place  suffisante.  Les  vertus  intel- 
lectuelles ne  peuvent  faire  partie  de  la  Morale*  Schleier- 
macher ne  veut  point  les  y  comprendre,  et  la  vertu, 
selon  lui,  ne  peut  jamais  être  qu'une  vertu  morale.  Cette 
critique  est  si  grave  à  s^s  yeux,  qu'il  n'hésite  pas  à 
considérer  comme  des  digressions  tout  ce  qui,  dans  la 
théorie  des  vertus  intellectuelles,  n'est  pas  indispensable  à 
la  détermination  du  milieu  qui  constitue  la  vertu,  et  la  fin 
du  dixième  livre,  qui  donne  la  vie  contemplative  pour  le 
dernier  terme  du  bonheur  de  l'homme.  Il  va  même  jusqu'à 
r^arder  la  Grande  Morale  comme  plus  authe&tique,  eu 
égard  à  l'ensemble  de  la  co!mposition,  que  la  Morale  à 
Nicomaque,  sur  laquelle,  dit-il,  doit  planer  une  défiance 
d'autant  plus  forte.  Le  second  défaut,  au  moins  aussi 


PRÉLIMINAIRE.  gclxxx  i 

impardonnable  de  cette  œuvre,  c'est  d'avoir  traité  par 
deux  fois  la  question  du  bonheur,  au  début  du  premier 
livre  et  à  la  fin  du  dixième,  et  celle  du  plaisir  à  la  fin 
du  septième  et  au  début  du  dixième,  sans  que  rien 
annonce  que  l'auteur  ait  eu  conscience  de  ce  double 
emj^oi.  A  ces  deux  égards,  Scbleiermacher  trouve  les 
autres  ouvrages  fort  supérieurs  en  mérite  à  la  Morale  à 
Nicomaque. 

Mais  il  ne  se  contente  pas  de  donner  la  préférence  à  la 
Grande  Morale  sur  la  Morale  à  Nicomaque  ;  il  la  lui  donne 
également  sur  la  Morale  à  Eudème,  qui  n'en  est  guère 
qu'une  copie  développée.  Sans  le  dire  positivement,  il  a 
bien  l'air  de  croire  que  la  Grande  Morale,  si  régulière  à 
ses  yeux,  est  seule  un  ouvrage  d'Aristote. 

Mais  alors  se  {N^sente  cette  question  :  Quels  sont  dans 
cette  hypothèse  les  rapports  des  deux  autres  ouvrages 
entr'eux?  Et  dans  quelle  mesure  peut-on  les  rapporter 
à  Aristote  ?  Il  n'est  pas  possible  d'abord,  selon .  Scbleier- 
macher, que  deux  ouvrages  qui  ont  trois  livres  communs, 
soient  de  la  même  main  ;  et  l'on  doit  penser  que  c'est 
quelque  compilateur  ou  éditeur  qui  aura  fait  passer,  plus 
tard,  ces  trois  livres  d'un  ouvrage  plus  ancien  dans  un 
ouvrage  plus  récent,  où  ils  manquaient,  et  où  ils  devaient 
compléter  l'ensemble  de  la  doctrine.  Mais  auquel  des  deux 
ouvrages  ont-ils  appartenu  primitivement?  Ont-ils  passé 
de  la  Morale  à  Nicomaque  dans  la  Morale  à  Eudème  ?  Ou 
à  l'inverse  ?  L'un  et  l'autre,  dans  le  reste  de  leurs  livres, 
se  réfèrent  également  à  ces  trois-là,  dont  les  matières 
d'aillem^  leur  sont  égalaient  nécessaires.  Car,  qui  pour- 
rait comprendre  que,  dans  un  traité  de  morale,  ou  ne  par- 
lât ni  de  la  justice  ni  de  la  tempérance  ?  Schleieimacher 


ccLXXXii  DISSERTATION 

incline  à  penser  que  les  trois  livres  communs  apparie* 
naient  originairement  à  la  Morale  à  Eudème,  dont  la 
rédaction  ne  peut  sous  aucun  rapport  être  attribuée  au 
génie  d'Aristote.  C'est  un  ouvrage  composé  de  pièces 
diverses  et  sans  véritaUe  unité  ;  et  les  citations  qu'on  y 
trouve  des  ouvrages  aristotéliques,  citations  que  j'ai  moi- 
même  rappelées  plus  haut,  ne  prouvent  rien. 

Schleiermacber  voulait  pousser  plus  loin  encore  cet 
examen  de  la  Morale  à  Eudème.  Mais  la  dissertation 
s'arrête  brusquement  au  milieu  d'une  phrase,  dont  l'édi- 
teur des  Œuvres  posthumes  n'a  pu  même  retrouver  la 
fin* 

Parmi  ces  opinions  de  Schleiermacber,  il  y  en  a  quel- 
ques-unes  que  l'on  peut  lui  concéder.  Mais  il  en  est 
d'autres  qui  sont  insoutenables.  Comme  il  le  dit,  il  est 
peu  probable  qu'Aristote  ait  essayé  trois  fois  d'écrire  ses 
pensées  sur  la  morale,  sans  trouver  une  forme  satisfai- 
sante. Ces  tâtonnements  et  cette  préoccupation  de  style 
ne  conviennent  guère  au  génie  du  philosophe.  J'admets 
aussi  qu'en  l'absence  de  renseignements  incontestables 
sur  l'authenticité  des  trois  ouvrages,  c'est  l'examen  intrin- 
sèque qui  doit  en  décider,  et  que  la  composition  et  le 
style  sont  des  critériums  excellents,  ou  plutôt  que  ce  sont 
les  seuls.  Mais  j'attache  beaucoup  plus  d'importance  que 
Schleiermacber  aux  deux  caractères  particuliers  qu'il 
retrouve  lui-même  dans  la  Morale  à  Nicomaque  ;  et  sans 
y  voir  une  complète  certitude  de  son  origine,  j'y  v(hs  au 
moins  une  très-forte  présomption  en  sa  faveur. 

J'accorde  bien  que  l'ordonnance  de  la  M(»*ale  à  Nico- 
maque n'est  pas  fort  régulière.  Msds  Schleiermacber  ne 
l'attaque  point  par  des  arguments  très-solides.  Qu\4ris* 


PRÉLIMINAIRE.  cglxxXiu 

tote  £dt  divisé  les  vertus  en  deux  classes,  morales  et 
intellectuelles,  c'était  son  droit,  d'abord  ;  et  j'ajoute  que 
la  vérité  est  de  son  côté.  Schleiennacher  veut  que  toutes 
les  vertus  soient  exclusivement  morales,  c'est-ihdire  qu'il 
comprend  l'exposition  de  la  morale  autrement  qu'Ans- 
tote.  Mais  le  philosophe  n^est  point  à  blâmer ,  parce  qu'il 
a  cru  que  la  prudence,  par  exemple,  n'est  pas  tout  à 
fait  de  même  ordre  que  la  douceur  et  la  sobriété,  et  qu'il 
faut  la  distinguer,  en  la  rapportant  plus  particulière- 
ment à  l'intelligence,  qui  y  joue  le  principal  rôle.  Schleier* 
mâcher  a  plus  raison  quand  il  trouve,  les  vertus  intellec- 
tuelles une  fois  admises,  qu'on  ne  leur  a  point  fait  une 
part  suffisante.  Mais  c'est  se  tromper  étrangement  que 
de  conclure  de  ces  imperfections  fort  légères  après  tout, 
que  la  Grande  Morale  soit  mieux  composée,  et  qu'elle 
soit  plus  authentique.  J'en  demande  bien  pardon  à  la 
science  et  au  goût  de  Schleiermacher  ;  mais  je  ne  puis 
pas  comprendre  de  sa  part  un  jugement  aussi  erroné.  Il 
me  semble  qu'il  suffit,  quand  on  est  exercé  au  style  aris- 
totélique, d'une  simple  lecture  pour  prononcer  absolu- 
ment le  contraire  :  La  Morale  à  Nicomaque  est  d'Aristote, 
malgré  ses  défauts  ;  la  Grande  Morale  n'en  est  pas.  Sans 
doute,  les  deux  discussions  sur  le  bonheur,  et  les  deux 
discussions  sur  le  plaisir  font  double  emploi.  Mais  poiv 
les  deux  premières,  Schleiermacher  lui-même  remarque 
que  l'auteur  les  a  faites  avec  intention,  et  que,  dans  la 
seconde,  il  rappelle  positivement  les  résultats  de  l'autre, 
qu'il  développe  et  résume  de  nouveau.  Quant  aux  deux 
discussions  sur  le  plaisir,  on  peut  admettre  avec  Schleier- 
macher qu'elles  sont  injustifiables  au  point  de  vue  d'une 
composition   régulière.  Mais  Schleiennacher  devrait  se 


ccLXXxiv  DISSERTATION 

rappeler  aussi  qu'il  n'est  pas  un  seul  des  ouvrages  d'A- 
ristote  qui  ne  soit  en  désordre  ;  et  que  soit  par  la  faute 
de  l'auteur  qui,  surpris  par  la  mort,  n'aura  pu  y  mettre 
la  dernière  main,  soit  parla  faute  d'éditeurs  peu  soigneux 
et  peu  intelligents,  Andronicus  ou  tel  autre,  ils  sont 
bouleversés,  sans  qu'une  critique  plus  éclairée  puisse 
presque  jamais  y  porter  remède.  C'est  fort  regrettable 
sans  aucun  doute.  Mais  si  l'on  devait  condamner  tout  ou- 
vrage d'Aristote  par  cela  seul  qu'il  est  irrégulier,  il  faut 
reconnaître  qu'il  ne  nous  en  resterait  plus  un  seul,  depuis 
la  Métaphysique  jusqu'à  la  Poétique,  et  l'Histoire  des 
animaux.  Un  point  que  n'a  point  discuté  Scbleiermacfaer, 
et  qui  est  grave,  c'est  la  différence  des  deux  théories  snr 
le  plaisir,  celle  du  livre  VU  et  celle  du  livre  X  de  la 
Morale  à  Nicomaque.  D'autres  critiques,  après  lui,  ont 
insisté  sur  cette  observation,  qui  mérite,  en  effet,  qu'on 
en  tienne  compte. 

Enfin,  Schleiermacher  croit  que  les  livres  communs 
ont  passé  de  la  Morale  à  Eudëme  dans  la  Morale  à  NictK 
maque.  Il  semble  que  le  contraire  est  plus  probable, 
d'après  les  raisons  que  j'ai  données  tout  à  l'heure.  Il 
attache  trop  d'importance  à  quelques  expressions  qui  ne 
lui  semblent  pas  assez  aristotéliques ,  et  il  fait  trop  peu 
de  cas  des  citations  d'autres  ouvrîmes  d'Aristote,  qu'on 
trouve  dans  la  Morale  à  Eudème ,  et  dont  j'ai  aussi  un 
peu  plus  haut  si^alé  le  vrai  caractère. 

En  résumé,  Schleiermacher  a  rendu  un  grand  service 
en  soulevant  le  premier  ces  discussions.  Mais  les  solutions 
qu'il  propose  ne  semblent  pas  très-acceptables. 

Plus  de  seize  ans  après,  ces  questions  ont  été  reprises 
par  M.  Ch.  Panscb,  qui  ne  connaissait  point  les  travaux 


PRÉLIMINAIRE.  cctxxxv 

de  Scbleiermacher,  encore  inédits  à  cette  époque.  M.  PanscÈ 
devait  examiner  les  trois  Morales  dans  trois  dissertations 
spéciales.  11  n'en  a  paru  qu'une  seule  sur  la  Morale  à 
Nicomaque.  Il  s'y  attache  à  prouver  que  les  livres  VII  et 
VIII  qui  traitent  de  l'amitié  sont  l'ouvrage  mentionné 
dans  le  catalogue  de  Diogène  sous  le  titre  de  Traité  de 
l'amitié,  en  un  livre.  11  croit  retrouver  aussi  le  Traité 
du  plaisir  en  un  livre,  mentionné  également  par  Diogène, 
dans  les  cinq  chapitres  du  septième  livre  de  la  Morale  à 
Nicomaque  consacrés  à  cette  théorie.  On  a  répondu  avec 
raison  à  ces  hypothèses  de  M.  Pansch  *  que ,  si  les 
deux  livres  sur  l'amitié  n'avaient  pas  fait  partie  du  plan 
primitif  de  la  Morale  à  Nicomaque,  ces  théories  ne  se 
représenteraient  point»  à  la  même  place  relativement  à 
toutes  les  autres,  dans  la  Morale  à  Eudème  et  dans  la 
Grande  Morale  ;  et  que  les  cinq  chapitres  sur  le  plaisir, 
que  M.  Pansch  veut  attribuer  à  Nicomaque,  le  fils  d'Aris- 
tote,  ne  sont  dignes  que  d' Aristote  lui-même. 

La  question  en  était  à  ce  point,  et  n'avançait  guère, 
quand  en  1841,  M.  L.  Spengel  fit  paraître  dans  les  Mé- 
moires de  l'Académie  des  sciences  de  Bavière  (tome  III, 
2*  partie  de  la  Classe  de  philosophie  et  de  philologie, 
pages  489  et  suiv.),  une  dissertation  complète  sur  les 
questions  qu'avait  agitées  Schleiermacher.  La  méthode 
suivie  par  ses  prédécesseurs  est  adoptée  par  lui  ;  et  c'est 
par  l'examen  seul  des  trois  ouvrages  en  eux-mêmes,  qu'il 
veut  en  rechercher  l'origine,  la  valeur  et  les  rapports. 
Mais  tout  en  estimant  très-haut  le  talent  de  Schleierma- 


fl)  M.  Trendelenburg,  Annales  de  critique  scicntifiqtief  de  Berlin,  183â| 
septembre,  pap:e  358. 


GCLXxxvi  DISSERTATION 

cher,  M.  Spengel  n* hésite  pas  à  constater  quil  s*est 
trompé  sur  la  Grande  Morale,  à  laquelle  il  attribue  une 
fausse  supériorité,  et  sur  la  Morale  à  Nicomaque,  qui  est 
bien,  quoiqu'il  en  ait  pensé,  l'œuvre  d'Aristote  person- 
nellement. 

M.  Spengel  fait  observer  d'abord  que  les  citations  de  la 
morale  dans  la  Politique  et  dans  la  Métaphysique  s'ap- 
pliquent également  à  la  Morale  à  Nicomaque,  et  à  la 
Morale  à  Eudëme,  puisqu'elles  concernent  les  trois  livres 
communs  ;  mais  que  la  citation  de  la  Métaphysique  en 
particulier  ne  s'applique  point  à  la  Grande  Morale,  qui, 
au  lieu  de  l'art,  admet  l'hypothèse,  comme  cinquième 
moyen  d'arriver  à  la  possession  de  la  vérité.  Il  passe 
ensuite  aux  témoignages  de  l'antiquité,  dont  il  avait  paru 
faire  cependant  peu  d'état  au  début  de  son  travail.  Il 
rapporte  les  passages  de  Cicéron,  d'Atticus,  de  Diogène 
de  Laërte,  de  Porphyre,  dont  j'ai  fait  usage  un  peu  plus 
haut  ;  et  il  y  joint  quelques  autres  passages  de  Deoys 
d'Halicarnasse,  de  Plutarque  et  d'Athénée.  La  seule  con- 
clusion à  peu  près  qu'il  en  tire,  c'est  que  la  Grande 
Morale  mérite  bien  ce  nom,  parce  qu'elle  est  plus  complète, 
quoique  plus  concise,  que  la  Morale  à  Nicomaque,  et 
qu'elle  a  de  plus  qu'elle  les  deux  théories  de  la  prospérité 
et  de  l'honnêteté  parfaite. 

Après  ces  considérations  préliminaires,  qui  n'ont  peut- 
être  pas  toute  la  netteté  désirable,  M.  Spengel  étudie 
séparément  chacune  des  trois  Morales*  Il  commence  par 
la  Morale  à  Nicomaque,  qu'il  regarde  commie  parfaitement 
authentique.  Il  s'étonne  que  la  sagacité  de  Schleierma- 
cher  ait  pu  s'y  tromper.  Il  s'efforce  donc  de  démontrer 
contré  lui  que  la  Morale  à  Nicomaque  est  d'Aristote,  que 


PRÉLIMINAIRE.  crxxxx  v  n 

la  Morale  à  Eudème  est  d'Eudème  de  Rhodes,  son  disciple, 
les  trois  livres  communs  appartenant  originairement  à  la 
Morale  à  Nicomaque  ;  et  que  la  Grande  Morale  n'est  qu'un 
extrait,  assez  postériem*,  et  tiré  de  la  Morale  à  Eudème. 
C'est,  on  le  voit,  une  réfutation  en  règle  des  opinions  de 
Scbleiermachen 

Il  le  blâme  avec  raison  de  n'avoir  pas  admis,  comme 
tout  le  monde,  que  les  allusions,  faites  à  la  Politique  au 
début  et  à  la  fin  de  la  Morale  à  Nicomaque,  sont  des 
preuves  très-fortes  de  l'authenticité  de  ce  dernier  ouvrage. 
M.  Spengel  trouve,  et  je  suis  tout  à  fait  de  son  avis,  que 
les  liens  entre  la  Morale  à  Nicomaque  et  la  Politique  sont 
si  étroits  qu'on  peut  considérer  ces  deux  traités  comme 
un  seul  ouvrage  composé  de  deux  parties.  Schleierma- 
cher  a  eu  tort  de  contester  la  division  des  vertus  en  vertus 
morales  et  en  vertus  intellectuelles.  Cette  division,  qui 
est  parfaitement  conforme  au  système  psychologique 
d'Aristote,  se  répète  dans  la  Morale  à  Eudème;  et,  si  la 
Grande  Morale,  à  laquelle  Schleiermacher  donne  sous 
ce  rapport  un  tel  avantage,  n'a  pas  le  mot  qu'il  con-- 
damne,  elle  a  tout  au  long  la  chose  ;  et  elle  décrit  les 
vertus  intellectuelles  absolument  comme  la  Morale  à  Nico- 
maque. 

Quant  à  la  double  discussion  sur  le  plaisir,  M.  Spengel 
y  voit  avec  Schleiermacher  ime  véritable  faute  ;  et  il 
cherche  à  s'en  rendre  compte.  II  n'admet  pas  avec' 
Casaubon  que  la  première  discussion,  celle  du  livre  VII, 
sût  passé  de  la  Morale  à  Eudème  dans  la  Morale  à  Nico^ 
maque.  Il  rejette  à  plus  forte  raison  l'hypothèse  de 
M.  Panch  qui  veut  que  la  seconde,  celle  du  livre  dixième, 
soit  de  la  main  de  Nicomaque,  fils  d'Aristote.  Mais  avant 


ccLXxxvni  DISSERTATION 

de  se  prononcer,  il  remarque  que  cette  recherche  spéciale 
aux  deux  théories  du  plaisir,  se  rattache  à  une  autre  qui 
est  plus  étendue  :  c'est  de  savoir  à  quel  ouvrage  appar« 
tiennent  primitivement  les  trois  livres  communs,  dont 
la  première  théorie  fait  partie,  puisque  le  septième 
livre  de  la  Morale  à  Nicomaque  est  le  sixième  de  la  Morale 
à  Eudème. 

Il  n'accepte  pas  la  solution  de  Schleiermacher,  qui, 
voyant  dans  la  Grande  Morale  l'ouvrage  original,  dont  la 
Morale  à  Eudème  ne  serait  qu'un  développement,  attribue 
à  cette  dernière  les  trois  livres  communs,  et  supprime  ainsi 
la  double  théorie  du  plaisir  dans  Itt  Morale  à  Nicomaque. 
n  pense  au  contraire  que  les  trois  livres  sont  d'Aristote  ; 
et  il  essaie  de  prouver  que  c'est  de  la  Morale  à  Nicomaque 
qu'ils  ont  passé  dans  la  Morale  à  Eudème.  Pour  établir 
cette  démonstration,  il  analyse  la  composition  de  la  Mo* 
raie  à  Nicomaque,  et  il  la  trouve  fort  régulière.  La  double 
discussion  sur  le  plaisir,  surabonde,  si  l'on  veut  ;  mais 
elle  ne  détruit  pas  l'unité  de  l'ensemble,  et  elle  ne  ren- 
ferme pas  les  contradictions  énormes  que  l'on  a  prétendu 
y  découvrir.  Enfin,  il  repousse  aussi  l'hypothèse  de 
M.  Panscb,  qui  veut  ôter  de  la  Morale  à  Nicomaque  les 
deux  livres  siu*  l'amitié,  pour  en  faire  séparément  le  traité 
sur  l'amitié  dont  parle  l'inexact  Diogène. 

De  la  Morale  à  Nicomaque,  M.  Spengel  passe  à  Texar 
men  de  la  Morale  à  Eudème,  qui,  selon  lui,  n'en  est 
qu'une  très-fidèle  imitation.  La  ressemblance  lui  parait  si 
frappante  qu^il  lui  suffit  de  la  signaler.  C'est  évidemment 
une  œuvre  faite  par  une  main  étrangère,  d'après  l'œuvre 
du  maître,  qu'on  a  d'ailleurs  très-habilement  suivie,  et 
dans  certains  points,  très-heureusement  suppléée  par  des 


éclakdasemente  utiles.  Il  n'y  aurait  donc  ici  nulle  diffi- 
culté, sans  ces  trois  livres  communs,  dont  il  faut  bien 
cependant  expliquer  la  singulière  identité  avec  ceux  de  la 
Morale  à  Nicômaque.  Trois  hypothèses  se  présentent  t 
1*  Ou  ils  sont  tout  à  fait  étrangers  à  la  Morale  à  Eudëme, 
qui  formerait  alors  un  ouvrage  en  quatre  livres,  peut-être 
celui  dont  parle  Diogène  de  Laêrte,  d*  après  certains  ma- 
nuscrits qui,  pour  son  catalogue,  donnent  un  traité  de 
Morale  en  quatre  livres  au  lieu  de  cinq,  variante  qu'a 
pleinement  adoptée  M.  Tîtze  ;  2"  Ou  bien  ces  trois  livres 
faisaient  partie  originairement  de  la  Morale  à  Eudème  ;  et 
ils  ont  été  transportés  dans  la  Morale  à  Nicômaque,  ce 
qui  est  Fhypothèse  de  Schleiermacher;  mais  alors  les  troîâ 
livres  spéciaux  de  la  Morale  à  Nicômaque  seraient  perdus; 
3"*  Ou  enfin,  ils  ont  au  contraire  passé  de  la  Morale  à 
Nicômaque  dans  la  Morale  à  Eudème.  M.  Spengel  s'ar- 
rête à  cette  deraière  conjecture,  et  il  tâche  de  la  rendre 
vraisemblable;  sa  prudence  ne  risque  pas  d'aller  au- 
delà. 

La  première  hypothèse  lui  parait  insoutenable.  Mais 
celle  de  Schleiermacher,  qu'il  regarde  comme  la  meilleure 
partie  de  toute  sa  dissertation,  mérite  une  sérieuse  atten-* 
tion;  Elle  neJaisse  pas  que  de  présenter  certains  avan- 
tages. Elle  évite  la  répétition  de  la  théorie  du  plaisir  dans 
la  Morale  à  Nicômaque,  qui  n'a  plus  alors  que  la  discus- 
sion du  dixième  livre.  Il  y  a  ceci  de  remarquable,  que  la 
Morale  à  Eudème,  dans  son  livre  III,  ch.  2,  §  18,  annonce 
la  théorie  du  plaisir  qui  vient  en  effet  dans  le  sixième, 
tandis  que  la  Morale  à  Nicômaque  n'a  point  d'indication 
de  ce  genre  dans  les  livres  qui  précèdent  le  septième.  Un 
second  avant^,  c'est  que  la  Grande  Morale  qui  suit  pas 


ccxc  DISSERTATION 

à  pas  la  Moi*ale  à  Ettdème,  et  non  point. la  Morale  à  Nico- 
maqne,  s'y  rattache  dans  ces  trois  livres  comme  dans  tous 
les  autres  ;  et  dans  l'hypothèse  que  soutient  Schleierma- 
cher,  cet  argument  semble  à  M,  Spengel  le  plus  fort  de 
tous.  Il  ne  le  croit  point  cependant  décisif  ;  et  pour  sa 
part»  c'est  la  troisième  hypothèse  qu'il  embrasse. 

C'est  au  style  surtout  qu'il  faudrait  s'adresser  pour 
savoir  si  les  trois  livres  communs  sont  bien  réellement 
d'Aristote.  A  cette  pierre  de  touche,  la  Grande  Morale  est 
facilement  jugée  ;  elle  n'est  pas  plus  d'Aristote  que  le 
petit  Trûté  du  Monde,  ou  la  ïlhétorique  à  Alexandre. 
Pour  la  Morale  à  Eudème,  la  distinction  n'est  pas  aussi 
simple,  parce  que  si  cet  ouvrage  n'est  pas  d'Aristote,  il 
est  du  moins  d'Ëudëme,  son  disciple  et  son  contemporain, 
qui,  à  ces  deux  titres,  parle  à  peu  près  la  même  langue. 
D'une  autre  part,  les  citations  de  la  Morale  faites  dans  la 
Politique  ne  sont  pas  spéciales  (voir  plus  haut,  p.  gclix); 
et  l'on  peut  les  rapporter  presque  ausi  bien  à  la  Morale  à 
Eudème  qu'à  la  Morale  à  Nicomaque.  Mais  ce  qui  décide 
M.  Spengel,  c'est  que  dans  la  Morale  à  Eudème,  il  se 
trouve  des  références  dont  l'application  est  impossible  à 
cet  ouvrage,  tel  que  nous  le  possédons.  11  indique  plu- 
sieurs de  ces  références  où  l'auteur  fait  des  promesses 
qu'il  ne  tient  pas,  et  qui  trahissent  évidemment  des 
lacunes.  Or,  on  ne  voit  rien  de  pareil  dans  la  morale  à 
Nicomaque  ;  et  les  théories  annoncées  à  l'avance  ou  rap- 
pelées dans  les  diverses  références  qu'elle  contient,  s'y 
retrouvent  sans  exception  avec  toute  la  clarté  désirable. 
De  plus,  la  Morale  à  Eudème  est  mutilée  dans  ses  der- 
niers chapiUes;  et  le  texte  en  est  si  fautif  qu'il  est  à  peu 
près  impossible  d'en  entendre  deux  lignes  de  suite.  H  est 


J 


PRÉLIMINAIRE.  ccxci 

donc  fort  possible  que  le  désordre  se  soit  étendu  iJus 
loin,  et  que  cet  ouvrage,  dont  la  fin  n'est  guère  qu'un 
chaos  d'idées  inintelligibles,  ait  souffert  aussi  d'autres 
pertes. 

Reste  à  savoir  de  quel  auteur  il  est.  Est-ce  Eudëme  qui 
l'a  composé?  M.  Spengel  n'hésite  pas  à  répondre  affirma- 
tivement. D'abord,  les  mots  grecs  que  nous  rendons  par 
Morale  à  Eudëme  peuvent  signifier  au  moins  tout  aussi 
bien  Morale  d'Eudëme.  En  outre,  on  sait  par  Amnonius, 
qu'Eudëme,  comme  du  reste  Théopbraste  et  Phanias, 
autres  disciples  d'Aristote,  avait  fait  plusieurs  ouvrages 
qui  portaient  les  mêmes  noms  que  ceux  du  maître  :  Des 
Catégories,  des  Herméneia,  des  Analytiques.  Alexandre 
d'Aphrodisée  ajoute  que  les  Analytiques,  composés  par 
Eudëme,  étaient  intitulés:  Analytiques (VEudème^  par 
une  dénomination  tout  à  fait  identique  à  celle  qui  désigne 
la  Morale  d'Eudëme  ou  Morale  à  Eudëme.  En  troisième 
Heu,  si  l'on  s'en  rapporte  aux  fragments  de  la  Physique 
d'Eudëme,  cités  par  Simplicius  dans  son  Commentaire 
sur  la  Physique  d*Aristote,  on  pourra  se  convaincre  que 
le  disciple  a  suivie  pour  la  morale,  une  méthode  tout  à 
fait  analogue,  et  que  son  travail^  fort  utile^  si  ce  n'est 
fort  difficile,  a  consisté  presque  uniquement  dans  une 
paraphrase,  ici  sur  des  questions  de  physique,  et  là  sur 
des  questions  de  morale,  approfondies  dans  les  ouvrages 
du  maître.  Enfin,  une  glose  d'une  date  et  d'une  main 
inconnues,  sur  la  Morale  à  Nicomaque,  attribue  à  Eudëme 
une  opinion  qu'on  retrouve  dans  le  livre  VII  de  la  Morale 
à  Eudëme. 

De  ces  divers  ordres  de  preuves*  M.  Spengel  conclut 
qu'Eudème  est  l'auteur  du  traité  de  morale  où  figui'e 


(xxcii  DISSERTATION 

son  n<Hn,  et  qui  n*est  qu'un  calque  de  la  doctrine  d'Aris^ 
tote. 

Après  d'aussi  longs  développements  sur  les  deux  prin^ 
cipaux  ouvrages,  M.  Spengel  s'arrête  peu  an  troisièmet 
la  Grande  Morale,  Il  ne  peut  dire  ni  quel  en  est  l'auteur, 
ni  quelle  en  est  l'époque.  Tout  ce  qu'il  croit  pouvoir 
avancer,  c'est  qu'elle  est  postérieure  à  la  Morale  à  Eudème, 
et  qu'elle  n'est  pas  plus  qu'elle  une  rédaction  des  leçons 
d'Aristote,  faite  par  l'un  de  ses  auditeurs. 

Dans  un  appendice  assez  étendu,  M.  Spengel  revient 
sur  la  Morale  à  Nicomaque  et  sur  la  Morale  à  Eudème, 
pour  compléter  ce  qu'il  en  a  dit.  C'est  là  qu'il  propose 
cette  opinion,  adoptée  généralement  après  lui,  que  la 
première  discussion  sur  le  plaisir  pourrait  bien  être  d'Eu- 
dème,  et  que  de  son  ouvrage  elle  a  passé  dans  celui 
d'Aristote.  Casaubon  avait  avancé  déjà  une  conjecture 
analogue,  et  M.  Spengel  la  fortifie  par  une  scholie  inédite 
que  lui  a  communiquée  M.  Brandis,  et  qui  se  trouve  dans 
un  manuscrit  de  Florence  (Laurent.  Plut.  LXXXI,  14), 
extraite  d'un  fragment  du  Commentaire  d'Aspasius  sur  le 
septième  livre  de  la  Morale  à  Nicomaque.  Après  avoir 
remarqué  que  dans  la  Morale  à  Eudème,  on  fait  du  plaisir 
le  souverain  bien,  tandis  que  dans  la  Morale  à  Nico- 
maque, Aristote  refuse  de  confondre  le  plaisir  avec  le 
bonheur, l'auteur,  quel  qu'il  soit,  de  cette  scholie,  ajoute: 
«  La  preuve  que  ceci  (la  théorie  du  plaisir  au  septième 
»  livre)  est  d'Eudème  et  non  point  d'Aristote,  c'est  que 
»  dans  le  dixième  livre  on  traite  du  plaisir,  comme  si  l'on 
»  n'en  avait  rien  dit  antérieurement.  )>  Cette  scholie,  pleine 
de  fautes  grammaticales  et  d'omissions  q:ae  M.  Spengel 
est  obligé  de  corriger,  ne  lui  semble  pas  absolument  déci- 


PRÉLIMINAIRE,  ccxciu 

eive  ;  mais  elle  appuie  les  conjectures  que  soulève  néces- 
sairement cette  double  théorie  sur  le  plaisir.  D'ailleurs, 
M.  Spengel  essaie  de  prouver  que,  soit  dans  lé  septième 
livre,  soit  dans  le  dixième,  Aristote  n'a  pas  eu  en  vue, 
ainsi  qu'on  l'accuse,  de  combattre  le  système  de  Platon  et 
surtout  les  doctrines  du  Philèbe.  Dans  la  seconde  partie 
de  l'appendice,  M.  Spengel  tente  de  restituer  quelques- 
uns  des  passages  les  plus  corrompus  des  derniers  cha- 
pitres de  la  Morale  à  Eudème,  pour  lesquels  les  manuscrits 
n'offrent  en  général  aucun  secours,  même  quand  ils  sont 
consultés  par  des  hommes  comn>e  M.  Brandis. 

Tel  est  l'ensemble  de  la  dissertation  de  M.  Spengel. 
Elle  atteste,  conmie  on  le  voit,  une  étude  profonde  de  la 
question,  beaucoup  de  science  et  beaucoup  de  goût  Les 
résultats  qu'elle  constate  sont  des  plus  graves;  et  les 
hypothèses  sur  lesquelles  elle  s'appuie,  ont  tout  au  moins 
pour  elles  une  assez  grande  vraisemblance.  Je  ne  dis  pas 
toutefois  qu'elles  doivent  être  adoptées.  Mais  il  est  cer- 
tain qu'elles  le  sont  à  peu  près  complètement  par  toute 
la  critique  allemande ,  depuis  que  M.  Spengel  les  a 
émises. 

Pour  ma  part,  je  partage  tout  à  fait  son  jugement  sur 
la  valeur  relative  des  trois  ouvrs^s.  Je  place  aussi  la 
Morale  à  Nicomaque  en  première  ligne,  et  je  ne  doute  ])as 
du  tout,  comme  Cicéron,  qu'elle  ne  soit  d' Aristote.  Si  Nico- 
maque eût  été  capable  de  la  faire,  il  aurait  été  doué  d'un 
génie  égal  à  celui  de  son  père  ;  et  comme  il  n'a  donné 
d'ailleurs  aucune  preuve  de  cette  ressemblance  extraordi^ 
naire,  je  ne  puis  croire  qu'il  soit  très-sage  de  la  supposer. 
La  main  d' Aristote  seule  pouvait  élever  un  monument 
aussi  solide,  malgré  ses  lacunes  et  ses  fautes.  Je  donne 


ccxuv  DISSERTATION 

> 

la  i^conde  place,  ainsi  que  M.  SpéngeU  à  la  Morale  à 
Eudème,  sans  affirmer  comme  lui  qu  elle  soit  d'Eudème 
de  Rhodes,  le  disciple  d'AristQte.  Elle  suit  de  très-près  la 
Morale  à  Nicomaque,  dans  les  quatre  livres  où  elle  ne  la 
répète  pas  mot  à  mot  ;  et,  sans  porter  comme  elle  le  vrai 
cachet  aris|otélique,  elle  reproduit  presque  toute  la  doc- 
trine, e(  parfois  le  style,  avec  la  plus  exacte  fidélité.  Enfin, 
je  ne  mets  aussi  la  Grande  Morale  qu'en  troisième  lipie, 
et  à  une  assez  grande  distance  des  4eux  autres.  La  Grande 
Morale  me  parait  composée^  d'après  la  Morale  à  Eudème, 
plus  encore  que  d'après  la  Morale  à  Nicomaque  ;  et  le 
caractère  général  trahit  une  main  peu  expérimentée,  si  ce 
n'est  une  époque  postérieure,  sans  que  je  place  d'ailleurs 
cet  ouvrage  assez  bjen  écrit  sur  la  ligne  du  petit  Traité 
du  Monde  et  dp  la  Rhétorique  à  Alexandre,  qui  le  sont 
assez  mal.  Mais  je  ne  trouve  pas  qu'il  soit  le  plus  complet 
des  trois  ouvrages,  comme  le  dit  M.  Spengel  ;  et  les  deux 
théories  de  la  prospérité  et  de  l'honnêteté  parfaite,  ne 
suffisent  pas  à  mes  yeux  pom*  justifier  le  titre  de  Grande 
Morale.  Je  préfère  m'en  tenir  à  l'hypothèse  que  j'ai  pro- 
posée :  c'est  plutôt  une  simple  erreur  de  copiste  qui  aura 
fait  passer  cette  désignation,  de  la  Morale  à  Nicomaque,  à 
un  extrait,  qui  est})iep  |oin  d'elle  par  le  mérite  du  style  et 
par  rétendue. 

Je  pense  encore  avec  M.  Spengel  que  les  trois  livres 
communs  ont  passé  de  la  Morale  à  Nicomaque  dans  la 
Morale  à  Eudème.  Mais  je  ne  puis  croire  avec  lui,  même 
à  l'état  de  simple  hypothèse,  que  la  première  discilssion 
sur  le  plaisir  soit  un  fragment  de  l'ouvrage  original  d'Eu- 
dème, qyn  de  là  se  sera  glissé  dans  l'ceuvre  magistrale. 
Nous  savons  trop  dans  quel  désordre  nous  sont  parvenus 


PRÉUMINAUIE.  Gcxcv 

les  ouvrages  d' Aristote.  La  Morale  à  Nicomaque  n'aura 
pas  été  plus  qu'un  autre  à  l'abri  des  injures  du  temps. 
L'auteui*  l'avait  laissée  inachevée,  comme  presque  toutes 
ses  œuvres  ;  et  Ton  peut  présumer  qu'à  une  révi^on 
atlentive,  s'il  lui  eût  été  permis  de  la  faire,  il  aurait  cor- 
rigé bien  des  négligences,  effacé  plus  d'une  contradiction, 
et  supprimé  plus  d'un  passage.  Il  faut  savoir  gré  aux 
éditeurs  de  l'antiquité  de  n'avoir  point  osé  se  substituer  à 
lui,  et  de  nous  avoir  transoûs,  même  en  désordre,  tous  les 
morceaux  qu'ils  lui  attribuaient  à  tort  ou  à  raison.  Le 
mal  eût  été  plus  grand  encore,  et  nos  pertes  plus  regret- 
tables, s'ils  avaient  poussé  leur  audace  plus  loin,  et  s'ils 
avaient  eu  moins  de  réserve  sous  prétexte  d'avoir  plus  de 
discernement. 

Mais  encore  une  fois^  malgré  ces  critiques  d'ailleurs 
très-légères,  je  n'en  estime  pas  moins  le  travail  de  M.  L. 
Spengel  ;  et  je  conçois  le  succès  qu'il  a  eu. 

Depuis  sa  dissertation,  trois  autres  ont  paru  :  l'une  en 
ISAi,  de  M.  H.  Bonitz,  professeur  à  Stettin;  l'autre  en 
18&7,  de  M.  Alb.  Max.  Fischer,  et  enfin  en  1851  une 
troisième,  qui  tend  à  résumer  toutes  les  autres,  de 
M.  Ad.  Th.  Herm.  Fritzsch,  le  savant  éditeur  de  la  meil- 
leure édition  spéciale  de  la  Morale  à  Ëudëme. 

M.  H.  Bonitz  a  borné  ses  Ob^ervatiom  Critiques  &  la 
Grande  Morale  et  à  la  Morale  à  Eudëme  i.  Il  admet 
sans  discussion  les  conclusions  de  M.  L.  Spengel.  Mais 
comme  la  Grande  Morale  et  la  Morale  à  Eudëme,  tout  en 
disparaissant  du  catalogue  aristotélique,  ont  encore  une 


(1)  Obêervationes  ci^iticœ  in  Aristotelis  quœ  femntur  Magna  Moralia  et 
Ethica  Ewtemia  ;  scripuil  Uermannua  Bonitz,  BervUni,  1844»  iii^*'.  i,  79. 


ccxcvi  mSSERtATION 

grande  importance»  il  est  bon  d'y  corriger,  si  on  le 
peut,  les  fautes  nombreuses  qui  les  déparent  Ce  n'est 
pas  que  M.  Bekker  n'ait  déjà  beaucoup  amélioré  le  texte 
dans  l'édiiion  générale  qu'il  a  donnée.  Mais  on  peut  faire 
encore  quelques  pas  de  plus  ;  et  c'est  à  cela  que  M.  Bonitz 
veut  borner  sa  modeste  tâche.  Il  soumet  donc  à  un  scru- 
puleux examen .  un  certain  nombre  de  passages  obscurs 
ou  embarrassés  ;  et  il  cherche  à  les  éclaircir,  en  apportant 
à  ces  rectifications  toute  la  prudence  nécessaire.  Il  en  est 
beaucoup  qui  sont  heureuses  et  très-acceptables. 

Le  travail  de  M.  Fischer  n'a  pas  un  but  si  exclusive- 
ment philologique  ^  ;  ou  plutôt  il  n'emploie  la  philo- 
logie qu'à  résoudre  les  questions  soulevées  par  Schleier- 
mâcher  et  M.  Spengel.  Il  admet  d'abord  les  conclusions 
{principales  de  ce  dernier;  et  il  lui  semble  désormais 
prouvé  que  la  Morale  à  Nicomaque  est  d'Aristote,  sauf 
quelques  parties  ;  que  la  Morale  à  Eudème,  qui  est  d'Eu- 
dème  de  Rhodes»  a  été  faite  d'après  elle,  et  que  la 
Grande  Morale  n'est  qu'un  abrégé  de  la  Morale  d'Eu- 
dème.  M.  Fischer  s'arrête  donc  à  deux  questions  qui  lui 
semblent  moins  clairement  résolues  que  celles-là;  et  il  se 
propose  de  rechercher  surtout  ce  que  sont  les  trois  livres 
communs,  et  quel  a  été  le  but  réel  d'Eudème  en  compo- 
sant \m  ouvrage  si  conforme  en  apparence  à  celui  de  son 
maître. 

Il  n'admet  pas  avec  M.  Spengel  que  les  trois  livres 
appartinssent  originairement  à  la  Morale  à  Nicomaque, 
et  que  de  là  ils  aient  été  transportés  dans  la  Morale  à 


fi)  De  Ethicis  Pficomacheis  et  Eudemiia  qutr  Aristotelis  nomine  iradita 
3unt  dissej'ttttht  Boniuv,  1847,  in-t*",  i,  79. 


PIUSLIMINAIIIË.  CGAO 11 

Ettdème.  M.  Spengel  lui-même,  tout  en  défendant  cette 
solution,  aent  qu'elle  n'est  pas  trës*bonne  ;  car  il  recon- 
naît que  Ton  conserve  par  là  cette  double  discussion  du 
plaisir  qui,  d'après  son  propre  a\eu,  est  un  défaut  capi- 
tal ;  et  pour  échapper  à  cette  répétition  fautive,  il  va 
jusqu'à  supposer  que  la  première  discusssion  pourrait 
bien  venir  de  l'ouvrage  primitif  d'Eudème,  et  que  la 
seconde  seule,  celle  du  livre  dixième,  est  réellement 
d'Aristote*  M.  Fischer  appuie  avec  force  sur  cette  consi* 
dération,  dont  M.  Spengel  ne  lui  paraît  pas  avoir  senti 
toute  l'jmportance  ;  et  voici,  quant  à  lui,  comment  il  la 
développe  et  l'approfondit. 

D'abcml,  la  première  discussion,  celle  qui  termine  le 
livre  YII  de  la  Morale  à  Nicomaque,  lui  semble  tout  à  fait 
indigne  d'Aristote.  Ce  n'est  plus  le  ton  du  reste  de  l'ou* 
vrage.  Au  fond,  la  théorie  est  différente,  puisque  l'on 
cherche  à  y  prouver  que  le  plaisir  est  le  souverain  bien, 
tandis  qu  Aristote,  dans  le  dixième  livre,  s'efforce  d'établir 
précisément  le  contraire.  De  plus,  la  forme  n'est  pas 
moins  défectueuse;  et  l'on  sent  partout  un  auteur  embar- 
rassé de  produire  sa  propre  pensée,  dont  il  rougit  peut* 
être,  et  qu'il  n'ose  ouvertement  opposer  à  une  opinion 
plus  sage  et  plus  autorisée.  Mais  cette  dissertation  sur  le 
plaisir,  quelle  qu'en  soit  du  reste  la  valeur,  se  lie  fort 
bien  à  tout  ce  qui  la  précède  ;  et  par  conséquent,  ce  n'est 
pas  cette  dissertation  seule ,  c'est  le  livre  VU  tout  entier 
qu'il  faut  restituer  à  Eudème,  pour  en  faire  le  livre  VI  de 
sa  Morale.  Le  livre  VII  entraîne  nécessairement  avec  lui 
le  livre  VI  et  une  partie  du  livre  V,  de  la  Morale  à  Nico- 
maque ;  et  les  livres  communs  sont  rendus  à  Eudème  et 
n'appai;tiennent  plus  à  Aristote.  Si  l'on  regarde  à  la  ma- 


ccxcviu  DISSERTATION 

niëre  dont  ae  termine  le  livre  commun,  qui  est  le  sep- 
tième de  la  Morale  à  Nicomaque  et  le  sixi^e  de  la  Mo- 
rale à  Eudëme,  on  verra  qu'il  se  joint  bien  mieux  au 
début  du  livre  VII  de  cette  même  Morale  qu'au  début  du 
livre  VIII  de  la  Morale  à  Nicomaque. 

Selon  M.  Fischer,  Schleiermacher  a  eu  grande  raison 
d'être  choqué  par  la  concision  excessive  et  inexplicable 
de  la  théorie  des  vertus  intellectuelles.  Mais  sur  ce  seul 
motif,  il  ne  faut  pas  prétendre,  conune  Ta  fait  Schleier- 
macher, que  la  Morale  à  Nicomaque  tout  entière  n'est 
point  d'Aristote;  il  faut  penser  seulement  que  le;  sixième 
livre,  qui  renferme  cette  théorie,  n'est  pas  de  sa  main. 

Du  septième  et  du  sixième  livres  de  la  Morale  à  Nico- 
maque, il  faut  descendre  au  cinquième  ;  et  ici  la  question 
change  un  peu  de  face.  La  théorie  de  la  justice,  qui  le 
remplit  presque  complètement,  n'est  attribuable  qu'au 
seul  Aristote  pour  la  solidité  des  idées  et  la  vigueur  du 
style.  Mais  ce  livre  V  se  termine  par  une  question  presque 
puérile,  qui  a  d'ailleurs  le  tort  d'avoir  été  déjà  traitée  pré- 
cédemment, et  qui  reçoit  de  nouveau  et  sans  aucun  besoin 
des  développements  aussi  confus  qu'exagérés  :  c'est  la 
question  de  savoir  jusqu'à  quel  point  on  peut  être  injuste 
envers  soi-même.  M.  Fischer  n'hésite  donc  pas  à  scinder 
en  deux  le  livre  V  de  la  Morale  à  Nicomaque  :  toute  la 
discussion  générale  de  la  justice  est  bien  d'Aristote  ;  mais 
le  dernier  chapitre  est  d'Eudème,  auquel  il  faut  le  rendre 
avec  les  livres  VI  et  VU,  qui,  dans  l'opinion  de  M.  Fis- 
cher, ne  valent  guère  mieux. 

Voilà  pour  la  première  partie  de  la  dissertation,  c'est- 
à-dire,  pour  ce  qui  regarde  l'attribution  des  livres.  La 
seconde  est  employée  à  une  recherche  au  moins  aussi 


PRÉLIMINAIRE.  ccxcix 

délkale  :  c'est  de  montrer  les  âiiFérences  des  deux  Morales 
à  Nicomaque  et  à  Eudëme,  et  de  deviner  quel  a  pu  être 
l'objet  de  l'auteur  qui  a  fait  la  seconde  si  pareille  à  son 
modèle.  M.  Fischer  croit  que  M.  Spengel  ne  va  pas  assez 
loin,  en  supposant  qu'Eudème  n'avait  en  vue  que  d'expli- 
quer et  d'éclaircir  les  pensées  d'Aristote.  Eudème  a  voulu 
bien  plutôt  les  corriger,  et  jusqu'à  certain  point  les  con- 
tredire, tout  en  ayant  l'air  de  les  suivre  docilement. 
M.  Fischer  rassemble  donc  avec  soin  tous  les  passages  où^ 
jselon  lui,  la  doctrine  d'Eudème  s'éloigne  de  celle  de  son 
maître,  qu'il  combat  assez  peu  franchement  ;  puis  ensuite, 
il  réfute  tous  les  passages  allégués  par  M.  Spengel,  pour 
prouver  que  les  trois  livres  communs,  sauf  peut-être  la 
.première  discussion  sur  le  plaisir,  appartiennent  exclusive* 
ment  à  la  Morale  à  Niccmiaque.  M.  Fischer,  s' appuyant 
plus  particulièrement  sur  le  dernier  chapitre  de  la  Morale 
à  Eudème,  pense  que  le  disciple  a  voulu  donner  à  la 
Morale  de  son  maître  un  caractère  plus  religieux  et  une 
base  plus  solide,  en  prenant  la  piété  pour  règle  de  la  vie 
morale  au  lieu  de  la  droite  raison.  En  résumé,  M.  Fischer 
conclut  que  deux  des  livres  communs  tout  entiers,  avec 
le  dernier  chapitre  de  l'autre,  doivent  être  enlevés  à  la 
Morale  à  Nicomaque  où  ils  gênent  et  bouleversent  la  suite 
des  pensées,  pour  être  rendus  à  la  Morale  à  Eudème, 
qu'ils  complètent  admirablement. 

On  voit  que  de  M.' Spengel  à  M.  Fischer  la  question  a 
fait  du  chemin.  Le  premier  élève  un  doute  sur  une  por- 
tion assez  peu  considérable  d'un  seul  livre  ;  le  second 
déveloj^e  ce  germe,  et  il  en  arrive  à  retrancher  à  la 
Morale  à  Nicomaque  des  parties  considérables. 

Ce  sont  là  des  résolutions  qui  me  semblent  un  peu  trop 


ccc  DISSERTATION 

audacieuses;  et  pendant  que  M.  Fischer  les  proposait 
avec  tant  d'assurance,  il  eût  été  bon  aussi  qu'il  nous 
expliquât  comment  il  se  faisait  que  l'antiquité,  qui  avait 
eu  raison  de  transporter  dans  la  Morale  à  Eudème  deux 
livres  entiers  de  la  Morale  à  Nicomaque,  avait  eu  tort  d'y 
transporter  aussi  les  théories  principales  d'un  troisième. 
M.  Fischer  répondra  sans  doute  que  la  main  d' Aristote 
est  reconnaissable  dans  toute  cette  grande  théorie  de  la 
justice  du  livre  cinquième  ;  et  qu'elle  ne  l'est  plus  dans 
ce  qui  suit  C'est  là  tout  simplement  une  affaire  de  goût  ; 
et  M.  Spengel,  ainsi  que  bien  d'autres,  pourraient  ^e 
d'un  avis  tout  différent.  En  outre,  il  est  bien  difficile  de 
comprendre  que  la  composition  de  la  Morale  à  Nicomaque 
puisse  se  passer  de  la  théorie  des  vertus  intellectuelles. 
Cette  théorie  forme  la  totalité  du  sixième  livre ,  et  elle  est 
dans  l'ouvrage  aussi  nécessaire  quecelledes  vertus  morales. 
Il  est  possible  qu'elle  n'y  ait  pas  reçu  tous  les  développe- 
ments nécessaires,  et  qu' Aristote  ici  nous  paraisse  en 
faute,  comme  il  l'est  dans  tant  d'autres  ouvrages.  Mais 
sans  cette  théorie  le  système  est  boiteux  en  quelque  sorte  ; 
et  comme  c'est  une  hypothèse  qui  seule  y  cause  cette 
fâcheuse  lacune,  il  vaut  mieux  encore  laisser  â  la  re^)on- 
sabilité  du  philosophe  un  défaut  qui  lui  est  habituel,  et 
qui  n'est  pas  très-grave,  que  de  lui  en  prêter  un  qui  l'est 
beaucoup  plus,  et  qu'il  n'a  peut-être  point* 

Il  faut  accorder  à  M.  Fischer  que  Cette  question  qui  le 
choque  tant,  à  savoir  jusqu'à  quel  point  on  peut  être 
injuste  envers  soi-même,  est  assez  insignifiante  en  effet 
par  la  manière  dont  elle  est  présentée.  Mais  il  est  forcé  de 
reconnaître  lui-même  qu'elle  est  ^umoncée  dans  les  cha- 
pitres qui  la  précèdent.  De  plus,  tout  en  concédant  qu'elle 


PRÉLIMINAIRE.  ceci 

n*est  pas  tout  à  fait  digne  de  la  concision  et  de  la  netteté 
aristotéliques,  on  peut  trouver  que  c'est  pousser  bien  loin 
la  liberté  des  conjectures  que  de  retrancher  ce  morceau  à 
l'ouvrage  d'Aristote  pour  le  donner  à  l'ouvrage  d'Eudème. 
Ces  dislocations  de  textes,  à  moins  qu'elles  ne  soient 
appuyées  sur  des  autorités  irrécusables,  ou  qu  elles  ne 
soient  impérieusement  exigées  par  la  raison,  sont  bien 
dangereuses  ;  et  c'est  une  imprudence  peut-être  que  de  se 
les  permettre.  Un  auteur  n'est  pas  tenu  d'être  toujours 
parfaitement  égal  à  lui-même  ;  et  le  génie  le  plus  puissant 
peut  avoir  plus  d'une  fois  des  défaillances.  Pour  Aristote 
en  outre,  on  sait  assez  quel  a  été  le  destin  de  ses  ouvrages. 
11  n'a  pu  les  revoir  lui-même,  avant  qu'ils  ne  fussent 
livrés  aux  regards  et  à  l'étude  du  public  ;  il  les  laissait 
dans  un  grand  désordre,  qu'accroissait  encore  son  indif- 
férence naturelle,  et  peut-être  excessive,  pour  la  forme 
dont  il  révêtait  ses  pensées.  Si  plus  tard  la  révision  d'un 
Andronicus  de  Rhodes  a  été  si  nécessaire,  elle  a  dû  être 
fort  difficile  ;  et  les  imperfections  qu'elle  a  laissé  sub- 
sister sont  assez  pardonnables.  Les  raisons  données  par 
M.  Fischer  pour  justifier  un  changement  de  ce  genre  ne 
sont  pas  suffisantes. 

On  en  peut  dire  autant  de  celles  qui  le  décident  à  faire 
d'Eudème  un  adversaire  de  son  maître.  Sans  doute,  la 
première  théorie  du  plaisir  n'est  pas  en  complet  accord 
avec  la  seconde.  Mais  la  divergence  n'est  pas  aussi  frap- 
pante qu'on  la  fait  ;  et  il  est  bien  possible  qu'après  avoir 
incliné  à  la  doctrine  qui  trouve  le  souverain  bien  dans  le 
plaisir,  entendu  en  un  sens  large  et  élevé,  Aristote  soit 
revenu  ensuite  à  des  principes  un  peu  plus  sévères.  La 


cccu  DISSERTATION 

contradiction  n'est  pas  manifeste,  et  il  faut  exagérer  bien 
des  nuances  pour  la  découvrir  et  la  constater. 

Mais,  je  le  déclare,  tout  en  n'adoptant  pas  les  conclu- 
sions hardies  de  M«  Fischer,  je  n*en  rends  pas  moins  jus- 
tice à  sa  science^  et  à  sa  sagacité.  Ses  arguments  peuvent 
sembler  parfois  un  peu  stibtils  ;  mais  ils  sont  toujours  fort 
ingénieux,  et  Ton  peut  dire  qu'en  Allemagne  ils  ont  fait 
école. 

Le  dernier  éditeur  de  la  Morale  à  Eudème,  Mi  A.  -*  Th. 
Her.-Fritzsch,  les  a  pleinement  embrassés,  et  il  a  cherché 
à  les  appuyer  encore  par  des  preuves  nouvelles.  Sa  con- 
viction sur  ce  point  est  tellement  arrêtée  qu'il  n*a  point 
hésité  à  donner  à  son  édition  un  double  titre.  Dans  l'un, 
qui  est  ce  qu'on  appelle  un  faux  titre,  il  met  Aristotelis 
Ethica  Eudemia;  dans  l'autre,  qui  exprime  toute  sa  pen- 
sée, il  attribue  définitivement  l'ouvrage  à  Eudème  : 
Eudemi  Rhodit  Ethica.  Il  semble  donc  que  pour  les 
philologues  d'outre-Rhin  la:  question  est  absolument 
décidée,  et  qu'à  leurs  yeux,  Eudème  doit  passer  désor*- 
mais  pour  l'auteur  de  la  morale  où  figure  son  nom.  Quoi 
qu'il  en  soit,  l'édition  de  M.  Fritzsch  est  très-bonne  ;  ou 
plutôt  c'est,  on  peut  dire,  la  première  et  la  seule.  La 
Morale  à  Nicomaque  avait  tellement  éclipsé  les  deux 
autres,  qu'on  les  avait  négligées  dans  les  temps  mo- 
dernes aussi  bien  que  dans  l'antiquité,  et  qu'on  leur 
avait  laissé  toutes  leurs  fautes  sans  chercher  même  à  les 
atténuer.  M.  Fritzsch  aura  eu  du  moins  le  mérite  d'amé- 
liorer beaucoup  le  texte,  et  d'y  faire,  d'après  les  manus- 
crits et  d'après  des  conjectures  prudentes,  de  très-utiles 
rectifications.  Dès  18A9,  il  s'était  préparé  à  cette  tficbe 


PRÉLIMINAIRE.  ccciii 

laborieuse  par  un  travail  préliminaire,  où  il  avait  essayé 
de  rectifier  quelques  passages^,  comme  l'avait  tenté 
avant  lui  M.  Bonitz.  Son  édition  de  la  morale  à  £udëme  a 
paru  deux  ans  après  s. 

Elle  est  précédée  de  prolégomènes  où  M«  Fritzsch,  qui 
connaît  toutes  les  recherches  de  ses  prédécesseurs,  s'ef^ 
force  de  les  compléter  en  les  résumant.  Comme  son  point 
de  départ  est  indubitable  pour  lui,  et  qu'il  admet  toutes 
les  conclusions  de  M.  Fischer,  il  débute  par  une  bio- 
graphie d'  Eudëme.  Il  y  réunit  tout  ce  que  la  tradition 
a  pu  nous  transmettre  sur  ce  personnage,  le  plus  dis- 
tingué des  disciples  d'Aristote  après  Théophraste.  On 
sait  d'une  manière  certaine  qu'il  avait  composé  de  nom- 
breux ouvrages  de  mathématiques,  d'astronomie,  de 
Ic^que,  de  physique,  d'histoire  natinrelle  et  de  morale, 
et  que  dans  tous  il  avait,  à  l'exemple  de  Théophraste, 
suivi  pas  à  pas  les  idées  de  leur  maître  commun.  Pour  la 
physique  en  particulier,  l'imitation  va  si  loin  que  Sim- 
{dicius  a  pu ,  pour  éclaircir  le  sens  du  texte  d'Aristote 
qu'il  commentait,  se  servir  de  l'ouvrage  d'Eudème,  qui 
n'était  guère  parfois  qu'une  paraphrase,  ainsi  qu'il  le  dit 
lui*mëme.  M.  Fritzsch  rapporte  ensuite,  et  sans  discussion, 
les  témoignages  des  anciens  qui  ont  cité  la  Morale  à 
Eudëme,  Atticus,  Porphyre,  etc.;  puis  il  se  demande 
quel  est  le  véritable  auteur  de  cet  ouvrage.  Il  croit  avec 
M.  Spengel  que  l'antiquité  s'est  trompée  à  cause  de  ce 


(1)  Efristola  critica  de  toci$  quifnudam  Etftieorum  Ewiemiomm,  LIpf. 
jfK  iii-4%  i849.  —  1,  25.  * 

(2)  Aristotelis  Etkica  Eiidemia,  Eudemi  Rhodii  Eihica,  edidit  Ad,'Ttu^ 
lier.  FriUschiusy  Joanniê  Dorotliei  F,,  tlatisbonoc,  1851,  in-8^  Î-XLVII, 
1,  368. 


ccciT  DISSERTATION 

titre  équivoque  de  Morale  à  Eudème»  qui  peut  en  grec 
signifier  tout  aussi  bien  la  Morale  dédiée  à  Eudème,  et  la 
Morale  composée  par  Eudème.  A  l'appui  de  cette  con- 
jecture, il  rappelle  un  passage  du  commentaire  sur  les 
Topiques  d'Aristote,  que  l'on  croit  d'Alexandre  d'Aphro- 
disée,  et  où  se  trouve  cité  un  ouvrage  d' Eudème  sur  les 
Analytiques,  dont  le  titre  peut  donner  lieu  également  à 
cette  double  interprétation. 

Pour  démontrer  que  le  sixième  et  le  septième  livres  de 
la  Morale  à  Nicomaque,  avec  la  fin  du  cinqui^e,  doivent 
appartenir  à  la  Morale  d' Eudème,  M.  Fritzsch  analyse  ce 
dernier  ouvrage,  où  il  voit  surtout  im  traité  du  bonlieur 
plutôt  qu'un  système  de  morale  proprement  dit.  Cepen- 
dant, Eudème,  en  docile  élève,  n'ensuit  pas  moins  d'aussi 
près  que  possible  les  traces  d'Aristote  dans  la  Morale  à 
Nicomaque,  comme  il  l'a  fait  pour  les  Analytiques  et 
pour  la  Physique.  Mais  tout  en  le  côtoyant  sans  cesse,  il 
l'amende  et  le  corrige  assez  souvent,  soit  en  éclaircissant 
des  pensées  obscures,  s(Mt  en  redressant  des  erreurs,  soit 
en  ajoutant  des  développements  indispensables  et  même 
des  opinions  toutes  nouvelles.  M.  Fritzsch  va  jusqu'à 
croire,  avec  M.  Fischer,  qu'Eudème  est  à  certains  égards 
supérieur  à  son  maître,  et  que  sa  piété  lui  a  fourni  quel- 
quefois des  doctrines  plus  hautes  et  plus  vraies  sur  la  fin 
morale  de  l'homme.  On  aurait  donc  tort  de  prendre  Eu- 
dème pour  un  servile  imitateur  ;  il  a  son  indépendance, 
sa  personnalité  qu'il  n'abdique  pas  tout  en  la  subor- 
donnant; et  M.  Brandis  a  bien  fait  de  la  recommander  au 
souvenir  de  l'histoire  de  la  philosophie.  C'est  plus  qu'un 
simple  commentateur  ;  et,  sous  des  apparences  très-mo- 
destes, c'est  un  philosophe  qui  ne  manque  ni  de  profondeur 


PRÉLIMINAIRE.  cccv 

ni  d'originalité.  Son  ouvrage  de  lUbraie,  le  seul  qui  soit 
parvenu  jusqu'à  nous,  suffit  à  le  prouver.  Il  n'est  pas 
complet,  puisque  la  théorie  de  la  justice  y  manque,  et 
qu'elle  doit  ètxe  suppléée  par  la  Morale  à  Nicomaque  ;  mais 
les  autres  livres,  malgré  les  taches  nombreuses  qui  les 
déparent,  sont  d'un  grand  prix  et  lui  appartiennent 
légitimement. 

Afin  de  bien  établir  ses  droits,  M.  Fritzsch  se  pose, 
avec  un  appareil  un  peu  trop  scholastique,  cette  série 
d'interrogations  doubles  au  nombre  de  six. 

((  Suis-je  choqué  de  l'ordre  des  matières,  et  de  cer- 
taine opposition  d'idées  dans  la  Morale  à  Nicomaque,  si 
j'admets  que  les  livres  V  et  VI  de  la  Morale  à  Eudème  en 
font  partie  ?  Oui  I  se  répond  M.  Fritzsch  ;  car  je  rencontre 
cette  théorie  du  plaisir  qui  se  trouve  alors  répétée  deux 
fois,  au  septième  livre  de  la  Morale  à  Nicomaque  et  au 
dixième  ;  et  les  principes  de  la  première  discussion  sont 
contredits  par  ceux  de  la  seconde.  Suis-je  choqué  de 
l'ordre  des  matières  ou  de  l'opposition  des  idées,  si  j'ad- 
mets au  contraire  que  les  livres  V  et  VI  de  la  Morale  à 
Eudème  en  font  bien  réellement  partie  7  Non,  répond 
encore  M.  Fritzsch. 

((  Est-ce  que  je  comprends  bien  tout  ce  qui  est  exposé 
dans  les  quatre  premiers  livres  de  la  Morale  à  Nicomaque, 
si  j'en  retranche  ensuite  les  livres  V  et  VI  l  Oui.  Ou  bien, 
est-ce  que  je  puis  accepter  et  comprendre  tout  ce  qui  est 
dans  les  trois  premiers  livres  de  la  Morale  à  Eudème,  si 
j'en  retranche  les  livres  V  et  VI  ?  Non. 

«  Est-K:e  que  je  puis  me  satisfaire  de  ce  que  je  lis  dans 
les  trois  derniers  livres  de  la  Morale  à  Nicomaque,  sans 
recourir  aux  Kvres  précédents  ?  Oui.  Ou  bien,  est-ce  que 

t 


occvi  DISSERTATION 

je  puis  me  satisfaire  de  ce  que  je  Us  dans  les  deux  der- 
niers livres  de  la  Morale  à  Eudème  7  Non. 

(1  YAirce  que  je  comprends  clairement  les  deux  Uvres  V 
et  VI  de  la  Morale  à  Eudème,  si  je  les  joins  h  la  Morale  à 
Nicomaqué  ?  Non.  Ou  bien,  est-ce  que  je  comprends  d^ 
rement  ces  deux  livres,  si  je  les  joins  à  la  Morale  k  Eu- 
dème ?  Oui. 

n  Le  style  de  ces  deux  livres  controversés  ressemble-t-il 
davantage  au  reste  de  la  Morale  à  Nicomaqué,  ou  au  reste 
de  la  Morale  à  Eudème?  )>  M.  Fritzsch  reconnaît  qu'il 
y  a  en  général  peu  de  diffi^'ences.  Il  en  signale  cependant 
quelqaes-unes  ;  et  il  croit,  avec  Schleiermacher,  que  l'au- 
teur de  la  Morale  &  Eud^e  a  fort  bien  pu  citer  les 
ouvrages  exotériques  d'Âristote,  ainsi  que  d'autres,  en 
parlant  à  la  première  personne,  tout  comme  ai  ces 
ouvrages  eussent  été  de  lui. 

Enfin,  H.  Fritzsch  se  pose  une  dernière  question.  «La 
composition  esl-elle  plus  régulière»  et  toutes  les  parties 
sont^elles  mieux  enchaînées,  si  je  mets  les  deux  livres 
communs  dans  la  Morale  à  Eudème,  plutôt  que  si  je  les 
mets  dans  la  Morale  à  Nicomaqué  7  »  M.  Fritzsch  répond  à 
cette  interrogation,  comme  on  peut  le  croire  ;  et  pour  sanc^ 
tieoner  la  condusicm  générale  que  l'on  sait,  il  la  met  sous 
la  forme  d'un  syllogiSBCke  qu'il  développe.  «  Les  livres  Vet 
VI  sont  du  même  auteur  ;  or,  le  livre  VI  est  d'Eud&ne  ; 
donc  les  livres  V  et  VI  font  partie  de  la  Morale  à  Eudème, 
et  non  de  la  Morale  à  Nicomaqué.  » 

Quant  au  livre  IV  de  la  morale  à  Eudème,  qui  est  le 
livre  V  de  la  Morale  à  Nicomaqué,  M.  Fritssch  le  divise, 
comme  M.  Fischer,  ^  deiçc  partie  :  l'une  d'Ari^te, 
pour  les  quatorze  premiers  chapitres;  et  l'autre,  d'Eu^ 


PKÉUMINAIRË.  GccYii 

dème,  po«f  le  qumziëoie,  où  se  trouve  cette  question  de 
savoir  si  l'on  peut  être  injuste  envers  soi-même* 

Ainsi  on  le  voit*  M.  Fritzscb  n'ajoute  rien  aux  solu- 
tions de  son  {H-édécesseun  II  se  contente  de  les  défendre 
et  de  les  fortifier  autant  qu'il  le  peut.  La  partie  la  {dus 
importante  de  son  travail  reste  donc  l'édition  qu'il  a 
donnée  de  la  morale  à  Eudème,  avec  les  notes  nom«-: 
breuses  et  la  traduction  latine,  exacte  et  élégante,  qu'il 
y  a  jointe.  Mais,  dans  le  texte,  il  a  été  forcé  d'admettre 
pour  le  quatrième  livre,  la  théorie  de  la  justice  qui,  de 
son  propre  aveu,  est  d'Aristote,  et  non  point  de  son  dis-< 
ciple,  et  de  l'y  laisser  comme  une  protestation,  au  ûom 
de  la  tradition  antique,  contre  le  système  qu'il  adopte* 

Après  Schleiermacher,  après  MM.  Pansch,  Spengel, 
Bonitz,  Fischer  et  Fritzsch,  je  n'ai  plus  à  rappeler  de 
travaux  spéciaux.  Mais  il  est  encore  deux  autorités  graves 
que  je  ne  puis  oublier,  bien  qu'elles  ne  se  soient  pas  prcH 
nonoées  très^-explicit^ooient  :  ce  sont  MM.  Henri  Ritter  et 
Brandis.  , 

M«  Rittor  paraît  inclina  à  l'opimcm  de  Schleiermacher 
en  ce  qui  concerne  la  Morale  à  Nicomaque.  £n  pré^ 
sence  de  ces  tr<Hs  rédactions  d'une  même  pensée,  il 
coQÇ(»t  des  doutes  sur  l'authenticité  de  chacune  d'elles* 
S'il  n'y  en  avait  qu'une  seule,  il  serait  bien  difficile  de  la 
rejeta*.  Du  moment  qu'il  y  «i  a  trois,  on  peut  les  susjpeo^ 
ter  toutes  également  J'avoue  que  ce  jugement,  d^  1» 
part  d'un  homme  comme  M.  Ritter,  m'étonne  pbis 
encore,  s'il  est  possible,  que  celui  de  Schleiermacher  ;  et 
je  ne  conçois  pas  qu'on  puisse  lire  la  Morale  à  Nico- 
maque sans  y  retrouver  évident  et  incontestable  le  style 
d'Aristote  aussi  bien  que  sa  pensée.   C'est  même  là  au 


Gccvni  DISSERTATION 

fond,  je  suppose,  le  sentiment  de  M.  Ritter;  car  en  dépit 
de  cette  condamnation  générale»  il  ajoute,  au  risque  de  se 
contredire  quelque  peu,  que  selon  lui,  on  a  pu  soutenir 
avec  vraisemblance  que  la  Morale  à  Eudème  et  la  Grande 
Morale  avaient  été  rédigées  d'après  les  leçons  d*Aristote. 
N*estH^  pas  là  reconnaître  implicitement  Fauthenticité  de 
la  Morale  à  Nicomaque  ? 

M.  Brandis  semble  s'en  tenir  aux  travaux  de  M.  Spen^ 
gel,  dont  il  fait  la  plus  grande  et  la  plus  juste  estime. 
Pour  lui,  la  Morale  à  Eudème  est,  selon  toute  a|^arence, 
l'ouvrée  du  disciple  d'Aristote  dont  elle  porte  le  nom;  et 
la  Grande  Morale  n'est  guère  qu'un  simple  extrait  de  la 
Morale  à  Eudème,  fait  par  un  péripatétiden  dont  on 
ignore  l'époque  K  Cependant,  sans  accorda  à  ces  deux 
ouvrages  l'importance  d'ouvrages  authentiques,  M.  Bran- 
dis ne  croit  pas  pouvoir,  ainsi  que  je  l'ai  dit,  les  laisser 
de  c6té  dans  l'exposition  de  la  Morale  d'Aristote.  Je 
conçois  ce  scrupule.  Mais  on  a  peut-être  quelque  droit  de 
s'en  étonner.  Si  la  Morale  à  Eudème  et  surtout  la  Grande 
Morale  ne  scmt  pas  d'Aristote,  pourquoi  lui  en  attribuer 
en  partie  la  responsabilité  ?  Entre  la  Morale  à  Eudème  et 
la  Morale  à  Nicomaque,  les  diiférences  de  doctrine,  en  ce 
qui  concerne  les  idées  religieuses,  sont  assez  fœtes, 
comme  M.  Fischer  a  essayé  de  le  prouver.  Ces  nuances 
donneraient,  si  eUes  étaient  adoptées,  au  système  entier 
du  philosophe,  un  caractère  de  piété  qu'il  n'a  point  au 
même  degré  dans  le  reste  de  la  Morale,  non  plus  que 


(i)  M.  Brandis,  Handbueh  der  Geschichte  der  Griechisch  —  Rômischen 
philosophie,  i'*  moitié  delà  seconde  section  de  la  seconde  partie,  Berlin  1853, 
aUemand,  p.  406  et  139,  note. 


PRELIMINAIRE.  ccnx 

dans  la  Métaphysique.  On  comprend  trèsk-bien  qu'on  en 
tienne  compte  si  la  Morale  à  Eudème  parait  authentique. 
Mais  quand  elle  ne  le  parait  pas,  à  quoi  bon  introduire  un 
élément  si  nouveau  et  si  essentiel  dans  le  système  d'Ans- 
tote?  Sans  doute,  il  serait  à  désirer  que  cette  noble 
croyance  ne  manquât  point  au  philosophe,  pas  plus 
qu'elle  n'a  manqué  à  Platon,  son  mattre,  et  à  Socrate. 
Mais  il  est  assez  délicat  de  la  lui  prêter,  s'il  ne  l'a  point 
eue.  Je  serais  donc  porté  à  supposer  que  pour  M.  Brandis, 
la  question  n'est  pqint  encore  tout  à  fait  tranchée,  malgré 
les  ingénieuses  recherches  de  M.  L.  Spepgel  ;  et  que, 
conservant  des  doutes  sur  l'auteur  véritable  de  la  Morale 
à  Eudème,  il  a  quelque  peine  à  l'exclure  du  trésor 
aristotélique.  Il  ne  suffirait  pas,  pour  l'y  comprendre, 
qu'elle  fût  la  rédaction  d'un  disciple  intelligent  ;  car  à  ce 
titre,  elle  ne  pourrait  servir  qu'à  l'histoire  du  Péripaté- 
tisnie,  et  non  point  à  l'exposition  de  la  doctrine  person- 
nelle d'Aristote.  Si  on  l'y  comprend,  c'est  qu'il  n'est  pas 
très-sûr  qu'elle  ne  soit  point  d'Aristote  lui-rmême. 

Voici  donc,  en  résumant  tous  les  travaux  que  je  viens 
de  passer  en  revue,  où  en  est  arrivée  la  question  selon  les 
plus  récents  critiques  : 

1*  Sans  parler  de  la  Morale  à  Nicomaque,  sur  l'autheu'- 
ticité  de  laquelle  il  n'est  plus  guère  permis  d'élever  des 
doutes,  la  Morale  à  Eudème  est  d'Eudème  de  Rhodes,  le 
disciple  d'Aristote,  qui  balança  le  choix  du  mattre  avec 
Théopbraste  pour  la  direction  de  l'Ecole  après  lui. 

2*  Des  trois  livres  communs,  deux  au  moins  appar- 
tiennent origin^rement'  à  la  Morale  d'Eudème  ;  et  de  là, 
ils  ont  été  transportés,  on  ne  sait  par  qui,  dans  la  Morale  à 
Nicomaque. 


cccx  DISSERTATION 

9"*  La  Grande  Morale  n'est  ni  d' Aristote,  ni  d'Eudème  ; 
elle  est  d'nne  main  et  d^nne  époq^ie  inconnues. 

k^  Les  trois  ouvrages  reproduisent  exactement,  sauf 
quelques  nuances,  la  doctrine  Morale  d' Arîstote  ;  et  p^- 
sonne  ne  propose  d'en  exclure  un  seul,  même  la  Grande 
Morale,  de  la  collection  aristotélique. 

J'avoue  que  ces  solutions,  malgré  les  autorités  qui  les 
appuient,  ne  me  semblent  pas  toutes  trës-démontrées,  et 
que  j'ai  la  plus  grande  peine  à  les  admettre,  sans  en 
avoir  d'ailleurs  de  plus  acceptables  à  y  substituer. 

Je  ne  puis  pas  comprendre  Comment  un  disciple  d'Ans- 
tote,  qu'on  suppose  le  plus  docile  et  le  plus  dévoué,  a 
pu  faire,  en  son  nom  personnel,  un  ouvrage  du  genre  de 
celui  qu'on  appelle  la  Morale  à  Eudème.  Je  n'y  vois 
aucune  utilité;  et  malgré  les  mérites  qu'on  prétend  y 
découvrir,  je  me  demande  encore  quel  en  a  pu  être 
l'objet.  On  conçoit  fort  bien  qu'un  élève,  même  très- 
distingué,  en  rédigeant  les  leçons  du  maître,  et  tout  en 
s'efforçant  de  rester  un  fidèle  écho,  y  ajoute  quelque 
chose,  et  de  son  style,  et  même  de  ses  idées  propres. 
Avec  quelque  sincérité  qu'on  veuille  s'astreindre  à  repro- 
duire la  pensée  d'autrui,  on  ne  peut  pas  se  dépouiller 
entièrement  de  la  sienne  ;  et  on  la  laisse  percer  même  sans 
le  vouloir,  ou  plutôt,  tout  en  ne  le  voulant  pas.  Si  l'on 
nous  donnait  la  Morale  à  Eudème  pour  une  rédaction  de 
ce  genre,  ainsi  que  parait  le  supposer  M.  Ritter  et  même 
Schleieimacher  ^ ,  on  pourrait  ne  point  repousser  cette 

(1:  C*ert  Topinioo  que  Ini  prête  M.  Bockh  dans  son  Philolaûs,  p.  iW. 
Selon  lui,  Scbleiermacher  aurait  pris  la  Morale  à  Eudème  pour  la  rédaction 
d*un  des  auditeui's  d'Aristole.  Voir  une  note  de  M.  Spengel,  p.  â^3,  des 
Mémoires  de  PAcadéinie  des  Sciences  de  Munich,  tom»  3. 


PRÉLIMINAIRE.  cccxi 

hypothèse.  Biais  supposer  ()a*uii  disciple  a  pris  l'œavre 
da  maitre  pour  la  suivre  d'un  bout  à  l'aatre  servilement, 
et  pour  en  re{at>duire  souvent  même  les  expressions  ;  et 
ajouter  que  cet  imitateur  veut  ensuite  se  faire  passer 
pour  un  auteur  original,  et  qu'il  met  son  nom  au  frontis- 
{Hce  de  l'ouvrage  dont  pas  une  pensée,  pour  ainsi  dire, 
ne  lui  appartient  en  propre,  c'est  là  une  hypothèse  bien 
peu  vraisemblable.  Encore,  si  c'était  un  commentaire 
que  la  Morale  à  Eudème,  on  pourrait  ne  pas  repousser 
cette  suppoâtion.  La  paraphrase  qui  nous  reste  sous  le 
nom  d'Andronicus  de  Rhodes,  pourrait  nous  offrir  on 
spédmen  de  cette  espèce  de  travail,  assez  utile,  et  qui  du 
moins  n'élève  aucune  prétention  à  l'originalité*  Mais  loin 
de  là,  dans  toute  son  allure,  la  Morale  à  Eudème,  à  ce 
qu'on  suppose,  vise  à  être  une  oeuvre  indépendante  ;  elle 
ne  veut  point  être  une  copie. 

On  allègue,  il  est  vrai,  que  cette  méthode  étrange  était 
celle  d'Eudème  ;  et  l'on  s'appuie,  pour  le  prouver,  sur  les 
témoignages  d' Alexandre  d'Aphrodisée  et  surtout  de  Sim- 
plicius.  Ils  avaient  l'un  et  l'autre  les  ouvrages  d'Eudèmé; 
ils  citent  ses  Analytiques  et  sa  Physique,  comme  ils  citent 
les  Aimly tiques  et  la  Physique  d'Aristote.  Il  semble  bien 
résulter  de  la  discussion  de  SimpUcius,  que  la  Physique 
d'Eudème  se  rapprochait  beaucoup  de  celle  de  son  maltrei 
et  que  dans  certaines  parties,  elle  n'en  était  que  la  para-* 
phrase  ^.  Mais  Simplicius  ne  dit  pas  que  cette  manière 
de  composer  se  retrouvât  dans  tout  le  cours  de  l'ouvrage, 
et  encore  bien  moins  qu'elle  fût  habituelle  à  Eudème.  Il 

(i;  Voir  le  commctUaire  de  SimpUcius,  sur  la  Physique  d'Aristote,  fol. 
379«  rz,  cité  par  M.  Brandis,  Schoiia  in  Anatotelemj  \u  k'^i,  a,  7. 


ccGxii  DISSERTATION 

paialt  même  vouloir  dire  tout  le  contraii'ef  pùisqtie, 
quand  Eudëme  ne  fait  que  reproduire  Aristote,  il  a  grand 
soin  de  le  remarquer  i.  Il  est  donc  probable  qu'il  ne  le 
reproduit  pas  toujours.  Mais  la  Morale  à  Eudëme^  si  elle 
n'est. pas  une  paraphrase,  n'est-elle  qu'une  reproduction  ? 

D'un  autre  côté ,  n'est-il  pas  plus  singulier  encore, 
comme  le  supposent  M.  Fischer  et  M.  Fritzsch,  qu'un 
disciple  si  humble  n'ait  pris  cette  apparence  que  pour 
corriger  et  môme  contredire  son  maître  ?  Quel  rôle  lui 
fait-on  jouer  ?  Et  quel  nom  donner  à  cette  hypocrisie,  qui 
cache  une  sorte  de  trahison  7  Si  le  fait  était  historique,  il 
faudrait  bien  l'accepter,  sauf  à  le  condamner.  Mais,  pour-- 
quoi  l'inventer  à  plaisir,  par  une  hypothèse  qui  n'est  pas 
suffisamment  justifiée  ?  Si,  de  plus,  on  prête  à  Eudème  des 
sentiments  de  religion  et  de  piété,  qu'il  oppose  aux  doc- 
trines moins  sages  de  son  maître,  comment  a-t-U  pa  se 
faire  Tapôtre  du  plaisir,  et  défendre  une  théorie  que  l'im- 
piété seule  de  TÉpicuréisme  a  pu  soutenir  ?  Cette  dis- 
cussion du  sixième  livre  de  là  Morale  à  Eudème ,  qui 
choque  si  vivement  dans  le  septième  de  la  Morale  à  Nico- 
maque,  est  rendue  formellement  au  disciple,  parce  qu'elle 
contredit  le  système  du  maître ,  à  ce  qu'on  prétend.  Mais 
ne  contredit-elle  pas  davantage  encore  le  système  qu'on 
prête,  à  Eudème  ?  Et  faire  du  plaisir  le  souverain  bien , 
convient-il  à  une  âme  qu'on  suppose  animée  d'une  piété 
si  élevée  et  si  intelligente  ? 

On  transfère  encore  à  la  Morale  à  Eudëme  deux  des 
livres  communs,  plus  un  chapitre  qu'on  laisse  à  Eudème, 

fl^  Simplicius,    sur  la  Physique  d'Âri^dote,  fol.  I3â,  et  M.   Brandh, 

SchoHa  in  Aristolclem,  p.  370,  6,  '25. 


PRÉLIMINAIRE.  ccGxiii 

parce  qail semble  au-dessous  du  génie  d'Aristote.  Si,  par 
la  restitution  de  ces  deux  livres,  on  rendait  à  l'ouvrage 
une  régularité  parfaite,  qui  lui  manquerait  sans  eux,  on 
pourrait  excuser  cette  hardiesse  justifiée  par  la  conve- 
na&ce  et  le  succès.  Mais  il  n'en  est  rien.  Même  avec  ces 
deux  Hvres  de  plus,  la  Morale  à  Eudëme  n'en  reste  pas 
moins  une  œuvre  inachevée.  Le  désordre  qui  règne  dans 
les  derniers  chapitres  est  tel  qu'ils  sont  presque  inintelii* 
gibles,  et  que  les  copistes  de  l'antiquité  en  ont  fait  plus 
d'une  fois  un  livre  séparé,  afin  de  bien  indiquer  que  ces 
chapitres  ne  tiennent  point  à  ce  qui  les  précède.  Ce  dé- 
sordre estril  corrigé  ?  Ces  obscurités  inextricables  sont- 
elles  dissipées  ?  Pas  le  moins  du  monde.  Mais  à  côté  de 
ce  prétendu  avantage  que  l'on  gagne,  il  faut  voir  aussi  les 
pertes  que  l'on  fait.  La  Morale  à  Nicomaque  n'est  pas 
d'une* régularité  irréprochable  avec  ces  deux  livres,  il  faut 
»  convenir.  Mais  sans  eux,  qu' est-elle  ?  Et  peut-on 
concevoir  le  système  de  Morale  d'Aristote  sans  les 
théories  du  sixième  et  du  septième  livres  ?  Comment 
croire  qu'il  n'aurait  rien  dit  ni  des  vertus  intellectuelles 
ni  de  l'intempérance,  puisqu'on  veut  bien  lui  laisser  la 
théorie  de  la  justice?  Mais  ces  deux  livres,  répond-on, 
manquaient  à  la  Morale  à  Nicomaque  ;  on  les  a  suppléés 
par  la  Morale  à  Eudème.  C'est  là  une  hypothèse;  et 
puisque  l'antiquité  nous  atteste  que  c'est,  au  contraire, 
de  la  Morale  à  Nicomaque  qu'ils  ont  été  suppléés  dans  la 
Morale  à  Eudème ,  pourquoi  ne  point  accepter  ce  témoi- 
gnage, qui  a  du  moins  pour  lui  la  vraisemblance  d'une 
autorité  grave  et  même  celle  de  la  logique  ? 

Afin  qu'on  en  juge  plus  aisément,  voici  l'ordonnance 
g^LïéraAe  de  la  Morale  à  Nicomaque. 


cccxiv  DISSERTATION 

Aristote  établit  d'abord  que  le  mobile  de  toutes  les 
actions  de  l'homme,  c'est  le  bien.  Puis,  déviant  un  peu 
de  cette  soUde  et  noble  doctrine,  il  trouve  que  le  bien  su- 
prême, pour  nous,  c'est  le  bonheur.  La  politique  étant  la 
science  qui  procure  le  bien  et  le  bonheur  à  un  plus  grand 
nombre  d'êtres  humains,  elle  est  la  plus  haute  des  sciences^ 
la  science  architectonique,  comme  il  dit;  et  la  morale 
n'est  qu'un  préliminaire  à  la  politique.  C'est  donc  près*- 
qu'un  traité  de  politique  qu' Aristote  va  faire  (Morale  à 
Nicomaque,  1, 1,  §  13),  en  ne  cherchant  d'ailleurs  dans 
ces  matières  difficiles  que  le  degré  de  précision  qu'elles 
comportent  naturellement.  Il  se  demande  en  premier  Heu 
quelle  est  la  notion  qu'on  doit  se  faire  du  Uen,  que  pour- 
suit l'homme  et  que  lui  enseigne  la  Morale  ;  et  l'on  croit 
entendre  Aristote  lui-même  parler,  lorsque  attaquant  la 
théorie  des  Idées  de  son  maître,  il  s'en  sépare  non  sans 
regret,  parce  que,  dit-il  :  «  C'est  un  devoir  sacré  de 
)>  préférer  la  vérité  à  ses  amis  même  les  plus  chers  et  les 
»  plus  respectés  (Morale  à  Nicomaque,  I,  3,  §  ^).  »  U 
évitera  donc  ces  recherches  sublimes,  mais  inutiles  ;  et 
pour  connaître  le  bien,  il  s'en  tiendra  aux  faits  les  plus 
évidents  et  les  plus  pratiques,  que  hii  offrent  l'expérieiice 
et  la  vie  de  chaque  jour.  C'est  le  bonheur  qui  est  le  bîea 
de  l'honmie,  puisque  le  bonheur  est  la  fm  et  le  but  de 
tous  ses  actes.  Mais  pour  savoir  au  juste  ce  qu'est  le 
bonheur,  il  faut  savoir  d'abord  ce  qu'est  l'ceuvre  spéciale 
de  l'homme,  et  en  quelque  sorte  son  privilège.  De  là  ce 
grand  principe  que  l'objet  de  la  vie  humaine,  et  par  smte 
le  bonheur,  est  l'activité  de  l'âme  dirigée  par  la  v^u 
(Morale  à  Nicomaque,  I,  A,  §  1&).  Mais  AristotOi  consé- 
quent à  lui-même,  si  ce  n'est  très-fid^e  à  la  vérité,  veut, 


PRÉLIMINAIRE.  cccxv 

à  côté  de  la  vertu*  placer  raccessoire,  indispensable  dans 
une  certaine  mesure,  des  biens  extérieurs  (Morale  à  Nico- 
xnaque,  I,  6,  §  1&,  et  8,  §  10).  Néanmoins,  pour  bien 
ccrniprendre  ce  qu'est  le  bonheur,  il  faut  étudier  la  vertu 
qui  le  donne  ;  et  cette  étude  intéresse  l'homme  d'État  au 
moins  autant  que  le  philosophe.  Comme  il  y  a  deux 
parties  dans  l'âme  humaine,  l'une  qui  est  douée  de  raison, 
et  l'autre  qui,  sans  avoir  la  raison,  peut  cependant  y 
obéir,  il  y  aura  deux  ordres  de  vertus  principales,  les 
vertus  intellectuelles  et  les  vertus  morales  (Morale  à  Nico- 
.  maque,  1, 11,  §  20). 

Tel  est  le  premier  livre  de  la  Morale  à  Nicomaque.  Il  est 
facile  de  voir  que  tous  les  fondements  du  système  y  sont 
jetés;  et  le  reste  ne  sera  que  l'édifice  qu'ils  supportent: 
subordination  de  la  morale  à  la  politique  ;  notion  du  bien 
confondue  avec  celle  du  bonheur,  qui  ne  peut  se  passer 
de  certains  biens  matériels  ;  division  de  la  vertu  en  deux 
grandes  classes,  qu'il  faudra  l'une  et  l'autre  étudier. 

Le  second  livre  contient  une  analyse  un  peu  plus  pré- 
cise de  la  vertu.  La  vertu  ne  se  forme  guère  que  par 
l'habitude  ;  la  nature  ne  nous  en  a  donné  que  les  germes; 
ce  sont  les  habitudes,  les  mœurs,  qui  les  développent.  De 
là,  l'importance  capitale  de  contracter  de  bonnes  habi- 
tudes dès  l'enfance  (Morale  à  Nicomaque,  Hv.  II,  ch.  1, 
g  7).  Comme  dans  la  morale,  il  s'agit  avant  tout  de  pra- 
tique et  non  point  de  théorie,  on  peut  voir  que  tout  se 
perd  dans  la  vie  morale  par  l'excès,  soit  en  trop  soit  en 
moins.  La  vertu  est  donc  en  générai,  si  ce  n'est  toujours, 
une  sorte  de  milieu  entre  deux  extrêmes,  qui  ne  sont  pas 
sans  exception  également  blâmables,  mais  qu'il  faut  ssms 
exception  également  éviter,  si  l'on  tient  à  rester  dans  le 


cccxAi  DISSERTATION 

vrai  et  dans  le  bien  (^Morale  à  Niccmiaque,  II,  2»  §  ù). 
Pour  juger  jusqu'à  quel  point  on  est  vertueux,  un  crité- 
rium assuré,  c'est  de  connaître  jusqu'à  quel  point  les 
actes  de  vertu  nous  causent  du  plaisir  ou  de  la  peine.  Le 
plaisir  et  la  douleur  sont  les  deux  limites  entre  lesquelles 
se  déploie  toute  la  vie  morale  de  l'hcnnme.  C'est  dans 
la  mesure  de  ces  deux  sentiments  que  consbte  ou  la 
sagesse  ou  le  vice  (Morale  à  Nicomaque,  II,  3,  §  1).  Pour 
qu'un  acte  soit  réellement  vertueux,  trois  conditions  sont 
requises  :  le  savoir,  la  volonté  et  la  constance.  Il  va  sans 
dire  que  les  deux  dernières  sont  les  plus  importantes  ;  car 
en  morale  il  est  assez  indifférent  de  savoir  ce  qu'on  doit 
faire,  si  de  fait  on  n'agit  point  (Morale  à  Nicomaque,  II, 
Â,  §  3).  Ainsi,  en  soi,  la  vertu  est  en  général  un  milieu 
(Morale  à  Nicomaque,  II,  5,  §  18)  ;  mais  prise  relative- 
ment au  bien  et  à  la  perfection,  c'est  un  sommet  auquel 
il  nous  est  bien  rarement  donné  d'atteindre. 

Après  ces  généralités,  le  philosophe  entre  dans  quel< 
ques  détails  sur  les  vertus  particulières  ;  et  il  poursuit 
l'application  de  ses  principes,  se  proposant  de  les  retrou- 
ver et  dans  l'analyse  de  la  justice  et  dans  celle  des  vertus 
intellectuelles  (Morale  à  Nicomaque,  II,  6,  §  17).  Mais 
auparavant,  il  insiste,  tant  au  nom  de  la  morale  que  de  la 
législation  politique,  sur  le  rôle  de  la  volonté  et  son  inter- 
vention dans  la  vertu.  Il  démontre  sans  peine  qu'il  n'y  a 
d'acte  vraiment  vertueux  que  l'acte  volontaire,  le  seul  qui 
tombe  sous  la  loi  morale  et  sous  la  loi  civile.  Il  ne  nomme 
pas  la  liberté  de  son  propre  nom.  Mais  partout  il  la  suppose 
et  r affirme  sans  la  moindre  hésitation  (Morale  à  Nico- 
maque, liv.  IIIj  ch.  1  à  6).  Une  fois  satisfait  sur  ce  point 
essentiel,  que  Platon  peut-être  avait  un  peu  obscurci,  il 


PRÉLIMINAIRE.  cccwu 

passe  à  Texameo  particulier  des  vertus;  et  il  étudie  suc* 
cessivement  le  courage  et  la  tempérance  dans  la  fin  du 
troisième  livre  ;  la  libéralité^  la  magnificence,  la  magna* 
nimité,  la  noble  ambition,  la  douceur,  l'amabilité,  la 
franchise,  etc. ,  dans  le  quatrième  ;  la  justice,  dans  le  cin-- 
quième  tout  entier. 

C'est  à  la  fin  de  ce  cinquième  livre  que  se  trouve  dis- 
cutée la  question  de  savoir  jusqu'à  quel  point  on  peut 
être  injuste  envers  soi-même.  M.  Fischer  et  M.  Fritzsch 
ont  jugé  cette  discussion  trop  peu  digne  d'Aristote,  et  ils 
Font  renvoyée  à  Eudème.  C'est  être  bien  sévère.  Je  ne 
dis  pas  que  tous  les  détails  en  soient  également  satisfai- 
sants ;  et  j'avoue  qu'il  y  en  a  quelques-uns  que  je  vou- 
drais en  retrancher,  soit  parce  qu'ils  surabondent,  soit 
parce  qu'ils  sont  obscurs.  Mais  d'abord  cette  discussion, 
bien  ou  mal  placée,  bien  ou  mal  développée,  est  annon- 
cée formellement  dans  ce  qui  précède.  Au  chapitre  IX, 
S  8,  l'auteur,  qui  est  bien  Aristote  ici,  à  moins  qu'on  ne 
suppose  une  interpolation,  se  réserve  de  la  traiter  ;  et  je 
regretterais  beaucoup  pour  ma  part  qu'il  n'eût  pas  tenu 
sa  promesse.  Tout  en  reconnaissant  les  défauts,  je  sens 
aussi  les  beautés  ;  la  réprobation  du  suicide,  et  la  confir- 
mation de  cette  forte  maxime,  qn*il  vaut  mieux  souffrir 
l'injustice  que  la  commettre,  me  semblent  dès  théories 
tout  à  fait  dignes  du  philosophe.  Platon,  sans  doute,  les 
avait  exposées  avant  lui.  Mais  il  serait  fâcheux  que  la 
Morale  d' Aristote  ne  les  eût  point  reproduites;  et  c'est 
une  lacune  assez  grave  qu'on  lui  impose,  en  la  mutilant 
de  ce  chapitre,  qui,  malgré  quelque  confusion,  n'en  est 
pas  moins  au  niveau  de  tous  les  autres. 

La  théorie  des  vertus  morales  étant  achevée,  Aris- 


cccxvfii  DISSERTATION 

tote  complète  le  cadre  qu'il  8*est  tracé  lui-mëm^  par  la 
théorie  des  vertus  intellectuelles.  £Ue  remplit  le  sixième 
livre.  Ici  encore,  la  critique  impitoyable  des  deux  savants 
allemands  refuse  ce  livre  tout  entier,  si  indispensable 
pourtant,  au  génie  d'Aristote.  Selon  eux,  il  est  également 
d*Eudëme  ;  et  c'est  de  son  ouvrage  qu  on  l'a  transporté 
dans  celui  de  son  maître.  Pour  moi,  je  crois  précisément 
tout  le  contraire.  Ce  livre,  avec  les  théories  qu'il  ren- 
ferme, est  absolument  nécessaire  pour  compléter  l'ordre 
des  idées;  il  a  été  annoncé  dans  vingt  passages  différents, 
tous  plus  formels  les  uns  que  les  autres  ;  et,  sans  trouver 
que  les  pensées  s'y  suivent  aussi  régulièrement  que  je  le 
désirends,  je  vois  les  motifs  les  plus  sérieux  pour  le  con- 
server dans  la  Morale  à  Nicomaque;  je  trouve  très- 
légers  ceux  qu'on  allègue  pour  l'en  exclure.  J'y  reviendrai 
du  reste  plus  loin.  Pour  le  moment,  tout  ce  que  je  tiens  à 
bien  constater,  c'est  que  dans  la  Morale  à  Nicomaque,  ce 
livre  a  sa  place  nettement  marquée. 

Il  serait  difficile  d'être  aussi  affirmatif  en  ce  qui  con* 
cerne  le  septième  livre,  qui  renferme  une  longue  et 
confuse  discussion  sur  l'intempérance,  et  cette  discussion 
du  plaisir,  qui  fait  double  emploi,  et  qui  est  à  certains 
égards  en  opposition  avec  celle  du  dixième  livre.  Ces 
deux  théories,  dont  l'une  tient  les  dix  premiers  chaintres, 
et  l'autre,  les  trois  derniers  du  septième  livre,  ne  se  rat- 
tachent directement  ni  à  ce  qui  les  précède,  ni  à  ce  qui 
les  suit  Le  seul  lien  qu'on  y  puisse  découvrir^  c'est  un 
certain  nombre  de  références  qui  rappellent  les  livres 
antérieurs.  Examinées  en  elles-mêmes,  ces  théories, 
malgré  leurs  imperfections,  sont  en  général  conformes  à 
la  manière  d'Aristote.  Je  ne  doute  pas  de  leur  authenti- 


PRÉLIMINAIRE.  cccxix 

dté;  mais  J6  les  trouve  déplacées,  sans  pouvoir  dire  d'ail- 
leurs à  quelle  autre  place  je  voudrais  les  mettra  La 
discussion  sur  le  plaisir  annonce,  en  finissant,  la  théorie 
de  ramitië  dont  elle  est  suivie. 

Cette  grande  et  admirable  discussion  de  l'amidé,  si 
solide  et  si  vaste,  si  délicate  et  si  profonde  tout  ensemble, 
remplit  deux  livres  entiers,  les  huitième  et  neuvième. 
Personne  n'a  douté  qu'elle  ne  fût  d' Aristote  ;  et  cependant, 
si  l'on  voulait,  on  pourrait  élever  contre  ces  deux  livres 
quelques  objections  analogues  à  celles  qui  peuvent 
atteindre  le  septième.  Cette  théorie  de  l'amitié,  toute 
belle  qu'elle  est,  ne  tient  pas  essentiellement  au  plan  de 
l'ouvrage*  Elle  figure  très-bien  sans  doute  dans  un  traité 
de  morale  ;  mais  celui  qu'a  conçu  Aristote  ne  l'exigeait 
point,  surtout  avec  des  développements  aussi  considé- 
rables. Mais  est-ce  là,  je  le  demande,  une  raison  suffisante 
pour  l'enlever  de  la  Morale  à  Nicomaque?  L'empreinte 
aristotélique  y  est  évidente,  j'en  conviens.  Mais  le 
septième  livre  tout  mal  placé  qu'il  est,  porte  aassi  la 
Biarque  du  philosophe,  qui ,  seulement,  y  est  peut-être 
moins  bien  inspiré  qu'ailleurs. 

Le  dixième  livre  renferme  deux  ordres  d'idées  dis- 
tinctes, qui  se  rapportent  bien  à  toutes  les  théories 
antérieures  :  ce  sont  des  considérations  générales  sur  le 
plaisir  et  sur  le  bonheur.  Aristote  cherche  à  démontrer 
que  le  plaisir,  sans  devoir  être  proscrit  de  la  vie  humaine, 
n'en  est  pas  la  fin  véritable  ;  et  que  le  bonheur  suprême 
consiste  encore  moins  dans  les  actes  de  la  vertu  que  dans 
les  contemplations  de  l'esprit.  Ce  sont  là  des  pensées 
qu'il  avait  précédemment  indiquées^  et  sur  lesquelles  il 
croit  devoir  revenir  en  terminant  son  Tmité  de  Morale, 


cccxx  DISSERTATION 

et  avant  de  passer  à  la  Politique,  que  ce  traité  prépare  et 
qui  en  est  racbèvement 

Telle  est  1*  ordonnance  de  la  Morale  à  Nicomaque,  un 
des  plus  beaux  monuments  qu  ait  élevés  la  philosophie 
à  la  science  morale.  Cette  ordonnance  est  fort  simple, 
très-claire,  et  sauf  quelques  parties  mal  jointes,  elle  est 
même  plus  régulière  qu'aucune  des  œuvres  aristotéliques* 
Elle  commence,  et  elle  finit,  par  des  théories  qui  se 
tiennent  étroitement  entr' elles.  Les  intervalles  sont 
généralement  bien  remplis;  et  les  lacunes  sont  assez 
peu  frappantes,  pour  qu'on  puisse  n'en  tenir  aucun 
compte,  comme  l'a  fait  l'antiquité  tout  entière. 

En  regard  de  cette  analyse  de  la  Morale  à  Nicomaque, 
plaçons  celle  de  la  Morale  à  Ëudème  ;  et  nous  verrons  si, 
de  cette  comparaison  on  peut  tirer  quelques  inductions 
décisives  sur  l'attribution  légitime  des  livres  contro- 
versés. On  ne  s'attend  pas  d'ailleurs  à  trouver  ici  de 
grandes  différences,  puisque  la  Morale  à  Ëudème  n'est 
le  plus  souvent  qu'une  imitation  de  la  Morale  à  Nico- 
maque,  quand  elle  n'en  est  point  une  reproduction 
identique. 

Le  début  est  peut-être  le  point  où  elles  s'éloignait  le 
plus  l'une  de  l'autre  ^.  Ce  n'est  plus  du  bien  qu'il  s'agit, 
c'est  exclusivement  du  bonheur  ;  et  ce  caractère  particu- 
lier restera  celui  de  tout  le  traité,  comparé  à  la  Morale  à 
Nicomaque.  M.  Fritzsch  a  eu  raison  d'appuyer  sur  c^te 
considération,  qui  est  importante,  sans  d'ailleurs  entrai- 


(i)  Schleiermacher  trouve  avec  raison  que  le  commencement  de  la  Morale 
à  Bndème  n*e9t  pas  du  tout  dans  la  manière  d*Aristote,  tom.  III  de  la  philo- 
sophie, dans  les  OEurres  complètes  P*  3i9. 


PRÉLIMINAIRE.  cccxxc 

ner  toutes  les  conséquences  qu'il  a  cru  y  voir.  I.es  sept 
premiers  chapitres  tout  entiers  sont  consacrés  à  l'analyse 
plus  ou  moins  exacte  de  la  notion  du  bonheur  ;  et  c'est 
seulement  à  la  suite  que  vient  celle  de  la  notion  du  bien, 
avec  la  réfutation  ordinaire  de  la  théorie  platonicienne 
des  Idées. 

Le  second  livre  commence  par  la  définition  générale 
de  la  vertu,  et  il  est  employé  dans  toute  son  étendue  à  cette 
analyse  approfondie.  La  doctrine  est  au  fond  la  même 
que  dans  la  Morale  à  Nioomaque.  Mais  on  insiste  peut- 
être  davantage  sur  la  grandeur  de  l'homme  qui,  seul 
parmi  les  êtres,  a  le  privilège  de  pouvoir  être  vertueux, 
et  sur  le  rôle  essentiel  que  joue  la  volonté  dans  la  vertu. 
La  liberté,  qu'on  ne  nomme  pas  plus  que  dans  le  premier 
ouvrage  du  nom  qui  lui  est  propre,  est  étudiée  avec  un 
très-grand  soin,  si  ce  n'est  avec  beaucoup  d'ordre  et 
d'exactitude,  sous  ses  faces  principales.  L'homme  y  est 
considéré  comme  une  cause  libre  et  volontaire*  sans  que 
d'ailleurs  on  aille  jusqu'à  le  rendre  responsable,  tout 
évidente  que  cette  conséquence  puisse  être. 

Le  courage,  la  tempérance,  la  douceur,  la  libéralité*  la 
grandeur  d'âme,  la  magnificence  et  quelques  autres  ver- 
tus, qui  remplissaient  la  fin  du  livre  III  et  le  livre  IV  de  la 
Morale  à  Nioomaque,  ne  remplissent  ici  que  le  livre  III 
tout  seul.  L'ordre  dans  lequel  ces  vertus  sont  traitées  est 
un  peu  différent*  Mais  les  idées  restent  tout  à  fait  les 
mêmes. 

Bans  les  trois  livres  suivants,  l'identité  est  absolue.  Les 
livres  IV^  V  et  VI  de  la  Morale  à  Eudème  ne  sont  q^ie  les 
livres  V,  VI  et  VII  de  la  Morale  à  Nicomaque,  transportés 
de  l'une  à  F  autre,  et  comprenant,  comme  on  se  le  rappelle, 

u 


rccxxu  DISSERTATION 

la  théorie  de  la  justice,  celle  des  vertus  intellectuelles, 
qui  ne  peut  pas  plus  manquer  à  ce  second  ouvrage  qu'au 
premier,  et  celle  de  l'intempérance  suivie  de  la  discussion 
sur  le  plaisir. 

Le  septième  et  dernier  livre  contient  toute  la  théorie  de 
l'amitié.  Seulement,  comme  la  fin  de  ce  livre  est  tout  à 
fait  bouleversée,  et  que  les  chapitres  qui  le  terminent  se 
suivent  sans  que  les  idées  se  tiennent,  et  même  quelque^ 
fois  sans  que  les  phrases  soient  achevées  et  correctes,  il  y 
a  des  copistes  qui  ont  pris  le  parti  de  faire  des  chapitres 
13, 1&  £t  15  un  livre  séparé,  qui  s'appelle  le  huitième. 
Mais  cet  expédient  tout  matériel  ne  remédie  à  rien*  Le 
sujet  traité  dans  le  chapitre  13,  qui  devient  le  premier  du 
livre  VIII,  ne  tient  pas  plu3  au  quatorzième,  qui  devient 
le  second,  qu'il  ne  tenait  au  chapitre  12  du  septième 
livre.  On  y  débat,  au  milieu  d'une  obscurité»  que  rien  ne 
peut  éclaircir,  la  question  fort  imprévue  de  l'usage  des 
choses,  qui  peut  être  direct  ou  indirect,  naturel  ou  contre 
nature.  Puis,  dans  le  chapitre  lA,  on  revient  à  une  ques- 
tion morale,  qiii  est  de  savoir  jusqu'à  quel  point  le  hasard 
peut  être  considéré  comme  la  cause  du  bonheur.  Enfin, 
on  termine,  dans  le  chapitre  quinzième,  par  la  théorie  de 
la  beauté  et  de  la  perfection  morales,  qui  porte  ce  cachet 
de  piété  religieuse  que  j'ai  déjà  signalé.  C'est  là,  sans 
aucun  doute,  une  fin  très-convenable  d'un  traité  de  Mo- 
rale. Mais  rien  n'indique  dans  le  texte  que  ce  soit  l'inten- 
tion formelle  de  l'auteur  de  terminer  ici  son  oBuvre,  et  il 
ne  le  dit  point  en  propres  termes,  comme  il  arrive  si 
souvent  qu'Aristote  le  fait  dans  plusieiu*s  de  ses  ouvrages, 
et  notamment  dans  la  Morale  à  Nicomaque. 

Il  faut  reconnaître  d'ailleurs  que  ces  deux  derniers  cha*' 


PRÉLIMINAIRE.  cccxxiK 

pitres  de  la  Morale  à  Eudème,  répondent  dans  une  cer- 
taine mesure  à  la  démise  partie  du  livre  X  de  la  Morale 
à  Nicomaque,  quoiqu'ils  aient  beaucoup  moins  de  gran-^ 
deur.  Ils  reproduisent  si  ce  n'est  tout  à  fait  les  mtoies 
idées,  du  moins  les  mêmes  intentions.  De  part  et  d'autre» 
on  achève  la  Morale  par  des  considérations  générales  sur 
le  bonheur  et  sur  le  but  suprême  de  la  vie  humaine, 
placé,  ici,  dans  des  occupations  spéculatives  de  l'esprit»  et 
là»  dans  les  constantes  pratiques  d'une  piété  sincère* 

Sur  ce  point,  la  Grande  Morale  que  Scbleiermacber 
admirait  tant,  doit  paraître  bien  loin  des  deux  autres. 
Les  pensées  correspondantes  s'y  trouvent,  il  est  vrai; 
mais  elles  ne  terminent  point  le  traité  comme  dans  la 
Morale  à  Eudème,  comme  dans  la  Morale  à  Nicomaque. 
E31es  y  occupent  les  chapitres  11  et  12,  tandis  qu'après 
ceux*là  viennent  encore  sept  chapitres,  qui  traitent  de 
Famitié»  dont  la  théorie  d'ailleurs  reste  inachevée, 

(Test  là  certainement  un  défaut  très*grave  dans  la  com'^ 
position  de  ce  troisième  traité»  qu'on  nomme  la  Grande 
Morale.  Ce  n'est  pas  le  seul. 

La  Grande  Morale,  dans  son  début»  se  rapproche 
beaucoup  plus»  malgré  qu'on  en  ait  dit,  de  la  Morale  à 
Nicomaque  que  de  la  Morale  à  Eudème.  Gomme  la.pre^ 
mière,  elle  s'occupe  d'abord  du  Men,  et  n'arrive  qu'en-» 
suite  à  la  théorie  du  bonheur.  Elle  ne  parle  pas  des  veirtus 
intellectuelles,  comme  les  deux  autres  Morales*  Mais  si 
elle  ne  reproduit  point  cette  dénomination»  elle  n'en 
décrit  pas  moins  toutes  les  vertus  que  ce  nom  désigne 
spécialement  dans  la  théorie  aristotélique;  et  elle  les 
rapporte  aussi  à  cette  parde  de  l'âme  qui  est  douée  de 
raison,  tandis  que  les  vertus  morales  appartiennent  plus 


r 


cccxxrv  MSSERTATION 

spécialement  à  cette  partie  de  Tâme  qm  ne  possède  pas  la 
raison  en  propre,  et  qui  ne  fait  qu  y  obéir.  Elle  insiste 
peut-être  pins  encore  que  la  Morale  à  Eudème  sur  la 
théorie  de  la  liberté.  Après  avoir  consacré  les  18  premiers 
chapitres  à  ce^  considératicms  générales^  elle  procède  à 
Tanalyse  des  vertus  paiticulières,  qu'elle  range  comme 
elles  sont  rangées  dans  la  Morale  à  Nicomaque.  Ces  ana- 
lyses s'étendent  jusqu'au  chapitre  31,  où  il  est  traité  de 
la  justice  ;  et  dans  le  chapitre  32,  il  est  question  de  la 
droite  raison,  qui  correspond  évidemment  aux  vertus 
intellectuelles  des  deux  autres  Morales. 
Voilà  pour  le  premier  livre. 

Avec  le  second,  recommence  l'analyse  irrégulière  et 
confuse  de  diverses  vertus  soit  intellectuelles,  soit  mo- 
rales. Cette  analyse  tient  les  sept  premiers  chapitres.  Le 
huitième  chapitre  est  donné  à  l'étude  de  l'intempérance, 
et  le  neuvième  à  celle  du  plaisir  ;  ce  qui  se  rapporte  à 
l'ordre  de  ces  deux  théories  dans  le  livre  VU  de  la  morale 
à  Nicomaque,  livre  VI  de  la  Morale  à  Eudème.  Le  cha- 
pitre 10  renferme  des  réflexions  souvent  obscnres  sur  la 
foitune,  où  le  hasard  tient  tant  de  place  ;  et  enfin  ce  livre 
se  termine  par  les  théories  sur  l'amitié  que  je  rappelais 
tout  à  l'heure,  et  qui  restent  suspendues  également. 

Vraiment,  en  se  remettant  sous  les  yeux  ce  plaa  général 
de  la  Grande  Morale,  et  en  se  rappelant  bien  d'autres 
taches  que  la  lecture  la  plus  superficielle  suffit  à  révéler 
dans  le  style,  on  reste  confcmdu  d'étonnement  qu'un 
esprit,  comme  celui  de  Schleiermacher^  ait  pu  s'y  trom- 
per, et  accorder  à  cette  œuvre  si  imparfaite  et  si  mes- 
quine, une  supériorité  que  rien  ne  justifie  et  que  tout  ^ 
dément  d-un  bout  à  l'autre. 


PRELIMlNAiaE.  <xcxxv 

La  comparaison  qui  précède,  toute  succinte  qu'elle  est, 
suffit,  ce  semble,  pour  juger  très-aettement  les  rapports 
des  trois  Morales  entr' elles,  et  pour  apprécier  leur  valeui' 
respective.  La  Morale  à  Nicomaque  est  l'ouvrage  original 
d' Aristote  ;  la  Morale  à  Eudème  eu  est  une  rédaction,  qui, 
malgré  des  défauts,  a  encore  sa  valeur  ;  la  Grande  Morale 
n'est  qu'un  extrait  assez  peu  remarquable,  fait  sur  les  deux 
autres  ouvrages. 

Les  trois  livres  communs  doivent  avoir  appartenu 
originairement  à  la  Morale  à  Nicomaque,  qui  ne  peut  s'en 
passer  ;  et  c'est  de  là  qu'on  les  a  transportés  dans  la 
seconde  rédaction,  qui  n'a  pas  continué  pour  ces  livres  le 
travail  assez  ingrat,  qu'elle  avait  fait  sur  le  reste,  et 
qu'elle  recommence  avec  le  septième. 

Telles  seraient  à  peu  près  les  conclusions  auxquelles  je 
me  bornerais  pour  ma  part,  et  qui  ressortiralent,  assez 
certaines  dans  leur  généralité,  de  l'examen  étendu  que  je 
viens  de  faire.  Mais  il  y  a  contre  elles  quelques  arguments 
spéciaux  qu'il  faut  réfuter  un  à  un  avant  de  pouvoir  être 
fixé  définitivement.  Je  les  emprunte  à  M.  Fischer  pour  y 
répondre,  bien  qu'ils  n'aient  pas  grande  force. 

Je  commence  par  la  double  dissertation  sur  le  plaisir 
au  septième  livre  de  la  Morale  à  Nicomaque,  et  au  dixième. 
M.  Fischer  s'appuie  sur  les  passages  suivants  pour  prouver 
que  ces  deux  théories  se  contredisent,  et  que  par  consé- 
quent elles  ne  peuvent  être  du  même  auteur. 

Livre  VII,  chapitre  12,  §  2  de  la  Morale  à  Nicomaque  : 
«  Il  est  très-possible  qu'il  y  ait  un  certain  plaisir  qui  soit 
»  le  bien  suprême,  bien  qu'il  y  ait  plus  d'un  plaisir  qui 
»  soit  mauvais.  )) 

Même  livre,  même  chapitre,  §  6  :  «  Si  tous  les  êti*es, 


cccxxvi  DISSERTATION 

»  les  animaux  comme  les  hommes,  recherchent  le  plaisir, 
))  cela  pourrait  bien  prouver  qne  le  plsdsir  est  en  un  cer- 
»  tain  sens  le  bien  suprême.  » 

Voilà  ce  qui  est  dit  au  septième  livre,  et  l'on  voit  que 
la  pensée  n'est  pas  très-formellement  exprimée.  Elle 
incline  à  faire  du  plaisir  le  bien  suprême,  plutôt  qu'elle 
ne  lui  donne  en  termes  exprès  cette  première  place  parmi 
tous  les  biens. 

Maintenant  voici  dans  le  dixième  livre  la  phrase  qui 
frappe  le  plus  M.  Fischer,  et  qu'il  oppose  aux  précé- 
dentes i 

Morale  à  Nicomaque,  livre  X,  ch.  2,  §  18  :  «  On  doit 
»  reconnaître  maintenant ,  je  le  supposé ,  dit  Aristote 
H  après  une  longue  discussion  contre  la  théorie  d'Eu- 
u  doxe,  que  le  plaisir  n'e^tpas  le  souverain  bien  et  que 
»  tout  plaisir  n'est  pas  désirable,  etc.  » 

L'opposition  entre  ces  théories  est  réelle,  on  doit  en 
convenir.  Mais  elle  n'est  pas  aussi  frappante*  qu'on  l'a 
dit  ;  et  au  lieu  de  les  attribuer  à  deux  auteurs  différents, 
il  ne  serait  pas  du  tout  impossible  de  les  rapporter, 
comme  l'insinue  aussi  M.  Spengel,  à  un  seul  auteur  qui 
serait  Aristote,  dont  la  pensée  aurait  bien  pu  vaciller  et 
se  modifier  sur  ce  grand  sujet.  Ses  ^isiciples  auraient 
conservé  la  double  rédaction;  et  voilà  comment  deux 
rédactions  se  seraient  retrouvées  dans  les  papiers  du 
maître,  bien  qu'il  eût  changé  d'avis,  et  que  d'une  doc- 
trine un  peu  relâchée,  il  fût  arrivé  à  une  autre  plus 
sévère  et  plus  vraie. 

Ce  qui  pourrait  donner  quelque  poids  à  cette  dernière 
conjecture,  c'est  que,  dans  le  catalogue  de  Diogène,  ainsi 
que  je  l'ai  remarqué  plus  haut,  il  est  question  deux  fois 


PRÉUMINAIRE.  cccxxvii 

d'un  Traité  sur  le  plaisir,  en  un  livre.  Cette  double  indi- 
cation est  peut-être  une  inadvertance'du  compilateur  qui 
se  répète.  Mais  c'est  peut-être  aussi  la  trace  du  double 
travail  auquel  Aristote  se  serait  livrée  et  qui  serait  de-^ 
meure  compris  dans  ses  œuvres. 

Mais  M.  Fischer,  qui  s'exagère  la  différence  des  deux 
doctrines,  va  plus  loin,  on  se  le  rappelle  ;  et  comme  la 
dissertation  sur  le  plaisir  tient  étroitement,  selon  lui,  à 
tout  ce  qui  la  précède  dans  le  septième  livre  de  la  Morale 
à  Nicomaque,  il  adjuge  ce  livre  entier  à  Eudème.  Par 
suite,  comme  il  n'y  a  point  à  ses  yeux  de  solution  de 
continuité  entre  le  septième  et  le  sixième,  non  plus 
qu'entre  le  sixième  et  le  cinquième,  il  pousse  jusqu'à  ce 
dernier;  et  la  solution  de  continuité  qu'il  cherche  pour 
isoler  la  Morale  à  Eudème  et  la  Morale  à  Nicomaque,  lui 
apparaît  à  la  fin  du  cinquième  livre,  dans  ce  chapitre  où 
est  traitée  la  question  de  savoir  jusqu'à  quel  point  on 
peut  être  injuste  envers  soi-même.  C'est  là  qu'il  faut 
trancher  dans  les  deux  ouvrages,  et  faire  la  part  d' Aris- 
tote et  celle  d'Ëudème. 

Morale  à  Nicomaque,  livre  V,  ch.  9,  §  6,  (1136,  ft,  6, 
édit*  de  Berlin) ,  il  est  dit  :  «  On  peut  donc  éprouver  du 
>^  dommage  par  sa  volonté  propre ,  et  souiOTrir  même 
»  volontairement  des  choses  injustes.  Mais  personne  ne 
»  se  fait  à  lui-même  d'injustice  réelle,  ni  d'injure  vo- 
»  lontaire.  »  Un  peu  plus  loin  dans  ce  même  livre , 
ch.  11,  §  8,  (1138,  a,  12),  on  répète  cette  pensée  en 
termes  presque  identiques,  à  propos  du  suicide  :  «  S'il 
))  souffre,  c'est  volontairement;  mais  personne  ne  se  fait 
»  volontairement  une  injustice.  »  Cette  répétition  semble 
à  M.  Fischer  tellement  injustifiable,  qu'il  n'ose  même  pas 


cccxxviH  DISSERTATION 

supposer  qn'Eudëme  en  fût  capable;  et  il  en  conclut  que 
le  neuvième  et  le  onzième  chapitre  de  ce  cinquième  livre 
ne  peuvent  être  de  la  même  main.  Il  reconnaît  toutefois 
lui-même  que  cette  discussion  toute  puérile,  toute  con* 
fuse  qu'elle  peut  être,  se  rattache  par  de  nombreuses 
références  à  ce  qui  Ja  précède.  D'abord,  elle  commaace 
elle-même  par  ces  mots  (Livre  V  de  la  Morale  à  Nico- 
maque,  ch.   12,  §  1,  1138,  /i,  h)  :  «  On  voit  encore 
»  d'après  ce  que  nous  venons  de  dire,  si  l'on  peut  ou  non 
»  être  injuste  et  coupable  envers  soi-même.  »  De  plus, 
dans  le  ch.  9,  §  4,  (1136,  a^  3&),  cette,  question  est  an- 
noncée :   «  C'est  une  question  que  l'on  a  élevée  afin  de 
»  savoir  si  l'on  peut  être  injuste  et  coupable  envers  soi- 
»  même.  »  Un  peu  plus  bas,  ch.  9,  §  8,  (1136,  6, 15), 
il  est  dit  encore  :  «  Des  questions  que  nous  nous  étions 
»  posées,  il  nou9  en  reste  encore  deux  à  discuter,  et  les 
j>  voici  :  c'est  d'abord  de  savoir  qui  a  tort  ou  de  celui  qui 
D  donne  à  quelqu'un  plus  qu'il  ne  mérite,  ou  de  celui  qui 
ï>  reçoit  plus  qu'il  ne  lui  est  dû;  et  en  second  lieu,  si 
»  l'on  peut  se  faire  un  tort  à  soi-même  et  être  injuste 
)>  envçr^  soi.  ^  La  première  de  ces  deux  questions  est 
traitée  dans  le  reste  du  chapitre  neuvième,  avea  une  autre 
discussion  complémentaire  dans  le  chapitre  dixième  3ur 
l'honnêteté,   supérieure  à  la  justice  elle-même;  et  la 
seconde  est  traitée  tout  au  long,  si  ce  n'est  très-claire- 
ment, dans  le  ch.  12. 

11  semble  donc  tout  à  fait  impossible  de  partager  l'opi- 
niqn  dç  M.  Fischer.  Le  chapitre  12  annoncé  dès  le  chapitre 
9,  ne  peut  être  détaché  du  reste  de  la  Morale  à  Nicomaque, 
dont  il  est  digne  d'ailleurs,  sauf  quelques  taches.  Il 
complète  assez  bien,  quoique  un  peu  longuement,  cette 


PRÉUMINAIAË.  GCGxxix 

grande  théorie  de  la  justice  où  personne  ne  méconnaît  le 
cachet  du  maitre« 

Du  dernier  chapitre  du  livre  V,  je  passe  au  livre  VI 
tout  entier,  et  je  ne  le  trouve  pas  moins  indispensable, 
puisqu'il  renferme  la  théorie  des  vertus  intellectuelles.  Je 
trouve  encore,  comme  je  l'ai  déjà  dit  plus  haut,  que  les 
deux  théories  qui  remplissent  le  septième  livre,  y  sont 
assez  mal  placées*  Mais  je  ne  vois  aucun  motif  sérieux  de 
les  contester  à  Aristote. 

En  un  mot,  je  repousse  tout  le  système  de  M.  Fischer, 
et  je  ne  trouve  pas  qu'il  ait  en  rien  réfuté  celui  de 
M.  Spengel,  qui  laisse  les  trois  livres  controversés,  sauf 
peut-être  la  première  théorie  du  plaisir,  dans  la  Morale  à 
Nicomaque,  dont  ils  ont  fait  primitivement  partie. 

Mais  il  est  temps  de  clore  cette  longue  dissertation  ;  et 
voici  les  points  que  je  regarde  comme  établis,  d'après 
tout  ce  qui  précède  : 

La  Morale  à  Nicomaque  est  d' Aristote,  et  il  n'y  a  point 
à  tenir  compte  des  doutes  trop  peu  justifiés  de  Cicéron  ; 

Cet  ouvrage,  tout  admirable  qu'il  est  à  bien  des  égards, 
offre  des  irrégularités  de  composition  assez  graves,  comme 
tant  d'autres  ouvrages  sortis  de  la  même  main,  très- 
puissante  mais  peu  soigneuse  ; 

Les  trois  livres  communs  qu'on  a  voulu  restituer,  en 
tout  ou  en  partie,  à  la  Morale  à  £udème,  appartiennent 
légitimement  à  la  Morale  à  Nicomaque.  D'abord,  la  théorie 
de  la  justice,  au  cinquième  livre,  est  de  la  main  d' Aris- 
tote, personne  ne  le  conteste  ;  et  la  dernière  partie  de  ce 
livre,  bien  qu'elle  ne  soit  peut-être  pas  aussi  solide  que  le 
reste,  ne  doit  pas  en  être  exclue.  Le  sixième  livre  doit 


cccxxx  DISSERTATION 

encore  bien  moins  être  enlevé  de  la  Morale  à  Nicomaque. 
La  théorie  des  vertus  intellectuelles  n'y  peut  manquer  ;  et 
à  moins  des  témoignages  les  plus  formels  qui  attesteraient 
le  contraire,  on  doit  admettre  qu'elle  est  une  partie  abso- 
lument indispensable  du  plan  primitif.  Pour  le  septième 
livre,  qui  renferme  la  théorie  de  l'intempérance,  et  la 
première  discussion  sur  le  plaisir,  il  faut,  tout  en  y 
reconnaissant  quelque  désordre,  et  quelques  contradictions 
avec  le  dixième  livre^  n'y  voir  que  ces  hésitations  et  ces 
redites  trop  habituelles  dans  les  ouvrages  d'Aristote,  tels 
qu'ils  les  a  laissés  et  qu'ils  sont  parvenus  jusqu'à  nous. 
Ces  taches  de  composition  qui  sont  trës^réelles  ne  doivent 
pas  trop  nous  surprendre;  et  sans  aller  en  chercher 
d'autres  exemples,  la  théorie  de  l'amitié  dont  personne 
ne  saurait  contester  l'authenticité,  et  qui  remplit  les  deux 
livres  VIII  et  IX  de  la  Morale  à  Nicomaque,  ne  se  lie 
point  par  des  liens  fort  étroits,  ni  à  ce  qui  la  précède,  ni 
à  ce  qui  la  suit. 

Malgré  toutes  ces  imperfections  que  je  n'entends  pas 
nier,  la  Morale  à  Nicomaque  ne  me  paraît  pas  seulement 
un  des  plus  précieux  ouvrages  d'Aristote;  elle  me  semble, 
en  outre,  un  des  plus  réguliers,  et  dans  certaines  parties 
un  des  plus  achevés. 

Quant  à  la  Morale  à  Eudème,  je  n'ose  point  affirmer 
qu'elle  soit  d'Eudème,  comme  l'affirment  les  critiques 
allemands.  Le  caractère  étrange  de  cette  œuvre,  qui  vou- 
drait se  donner  pour  originale  à  côté  de  celle  d'Aristote 
qu'elle  imite  toujours,  et  qu'elle  copie  souvent,  quand 
elle  ne  lui  emprunte  pas  des  livres  entiers,  me  semble  un 
premier  motif  de  doute.  Un  second,  c'est  que  je  ne  vois 
pas  très-nettement  le  dessein  secret  qu'on  a  prétendu  y 


PRELIMINAIAË.  cccxxxi 

découvrir  ;  et  le  disciple  me  semble  assez  peu  coupable 
de  l'hostilité  qu'on  lui  suppose  gratuitement  contre  sou 
maître.  En  tnHsième  lieu,  la  Morale  à  Eudëme,  même 
quand  on  lui  restitue  les  trois  livres  communs,  n'est  pas 
complète  ;  et  il  reste  toujours,  malgré  ce  remède  un  peu 
héroïque,  des  plaies  incurables  dans  les  derniers  cba-- 
pitres  du  septième  livre,  dont  on  a  été  contraint  de  faire 
un  huitième  pour  dissimuler  ces  ruines.  L'argument 
qu'on  tirait  du  titre  qui  peut  signifier  également  Morale 
d'Eudème,  etla  Morale  à  Eudème,  n'a  point  de  valeur  ;  car 
en  l'étendant,  comme  on  le  devrait,  il  faudrait  restituer 
la  Morale  à  Nicomaque  au  fils  d'Aristote,  et  croire  avec 
Cicéron  que  la  Morale  à  Nicomaque  est  la  Morale  de  Nice» 
maque.  / 

Je  repousse  donc  toutes  les  hypothèses  qu'on  a  faites 
sur  l'auteur  de  la  Morale  à  Eudème  ;  et  je  préfère  supposer 
avec  Schleiennacher,  que  j'approuve  du  moins  en  ce  seul 
point,  que  cet  ouvrage  est  une  rédaction  d'un  des  audi-r 
teurs  d'Aristote,  que  le  maître  aura  conservée  parce  qu'en 
effet  elle  n'était  pas  sans  mérite,  et  qu'il  aura  peut-être 
revisée  lui-même  dans  quelques  parties.  Cette  hypothèse, 
car  c'en  est  une,  est  encore  la  plus  naturelle  et  peut-être 
la  plus  vraie.  Elle  me  semble  suffire  à  expliquer  les  faits 
mieux  que  toute  autre.  Elle  rend  un  compte  satisfaisant 
de  divergences  qu'on  peut  remarquer,  et  qui  sont  moms 
fortes  qu'on  ne  l'a  dit.  Un  élève  intelligent,  peut-être 
Eudème,  s'écarte  toujours  un  peu  de  la  trace  du  maître, 
tout  en  voulant  la  suivre  fidèlement  ;  et  dans  la  Morale  à 
Eudème,  les  écarts  ne  sont  pas  plus  marqués  qu'ils  ne 
doivent  l'être  d'après  cette  supposition.  Il  est,  en  outre, 
plus  facile  d'admettre  que  cette  rédaction^  inachevée  sur 


nocxxxii  DISSERTATION 

d'autres  points,  aura  été  laissée  imparfaite  sur  les  théories 
^  trois  livres  communs,  et  que,  plus  tard,  on  aura  em- 
prunté à  l'œuvre  magistrale  de  quoi  combler  ces  lacunes 
tant  bien  que  mal.  Je  ne  crois  pas  qu'Aristote  se  soit 
repris  à  deux  fois  pour  donner  à  sa  morale  la  forme  con- 
venable. Mais  il  me  semble  facile  de  croire  qu'un  élève 
n'aura  pas  reproduit  toute  la  parole  du  maître. 

J'avoue  de  plus  que  prêter  à  Eudème  l'intention  d'op- 
poser la  religion  et  l'autorité  divine  à  la  raison  humaine, 
me  semble  un  assez  fort  anachronisme.  Ce  n'est  pas  du 
temps  d'Aristote  que  ces  questions  étaient  nées,  et  il  faut 
descendre  Wen  des  siècles  plus  bas  pour  les  découvrir.  Si 
elles  étaient  évidemment  dans  la  Morale  à  Eudème,  il 
faudrait  pousser  l'hypothèse  beaucoup  plus  loin  ;  et  c'est 
une  main  chrétienne  qu'il  faudrait  y  reconnaître.  Ce 
serait  là  une  conséquence  à  peu  près  incontestable.  Per- 
sonne sans  doute  ne  l'a  voulu  tirer;  et  tout  en  dédai- 
gnant les  témoignages  antiques,  ils  sont  trop  formels  pour 
qu'on  puisse  supposer  que  la  composition  de  la  Morale  à 
Eudème  ne  soit  pas  antérieure  au  second  siècle  de  notre 
ère.  Mais  cette  difficulté  heureusement  n'existe  pas,  et 
c'est»  une  simple  hypothèse  qui  la  provoque.  Il  n'est 
pas  exact  de  dire  qu'Eudème  combatte  au  profit  des 
idées  religieuses  l'autorité  de  la  raison,  telle  qu'Aristote 
la  comprend.  Quelle  que  soit  la  science  attentive  de 
M.  Fischer,  il  s'est  abusé  sur  ce  point.  Il  est  bien  vrai  que 
la  Morale  à  Eudème  a  un  caractère  un  peu  plus  religieux 
que  la  Morale  à  Nicomaque,  où  cependant  plus  d'im  pas- 
sage atteste  une  sérieuse  et  solide  piété.  Mais  aller  jusqu'à 
prétendre  qu'Eudème  a  voulu  sur  ce  point  essentiel  recti- 
fier les  théories  trop  indépendantes  de  son  maître,  c'est 


PRÉLIMINAIRE.  cccxxxui 

une  coDJeeture  dont  il  faut  laisser  toute  la  responsabilité 
à  ceux  qui  l'ont  faite,  sans  lui  donner  une  portée  qa  elle 
n  a  pas. 

Enfin,  quant  à  la  Grande  Morale  dont  personne,  si  ce 
n'e9t  Schleiermacber,  ne  nie  Tinfériorité,  je  la  regarde 
aussi  coQime  une  rédaction  qui  a  dû  être  faite  dans  le 
ménie  temps,  quoique  par  une  main  beaucoup  moins 
babile,  que  la  Morale  à  Eudème.  La  différence  de  style 
révëk  une  différence  d'auteur,  et  non  point  une  différence 
de  siècle* 

Ainsi,  la  Morale  à  Nicomaque  est  tout  entière  d'Aris- 
tote  ;  la  Morale  à  Eudème  et  la  Grande  Morale  sont  des 
rédactions  d'élèves  de  mérite  inégal.  Par  conséquent, 
les  trois  ouvrages  qui  appartiennent  soit  au  maître,  soit  k 
l'école,  sont  à  peu  près  inséparables  ;  et  l'antiquité  n'a 
pas  eu  tort  tout  à  fait  de  les  croire  d'Aristote,  puisque  les 
deux  derniers  reproduisent  fidèlement,  et  même  parfois 
éçlaircissent,  la  pensée  du  premier,  en  la  complétant. 

Voilà  donc,  pour  ma  part,  les  conclusions  définitives 
auxquelles  je  voudrais  m' arrêter.  Elles  ne  sont  pas  très- 
hardies  sans  doute.  Mais  elles  me  semblent  encore  les 
plus  vraisemblables  et  les  plus  prudentes.  Elles  ont 
l'avantage  de  ne  pas  établir  entre  ces  trois  ouvrages  une 
démarcation  trop  forte,  et  de  respecter  en  partie  le  témoi- 
gnage de  l'antiquité  qui  les  a  toujours  réunis.  Elles 
rendent  compte  suffisamment  des  différences,  qu'elles 
reconnaissent  sans  les  exagérer.  Elles  n'ôtent  rien  à  la 
collection  aristotélique,  et  n'y  ajoutent  pas  non  pins, 
avec  des  éléments  nouveaux,  un  surcroît  de  désordre. 
Elles  pern^ttent  de  puiser  k  peu  près  également  dans  les 


ccoxxxiY     DISSERTATION  PRÉLIMINAIUE. 

trois  ouvrages,  comme  le  veut  M.  Brandis,  et  comme 
on  Ta  toujours  fait,  pour  l'exposition  de  la  Morale  d*Aris- 
tote.  En  un  mot,  elles  sont  suffisantes  et  ne  compro- 
mettent rien. 

En  publiant  la  Politique,  voilà  près  de  vingt  ans,  j'ai 
pu,  en  me  fondant  sur  le  texte  même,  déplacer  quatre 
livres  et  remettre  le  monument  entier  dans  un  ordre 
meilleur,  où  il  nous  apparaît  oMume  Aristote  lui-même, 
je  crois,  a  voulu  le  montrer.  En  étudiant  la*  Morale,  je 
n'ai  pu  trouver  des  motifs  plausibles  de  décision  aussi 
posdtive,  et  j'aime  mieux  ici  passer  pour  un  peu  timide 
que  de  risquer  une  témérité. 


MORALE 


D'ARISTOTE 


i*S_4.— J—J—  — *1!-J.i 


SOMMAIRES 


DES  CHAPITRES 


DBLA 


MORALE  D'ARISTOTE 


■ 
1    f 


MORALE  A  mCOMAQUË 


LIVRE  PREMIER 

THÉORIK  DU  BIEN  HT  DU  BONHfiURi 


Chapitre  L  —  Le  bien  est  le  but  de  toiited  les  aetions 
de  rhomme;  diversité  et  ^obordinadon  des  fins  que 
notre  activité  se  propose»  —  Importance  du  btii  et  du 
bien  suprêmes.  —  Supériorité  de  la  science  pcditique 
qui  peut  seule  nous  les  faii-e  connaître  i  du  degté  d'exac- 
titude qu'où  peut  exiger  de  cette  science.  —  La  jeunesse 
est  peu  propre  à  l'étude  de  la  politique. 

Chapitre  IL  -^  Le  but  suprême  de  l'homme,  de  l'aveu 

V 


//  SOMMAIRES 

de  tout  le  inonde,  c'est  le  bonheur.  —  Diversité  des  opi- 
nions sur  la  nature  même  du  bonheur;  on  n'étudiera  que 
les  plus  célèbres  ou  les  plus  spécieuses.  —  Différences 
des  méthodes  suivant  qu'on  part  des  principes,  ou  qu'on 
remonte  aux  principes.  —  On  juge  en  général  du 
bonheur  par  la  vie  qu'on  mène  soi-même;  la  recherche 
des  plaisirs  suffit  au  vulgaire  ;  l'amour  de  la  gloire  est  le 
partage  des  natures  supérieures,  ainsi  que  l'amour  de  la 
vertu*  —  Insuffisance  de  la  vertu  réduite  &  die  seule 
pour  faire  le  bonheur;  dédain  de  la  richesse. 

Chapitre  III.  —  De  l'idée  générale  du  bonheur.  — 
Critique  du  système  des  Idées  de  Platon.  Objections  di- 
verses :  le  bien  n*est  pas  un,  puisqu'il  est  dans  toutes  les 
Catégories,  et  qu'il  y  a  plusieurs  sciences  du  bien  ;  le  bien 
en  soi  et  le  bien  se  confondent.  —  Les  Pythagoriciens  et 
Speusâppe.  —  Distinction  des  biens  qui  sont  des  biens 
par  eux-mêmes,  et  de  ceux  qui  ne  le  sont  qu'à  cause 
d'au^  chose;  difficultés  de  cette  distinction. — Le  moyen 
le  plus  sûr  de  connaître  le  bien,  c'est  de  l'étudier  dans 
les  biens  particuliers  que  l'homme  possède  et  emploie. 

CfljkPiTEE  IV.  —  Le  bien  dans  chaque  genre  de  choses 
est  la  lin  en  vue  de  laquelle  se  fait  tout  le  reste.  —  Le 
bonheur  est  la  fin  dernière  de  tous  les  actes  de  l'homme  ; 
il  est  indépendant  et  parfait.  —  Le  bonheur  ne  se  com- 
prend bien  que  par  la  connaksance  de  l'œuvre  profNre  de 
l'homme.  Cette  œuvre  est  l'activité  deFâme  dirigée  par  la 
vertu. 

Chapithe  V.  —  Imperfection  inévitable  de  cette  es- 


DES  CHAPITRES-  iii 

qnîsse  du  bonheur.  Le  temps  complétera  ces  théories;  il 
De  faut  pas  exiger  en  toutes  choses  une  égale  précisâon. 

—  Importance  des  principes. 

Chapitre  YL  —  JustiGcation  de  la  définitiou  du 
bonheur  proposée  plus  haut.  Pour  bien  se  rendre  compte 
de  cette  définition,  il  faut  la  rapprocher  des  attiibuts 
divers  qu'on  dcmne  vulgairement  au  bonheur.  —  Division 
des  biens  en  trois  espèces  :  biens  du  corps,  biens  de 
Tâme,  et  biens  extérieurs.  —  Le  bonheur  implique  néces- 
sairement l'activité.  —  L'activité  réglée  par  la  vertu  est 
la  plus  haute  condition  du  bonheur  de  l'homme.  Toutefois 
les  biens  extériem^  complètent  encore  le  bonheur  et 
semblent  des  accessoires  indispensables. 

Chapitre  VIL  —  Le  bonheur  n'es  pas  l'eiTet  du  hasard  ; 
il  est  à  la  fois  un  don  des  Dieux,  et  le  résidtat  de  nos 
efibrts.  Dignité  du  bonheur  ainsi  compris.  Cette  théorie 
s'accorde  parfaitement  avec  le  but  que  se  propose  la 
politique.  —  Parmi  tous  les  êtres  animés,  l'homme  seul 
prat  être  heureux,  parce  qu'il  est  seul  capable  de  vertu. 

—  On  ne  peut  pas  dire  d'un  homme  qu'il  est  heureux 
tant  qu'il  vit  et  qu'il  est  exposé  aux  coups  de  la  fortune,  -r- 
Bessent*on  encore  des  biens  et  des  maux  après  la  mort  ? 

Chapitre  YIII.  —  Il  n'est  pas  besoin  d'attendre  la 
mort  d'un  homme  pour  dire  qu'il  est  heureux  ;  c'est  la 
vertu  qui  fait  le  vrai  bonheur;  et  il  n'y  a  rien  de  plus 
assuré  dans  la  vie  humaine  que  la  vertu.  —  Distinc- 
tion entre  les  événements  de  notre  vie,  selon  qu'ils  sont 
plus  cm  moins  importants.  —  Les  épreuves  fortifient  et 


iV  SOMMAIRES 

rebaifissent  la  vertu  ;  Tbomme  de  bien  n  est  jamais  misé- 
rable; sérénité  du  sage  et  constance  de  son  cuactère. 
—  Nécessité  des  biens  extérieurs  en  une  certaine  mesure. 

CuAnTRE  IX.  —  Le  destin  <}e  nos  enfants  et  de  nos 
amis  influe  sur  nous;  il  est  même  probable  qu'aprèfl 
notre  mort  nous  nous  intéresserons  encore  à  eux.  Nature 
des  impressions  que  Yon  peut  encore  éprouver  après 
qu'on  est  sorti  de  la  vie  ;  ces  impressions  doivent  être 
très-peu  vives. 

Chapitre  X.  —  Le  bonbeur  ne  mérite  pas  nos  louanges: 
il  mériterait  plutôt  nos  respects.  —  Nature  toujours  rela- 
tive et  subordonnée  des  choses  qu'on  peut  louer  ;  il  n'y  a 

T 

pas  de  louanges  possibles  pour  les  choses  parfaites  ;  on 
ne  peut  que  les  admirer.  —  Théorie  ingénieuse  d'Eudoxe 
sur  le  plaisir.  —  Le  bonheur  mérite  d'autant  plus  notre 
i^spect.,  qu'il  est  le  principe  et  la  cause  des  biens  que 
nous  désirons  en  cherchant  à  l'atteindre. 

Chapitre  XL  —  Si  l'on  veut  se  rendre  compte  du 
bonheur,  il  faut  étudier  la  vertu  qui  le  donne.  La  vertu 
est  l'objet  principal  de  l'homme  d'Etat*  Pour  bien  gou- 
verner les  hommes,  il  faut  avoir  fait  une  étude  de  Fâme 
liumaine.  Limites  dans  lesquelles  cette  étude  doit  être 
renfermée.  —  Citation  des  théories  que  l'auteur  a  expo- 
sées sur  l'âme  dans  ses  ouvrages  Exotériques  :  deux 
j)arties  principales  dans  l'âme,  l'une  irraisonnable,  l'autre 
douée  de  raison.  Distinction  dans  la  partie  irraisonnable 
d'une  partie  purement  animale  et  végétative,  et  d'une 
partie  qui,  sans  avoir  la  raison,  peut  du  moins  obéir  à  la 


DES  CHAPITRES.  r 

raison.  —  ])ivi8ioii  des  vertus,  en  vertus  intellectuelles  et 
vertus  morales. 


LIVRE  DEUXIÈME. 


THÉORIE  DS  LA  VERTU. 


Chapitre  I.  —  De  la  distinction  des  vertus  en  vertus 
intellectuelles  et  vertus  morales.  La  vertu  ne  se  fonne 
que  par  Thabitude  ;  la  nature  ne  nous  donne  que  deâ  dis- 
positions; nous  les  convertissons  en  qualités  précises 
et  déterminées  par  Temploi  que  nous  en  faisons.  C'est  en 
faisant  qu'on  apprend  à  bien  faire.  —  Importance  souve- 
raine des  habitudes  ;  il  faut  en  contracter  de  bonnes  dès  la 
plus  tendre  enfance. 

Chapitre  IL  —  Un  traité  de  morale  ne  doit  pas  être 
une  pure  théorie  ;  il  doit  être  surtout  pratique,  quelle  que 
soit  d'ailleurs  l'indécision  inévitable  des  détails  dans 
lesquels  il  doit  entrer.  —  Nécessité  de  la  modération  ; 
tout  excès  en  trop  ou  en  moins  ruine  la  vertu  et  la 
sagesse. 

CuApnnE  III.  -^  Pour  bien  juger  des  qualité^  qu'on 
possède,  il  faut  regarder  aux  sentiments  de  plaisir  et  de 
peine  qu'on  éprouve  après  avoir  agi  ;  l'homme  de  bien  se 
platt  à  bien  faire  ;  le  méchant,  à  mal  faire.  —  Maxime  de 
Platon.  —  Inmnense  influence  du  plaisir  et  de  la  peine  sur 


ri  SCMMAIRES 

la  destinée  humaine  et  sur  la  vertu;  l'usage  bon  ou  mau- 
vais du  plaisir  ou  de  la  peine  distingue  profondément  les 
hommes  entr'eux.  —  La  morale  et  la  politique  doivent 
s'occuper  surtout  des  plaisirs  et  des  peines  ;  c'est  aussi  ce 
dont  s'occupera  le  présent  traité. 

Chapitre  IV.  —  Explication  de  ce  principe  qu'on 
devient  vertueux  en  faisant  des  actes  de  vertu.  —  Diffé- 
rence  entre  la  vertu  et  les  arts  ordinaires.  Trois  condi- 
tions requises  pour  qu'un  acte  soit  vraiment  vertueux  :  le 
savoir,  la  volonté,  la  constance.  La  première  condition  est 
la  moins  importante.  —  Étrange  manière  de  la  jdupart 
des  hommes  de  faire  de  la  philosophie  et  de  la  vertu; 
ils  croient  que  les  paroles  y  suffisent. 

Chapitre  V.  —  Théorie  générale  de  la  vertu.  Il  y  a 
trois  éléments  principaux  dans  l'âme  :  les  passions,  les 
facultés  et  les  habitudes.  Définition  des  passions  et  des 
facultés.  —  Les  vertus  et  les  vices  ne  sont  pas  des  pas- 
sions ;  ce  ne  sont  pas  davantage  des  facultés;  ce  sont  des 
habitudes. 

Chapitre  VL  —  De  la  nature  de  la  vertu  ;  elle  est  pour 
une  chose  quelconque  la  qualité  qui  complète  et  achève 
cette  chose  :  vertu  de  l'œil,  vertu  du  cheval.  —  Définition 
du  milieu  en  mathématiques.  Le  milieu  moral  est  plus  dif- 
ficile à  trouver  ;  le  milieu  varie  individuellement  pour 
chacun  de  nous.  —  Excès  ou  défaut  dans  les  sentiments 
et  les  actes  de  l'homme.  —  La  vertu  dépend  de  notre 
volonté  ;  elle  est  en  général  un  milieu  entre  deux  vices, 
l'un  par  excès  ,rautre  pai*  défaut*  —  Exceptions. 


DES  CHAPITRES.  rii 

Chapitre  VII.  —  Application  des  généralités  qui  pré- 
cèdent aux  cas  particuliers.  —  Le  courage,  milieu  entre 
la  témérité  et  la  lâcheté.  —  La  tempérance,  milieu  entre 
la  débauche  et  rinsensibilité«  —  La  libéralité,  milieu 
entre  la  prodigalité  et  l'avarice*  —  La  magnificence.  — 
F^  grandeur  d'âme,  milieu  entre  l'insolence  et  la  bassesse. 
—  L'ambition,  milieu  entre  deux  excès  qui  n'ont  pas 
reçu  de  nom  spécial.  —  Lacunes  nombreuses  que  pré- 
sente le  langage  pour  exprimer  toutes  ces  nuances  di- 
verses. —  La  véracité,  milieu  entre  la  fanfaronnerie  et  la 
dissimulation.  —  La  gaité,  milieu  entre  la  bouffonnerie 
et  la  rusticité.  —  L'amitié,  milieu  entre  la  flatterie  et  la 
morosité.  —  La  modestie,  l'impartialité,  l'envie,  la  mal- 
veillance. 

Chapitre  VIIL  —  Opposition  des  vices  extrêmes 
entr'eux,  et  à  la  vertu,  qui  tient  le  milieu;  Opposition  du 
milieu  aux  deux  extrêmes.  Les  extrêmes  sont  plus  éloi- 
gnés l'un  de  l'autre  qu'ils  ne  le  sont  du  milieu,  qui  les 
sépare. — Dans  certains  cas,  un  des  extrêmes  se  rapproche 
davantage  du  milieu,  tantôt  l'extrême  par  excès,  et  tan- 
tôt l'extrême  par  défaut.  La  témérité  est  plus  près  du 
courage  que  la  lâcheté  ;  au  contraire,  l'msensibilité  est 
plus  près  de  la  tempérance  que  la  débauche.  —  Deux 
causes  de  ces  différences,  l'une  venant  des  choses,  et 
l'autre,  de  nous. 

Chapitre  IX.  —  Difficulté  d'être  vertueux;  conseils 
pratiques  pour  atteindre  le  milieu  dans  lequel  consiste  la 
v^rtu.  Étudier  les  penchants  naturels  qu'on  sent  en  soi  et 
se  rejeter  vers  l'extrême  contraire  ;  moyen  de  les  recon- 


riu  SOMMAIRES 

naître;  nécessité  de  résister  au  plaisir.  —  Insufllsaoce 
des  conseils  quelque  précis  qu'ils  soient  ;  il  faut  s'exercer 
constamment  h  la  pratique. 


LIVRE  TROISIÈME, 


SUITK     PE     LJ^    THÉORIE    D^    LA  VERTU,  -rry  DU    COURAGE 

IT  DE  LA  TEMPiRANCEi 


rrw 


Chapitre  L  —  La  vertu  ne  peut  s'appliquer  qu'à  des 
actes  volontaires.  —  Définition  du  volontaire  et  de  l'invo- 
lontaire. —  Deux  espèce  dç  chqaes  inydontaires  :  par 
force,  ou  par  igporauce,  —  Première  espèce  4^  choses 
involontaires.  Di[vers  exemples  de  choses  de  force  ma- 
jeure; actions  mixtes;  §lles  sont  toujours  en  partie 
volontaires.  —  La  mort  est  préférable  à  certaines  actions  : 
l'Alcméon  d'Euripide.  —  Définition  générale  du  volon- 
taire et  de  l'involontaire.  Le  plaisir  et  ^e  bien  ne  nous 
contraignent  pas.  S'en  prendre  à  ^i^mëme  ^t  souvent 
plus  juste  qw  dp  s'en  prendre  aux  «uses  e^tériçqres, 

Chapitre  II.  —  Suite  :  Seconde  espèce  dos  choses 
involontaires  ;  les  choses  involontaires  par  ignorance  ; 
deux  conditions  :  elles  doivent  être  suivies  de  douleur  et 
de  repentir.  —  Il  faut  distinguer  entre  agh*  par  ignorance, 
et  agir  sans  savoir  ce  qu'on, fait.  —  Exemples  divers. 
—  Définition  de  l'acte  volontaire  ;  les  actions  inspirées 


DES  CHAPITRES.  is 

« 

par  h  pasftîon  ou  le  désir,  ne  sont  pas  iovolontaires. 

Chapitre  III,  ^—  Théorie  de  la  préférence  morale*  ou 
intention;  on  ne  peut  la  confondre  ni  avec  le  désir,  ni 
avec  la  passion,  ni  avec  la  volonté,  ni  avec  la  pensée  ; 
rapports  et  différences  de  Tintention  avec  toutes  ces 
choses.  —  La  préférence  morale  peut  se  confondre  aveo 
la  délibération  qui  précède  nos  résolutions. 

CHAPrrRË  IV,  —  De  la  délibération.  La  délibération  ne 
peut  porter  que  sur  les  choses  qui  sont  en  notre  pouvoir  ; 
il  n*y  a  pas  de  délibération  possible  pour  les  choses  éter- 
nelles, ni  dans  les  sciences  exactes;  il  n*y  a  de  délibéra- 
tion que  dans  les  choses  obscures  et  douteuses.  —  La 
délibération  porte  sur  les  moyens  qu'on  doit  employer,  et 
non  sur  la  fin  qu'on  désire.  Elle  ne  concerne  que  les 
choses  que  nous  croyons  possibles.  —  Description  de 
l'objet  de  la  délibération.  La  préférence  vient  après  la  dé- 
libération ;  exemple  tiré  d'Homère.  —  Dernière  définition 
de  la  préférence  morale. 

Chapitre  V.  —  L'objet  véritable  de  la  volonté,  c'est  le 
bien  :  explication  de  cette  théorie  ;  difficultés  des  sys- 
tèmes qui  croient  que  l'homme  poursuit  le  véritable  bien, 
et  de  ceux  qui  croient  qu'il  ne  poursuit  que  le  bien  appa- 
rent. —  Avantage  de  l'homme  vertueux;  il  n'y  a  que  lui 
qui  sache  trouver  le  vrai  dans  tous  les  cas. 

Chapitre  VI.  —  La  vertu  et  le  vice  sont  volontaires. 
Réfutation  d'une  théorie  contraire  ;  l'exemple  des  légis- 
lateurs, et  les  peines  qu'ils  portent  dans  leurs  codes. 


X  SOMMAIRES 

prouvent  bien  qu'ils  croient  les  actions  des  hommes 
volontaires.  —  Réponse  à  quelques  objections  contre  la 
théorie  de  la  liberté.  Nous  di^sons  de  "nos  habitudes  ; 
c'est  à  nous  de  les  régler,  de  peur  qu'elles  ne  nous 
entraînent  au  mal.  —  Les  vices  du  corps  sont  souvent 
volontaires  comme  ceux  de  l'âme  ;  et  dans  ce  cas,  ils  sont 
aussi  blâmables.  —  Le  désir  du  bien  n'est  pas  l'effet 
d'une  disposition  purement  naturelle  :  il  résulte  de  l'ba-- 
bitude,  qui  nous  prépare  à  voir  les  choses  sous  un  certain 
aspect  —  Résumé  de  toutes  les  âiéories  antérieures  ; 
indication  des  théories  qui  vont  suivre. 

Chapitre  VII.  —  Du  courage  :  le  courage  est  un 
milieu  entre  la  peur  et  la  témérité.  —  Ce  qu'on  craint  en 
généra],  ce  sont  les  maux.  Distinction  des  maux  ;  il  en 
est  qu'on  doit  craindre,  et  d'autres  qu'il  faut  savoir 
braver  ;  il  ne  faut  craindre  que  les  maux  qui  viennent  de 
nous.  —  Le  véritable  courage  est  celui  qui  s'applique 
aux  plus  grands  dangers  et  aux  maux  les  plus  redou- 
tables ;  le  plus  grand  danger  est  le  danger  de  la  mort 
dans  les  combats.  Beauté  d'une  mort  glorieuse. 

Chapitre  VIII.  —  Des  objets  de  crainte  ;  différences 
selon  les  individus  ;  règles  générales  qu'impose  la  raison  ; 
définition  du  vrai  courage.  —  Excès  et  défauts  relatifs  au 
courage  ;  les  Celtes  ;  l'homme  téméraire  ;  le  fanfaron  ;  le 
lâche.  —  Rapports  du  courage  à  la  témérité  et  à  la 
lâcheté.  —  Le  suicide  n'est  pas  une  preuve  de  courage. 
— -  Résumé. 

.    Chapitre  IX.  —  Espèces  diverses  de  courage  ;  il  y  en 


DES  CHAPITRES.  xi 

a  cinq  principales  :  —  !•  Le  courage  civique  :  les  héros 
d'Homère  ;  les  soldats  obéissant  par  crainte  à  leur  chef; 
—  2*  Le  courage  de  T expérience:  avantages  des  soldats 
aguerris  ;  les  soldats  sont  souvent  moins  braves  que  le» 
simples  citoyens;  bataille  d'Hermœum  ;  —  3*  Le  courage 
de  la  colère  ;  effets  de  la  colère  ;  si  elle  peut  réfléchir, 
elle  devient  un  vrai  courage  ;  —  4*  Le  courage  qui  vient 
de  la  confiance  dans  le  succès  ;  intrépidité  et  sang-froid 
dans  les  dangers  imprévus;  —  6"*  Le  courage  de  rigno-- 
rance  ;  il  ne  tient  plus  devant  le  vrai  danger. 

Chapitre  X.  —  Le  courage  est  toujours  fort  pénible, 
et  c'est  ce  qui  fait  qu'il  mérite  tant  d'estime.  —  Les 
athlètes.  —  La  vertu  en  général  exige  des  sacrifices  et  de 
douloureux  efforts.  —  Fin  de  la  théorie  du  courage. 

Chapitre  XI.  —  De  la  tempérance  :  elle  ne  s'applique 
qu'aux  plaisirs  du  corps,  et  seulement  à  quelques-uns  de 
ces  plaisirs.  —  Il  ne  peut  y  avoir  d'intempérance  dans 
les  plaisirs  de  la  vue  et  de  l'ouïe  ;  il  n'y  en  a  qu'indirec- 
tement dans  ceux  de  l'odorat.  —  L'intempéracK^  con^ 
cerne  plus  particulièrement  le  sens  du  goût,  et  en  général 
celui  du  toucher  ;  exemple  de  Philoxène  d'Erix,  —  Carac- 
tère dégradant  et  brutal  de  l'intempérance  ;  elle  ne  jouit 
même  du  toucher  que  dans  certaines  parties  du  corps. 

Chapitre  XII.  —  Suite  de  la  tempérance  :  désirs  natu- 
rels et  généraux  ;  désirs  particuliers  et  factices.  On  pèche 
rarement  en  fait  de  désirs  naturels  ;  on  pèche  le  plus 
souvent  par  les  passions  particulières,  en  s'y  livrant  dans 
des  conditions  peu  convenables.  —  La  tempérance  dans 


xu  SOMMAIRES 

les  douleurs  est  plus  difficile  à  définir  que  pour  les 
plaisirs.  —  L'iusensibilité  à  l'égard  des  plai»rs  est  chose 
très-rare,  et  n'a  rien  d'humain.  —  Portrait  de  l'homme 
vraiment  tempérant. 

Chapitre  XIIL  —  Comparaison  de  l'intempérance  et 
de  la  lâcheté  ;  l'intempérance  parait  être  {dus  volontaire, 
parce  qu'elle  n'est  que  le  résultat  du  plaisir,  que  l'homme 
recherche  natureUement*  —  Intempérance  et  désordre 
des  enfants  ;  il  faut  que  l'homme  soumette  ses  désirs  à  la 
raison,  comme  l'enfant  doit  se  soumettre  aux  ordres  de 
son  précepteur.  —  Fin  de  la  théorie  de  la  tempérance. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


ÀNjlLTS£  DE  DIFFÉRENTES  VERTUS. 


Chapitre  I.  —  De  la  libéralité  :  définition  de  la  libéra- 
lité. La  prodigalité ,  l'avarice.  Caractères  généraux  de  la 
libéralité  ;  vertus  accessoires  qu'elle  suppose.  —  La  libé-^ 
ralité  doit  se  mesurer  à  la  fortune  de  celui  qui  donne. 
—  Le  libéral  ne  ressent  pas  trop  vivement  les  pertes 
d'argent;  il  est  facile  en  affaires.  —  T^  prodigalité  est 
beaucoup  moins  blâmable  que  l'avarice,  bien  qu'elle  ait 
quelquefois  les  mêmes  effets.  —  L'avarice  est  incurable; 
nuances  divises  de  T  avarice. 

Chapitre  II.  —  De  la  magnîficeace  :  sa  définition  ;  sa 


DES  CHAPITRES.  xiii 

différence  avec  la  libéralité.  Défaut  et  excès  relatifs  à  la 
magnificeiKce.  —  Qualités  du  magnifique;  ses  desseins; 
sa  manière  de  faire  les  choses.  —  Dépenses  où  s'exerc^ 
plus  spécialement  la  magnificence  ;  dépenses  publiques, 
dépenses  privées.  —  Excès  de  magnificence  :  faste  gros- 
sier et  sans  goût.  —  Défaut  de  magnificence  :  la  mes- 
quinerie. 

Chapitre  IIL  —  De  la  magnanimité  ;  définition.  Les 
deux  vices  opposés»  la  petitesse  d'âme  et  la  vanité 
présomptueuse.  —  Le  magnanime  n'a  jamais  que  l'hon- 
neur en  vue;  il  est  le  plus  vertueux  des  hommes.  — 
Modération  du  magnanime  dans  toutes  les  fortunes  ;  les 
avantages  d'une  grande  position  développent  la  magna- 
nimité. —  Hauteur  et  fierté  du  magnanime;  S(m  courage, 
son  désintéressement,  son  indépendance  »  sa  lenteur  et 
son  indolence,  sa  franchise^  sa  gravité  silencieuse;  ses 
manières  personnelles.  —  L'homme  sans  grandeur  d'âme. 
—  Le  sot  vaniteux. 

Chapitre  IV.  —  Le  juste  milieu  entre  une  ambition 
excessive  et  une  complète  indifférence  pour  la  gloire,  n'a 
pas  reçu  de  nom  spécial  ;  il  est  à  la  magnanimité  ce  que 
la  libéralité  est  à  la  magnificence.  Sens  équivoque  du  mot 
andiMtieux,  pris  tantôt  en  bonne  part  et  tantôt  en  mauvaise 
part.  —  Le  juste  milieu  est  sans  nom  pour  beaucoup  de 
vertus. 

Chapitre  V.  —  De  la  douceur,  milieu  entre  l'irasci- 
bilité et  l'indifférence.  —  Description  de  la  douceur  et 
des  deux  extrêmes  contraires.  Du  caractère  irascible;  les 


xw  SOMMAIRES 

gens  irascibies  s*emportent  vite  et  se  calment  de  même  ; 
les  gens  atrabilaires,  tout  au  contraire.  —  Difficulté  de 
fixer  précisément  les  limites  dans  lesquelles  doit  se  ren* 
fermer  la  colère. 

Chapitre  VL  —  De  l'esprit  de  société.  L'homme 
aimable,  et  l'homme  qui  cherche  trop  à  plaire.  La  dispo- 
sition moyenne  dans  ce  caractère  se  rapproche  de  V  amitié. 
—  L'homme  qui  cherche  à  plaire  doit  avoir  aussi  de  la 
fermeté  dans  certains  cas  et  doit  savoir  faire  de  la  peine 
quand  il  le  Jaut  ;  il  sait  encore  traiter  les  gens  suivant 
leur  position.  —  Défauts  opposés  à  ce  caractère;  la  dispo*' 
sition  moyrane  en  ce  genre  n'a  pas  reçu  de  nom  spécial. 

Chapitre  VIL  —  De  la  véracité  et  de  la  franchise  :  elle 
est  un  milieu  entre  la  vaine  jactance,  qui  suppose  des 
qualités  que  l'on  n'a  pas,  et  la  réserve,  qui  rappetisse 
celles  même  qu'on  a.  —  Caractère  du  véridique  :  il 
déteste  le  mensonge,  et  l'évite  dans  les  petites  choses 
comme  dans  les  grandes.  —  Le  fanfaron  et  le  charlatan  ; 
leurs  motifs  divers.  —  Le  caractère  réservé  ou  ironique  ; 
Socrate;  l'ironie,  quand  elle  est  modérée,  est  aimable  et 
gracieuse. 

Chapitre  YIII.  —  De  l'esprit  de  plaisanterie  :  l'homme 
de  bcm  ton  sait  garder  un  juste  milieu  entre  le  bouffon, 
qui  cherche  toujours  à  faire  rire,  et  l'homme  à  humeur 
farouche,  qui  ne  se  déride  jamsds.  —  Limites  de  la  bonne 
plsdsanterie  :  exemple  de  la  vieille  comédie  et  de  la 
comédie  nouvelle  ;  règle  que  sait  toujours  se  faire  l'homme 
bien  élevé.  —  Résumé. 


J 


DES  CHiiPITRES.  xv 

Chapitre  IX.  —  De  la  pudeur  et  de  la  honte  :  c'est 
plutôt  une  affection  corporelle  qu'une  vertu  ;  elle  ne  sied 
bien  qu'à  la  jeunesse  ;  et  pourquoi.  Plus  tard,  I&  honte 
qui  consiste  à  rougir  de  ce  qu'on  a  fait,  ne  peut  jamûs 
atteindre  l'honnête  homme,  qui  ne  Tait  jamais  rien  de 
mal.  —  La  honte  indique  d'ailleurs  un  sentiment  d'hon- 
nêteté. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


THÉORIE  DE  LA  JUSTICE» 


Chapitre  I.  De  la  justice  :  définition.  -^  Opposition 
générale  des  contraires,  et  spécialement  des  deux  con- 
traires, le  juste  et  Tinjuste.  —  Sens  divers  dans  lesquels 
peut  s'entendre  le  mot  de  justice.  —  Rapports  de  la 
justice  à  la  légalité  et  à  l'égalité.  —  La  justice  se  rapporte 
surtout  aux  autres;  elle  n'est  pas  purement  individuelle; 
c'est  là  ce  qui  établit  une  différence  entr'elle  et  la 
vertu,  avec  laquelle  elle  se  confond  souvent. 

Chapitre  IL  —  Distinction  à  faire  entre  la  justice  ou 
l'injustice,  et  la  vertu  ou  le  vice.  La  justice  est  une  espèce 
de  vertu  distincte  de  la  vertu  en  général,  comme  la  poulie 
est  distincte  du  tout  —  Il  faut  distinguer  aussi  la  justice 
ou  l'injustice  prise  en  général,  de  la  justice  ou  de  l'injus- 
tice dans  un  cas  particulier.  —  La  justice  des  actions  est 


xm  SOMMAIRES 

d'ordinaire  d'accord  avec  leur  légalité.  —  Il  faut  dis- 
tinguer deux  espèces  de  justice  ;  justice  distributive,  poli- 
tique et  sociale;  justice  légale  et  réparatrice.  Lies  relations 
des  citoyens  entr'eux  sont  de  deux  espèces,  volontaires  et 
involontaires. 

Chapitre  III.  Première  espèce  de  la  justice.  —  La 
justice  distributive  ou  politique  se  confond  avec  l'égalité. 
Le  juste  est  un  milieu  comme  l'égal.  La  justice  suppose 
nécessairement  quatre  termes  :  deux  personnes  que  l'on 
compare  et  deux  choses  que  l'on  attribue  aux  personnes. 
Mais  il  faut  tenir  compte  du  mérite  relatif  des  personnes  ; 
et  c'est  là  le  point  difficile.  —  La  justice  distributive  peut 
donc  être  représentée  par  une  proportion  géométrique, 
où  les  quatre  termes  sont  entr'eux  dans  les  rapports  fixés 
par  les  mathématiciens. 

Chapitre  IV.  —  Seconde  espèce  de  la  justice  :  justice 
légale  et  réparatrice.  La  loi  ne  doit  faire  aucune  acception 
des  personnes;  elle  doit  tendre  uniquement  à  rétablir 
l'égalité  entre  la  perte  faite  par  l'un  et  le  profit  fait  par 
l'autre,  dans  les  relations  qui  ne  sont  pas  volontaires. 
Cette  espèce  de  justice  est  une  sorte  de  proportion 
arithmétique.  Démonstration  graphique.  —  Résumé  dé 
cette  théorie  générale  de  la  justice. 

Chapitre  V.  —  La  réciprocité  ou  le  talion  ne  peut  être 
la  règle  de  la  justice  ;  erreur  des  Pythagoriciens.  —  La 
réciprocité  proportionnelle  des  services  est  le  lien  de  la 
société.  Régie  de  l'échange  :  rôle  de  la  monnaie  dai» 
toutes  les  transactions  sociales.  Cette  fonction  de  la  mon- 


DES  CH.iPITRES.  arii 

naie,  mesure  commtine  de  tout,  est  purement  conven- 
tionnelle. —  Définition  générale  de  la  justice  et  ce 
rinjustice. 

Chapitre  VI.  —  Des  caractères  et  des  conditions  de 
l'injustice  et  du  délit.  —  On  peut  commettre  un  crime 
sans  être  absolument  criminel.  —  De  la  justice  sociale  et 
politique;  du  magistrat  civil;  ses  hautes  fonctions;  sa 
noble  récompense.  —  Le  droit  du  père  et  du  maître  ne 
peut  se  confondre  avec  le  droit  politique  ;  il  y  a  une  sorte 
de  justice  politique  entre  le  mari  et  la  femme. 

Chapitre  VII.  —  Dans  la  justice  sociale,  et  dans  le 
droit  civil  et  politique,  il  faut  distinguer  ce  qui  est 
naturel  et  ce  qui  est  purement  légal.  Les  choses  de 
nature,  sans  être  immuables,  sont  cependant  moins  su- 
jettes à  changer  que  les  lois  humaines.  Il  y  a  sous  chaque 
disposition  particulière  de  la  loi  des  principes  généraux, 
qui  ne  changent  point.  —  Distinction  du  délit  spécial  et 
de  l'injuste  en  général. 

Chapitre  VIII.  —  L'intention  est  un  élément  néces- 
saire du  délit  et  de  l'injustice;  les  actes  involontaires,  ou 
imposés  par  une  force  supérieure,  ne  sont  pas  des  actes 
coupables.  De  la  préméditation  ;  la  colère  excuse  en 
partie  les  actions  qu'elle  fait  commettre.  —  Des  fautes 
qu'on  peut  pardonner;  des  fautes  impardonnables. 

Chapitre  IX.  -^  Réfutation  de  quelques  définitions  de 
l'injustice  :  erreur  d'Euripide.  L'injustice  qu'on  fait  est 
toujours  volontaire  ;  celle  qu'on  soufli^e  ne  l'est  réellement 

X 


xriu  SOMMAIRES 

jamais.  Réponse  à  quelques  objections.  Définition  plus 
complète  de  l'injustice. — On  ne  peut  pas  se  faire  d'injus- 
tice à  soi-même;  Glaucus  et  Diomède.  Dans  un  partage 
inique,  le  coupable  est  celui  qui  le  fait,  et  non  celui  qui 
l'accepte.  —  Des  devoirs  du  juge.  —  Difficulté  et  gran- 
deur de  la  justice.  Classe  spéciale  d'êtres  qui  peuvent  la 
pratiquer.  Elle  est  une  vertu  essentiellement  humaine. 

Chapitre  X.  —  De  l'honnêteté  :  ses  rapp(»*ta  et  ses 
différences  avec  la  justice.  L'honnêteté  est  dans  certains 
cas  au-dessus  de  la  justice  elle-même,  telle  que  la  loi  la 
détermine.  La  loi  doit  nécessairement  employer  des  for- 
mules générales,  qui  ne  peuvent  s'appliquer  à  tous  les 
cas  particuliers  ;  l'honnêteté  ou  l'équité  redresse  et  com- 
plète la  loi.  —  Définition  de  l'honnête  homme. 

Chapitre  XL  —  On  ne  peut  être  réellement  injuste 
envers  soi-même*  Du  suicide.  La  société  a  raison  de  le 
flétrir;  c'est  un  crime  envers  elle.  —  Il  vaut  mieux  souf- 
frir une  injustice  que  de  la,  commettre.  —  Explication  de 
cette  opinion,  qu'on  peut  être  injuste  envers  soi-même  : 
une  partie  de  l'âme  peut  être  injuste  envers  une  des 
autres  parties^  —  Fin  de  la  théorie  de  la  justice. 


LIVRE  SIXIÈME. 


THÉORIE   DES  VERTUS  INTELLECTUELLES. 


CHApriRE  L  — 'Des  vertus  intellectuelles.  Nécessité  de 


DES  CHAPITRES.  xix 

donner  plus  de  précision  aux  théories  précédentes  ;  insuf- 
fisance des  règles  générales.  —  Pour  bien  expliquer  les 
vertus  inteHectuelles,  il  faut  fsdre  une  étude  exacte  de 
Tâoie.  Dans  la  raiscm,  il  y  a  deux  parties  distinctes: 
Tune  qui  n'est  relative  qu'à  la  science  et  aux  principes 
étemels  et  immuables,  l'autre  qui  délibère  et  calcule  sur 
les  choses  contingentes,  lldles  divers,  dans  l'âme  de 
l'homme,  de  la  sensation,  de  l'intelligence  et  de  l'kwUnct; 
c'est  toujours  la  libre  préférence  de  l'âme,  éclairée  par  la 
raison,  qui  est  le  principe  du  mouevemnt.  La  préférence 
et  la  délibération  ne  s'appliquent  jamaâs  qu'à  l'aveulir. 

Chapitre  IL  —  L*âme  a  cinq  moyens  d'arriver  à  la 
vérité  :  l'art,  la  science,  la  prudence,  la  s£^esse  et  l'Intel-* 
ligence.  De  la  science  ;  définition  de  la  science  ;  ce  qu'on 
sait  ne  peut  être  autrement  qu'on  ne  le  sait;  l'objet  de  la 
science  est  nécessaire,  immuable,  étemel  ;  la  science  se 
fonde  sur  des  principes  indémcmtrables,  que  doone  l'in- 
duction, et  sur  lesquels  s'appuie  le  syllc^isme  pour  en 
tir^  une  conclusion ,  certaine ,  mais  moins  évidrate 
qu'eux.  —  Citations  des  Analytiques» 

Chapitre  IIL  —  De  l'art.  Définition  de  l'art  :  il  est  le 
résultat  de  la  faculté  de  produire  et  non  de  l'action  pro- 
prement dite;  il  ne  s'applique  qu'aux  choses  contin- 
gentes, et  qui  peuvent  être  ou  n'èlre  pas.  Il  est  dirigé  par 
la  raison  vraie  ;  l'inhat^leté  n'est  dirigée  que  par  une 
fausse  raison.  ^ 

Chapitre  IV.  —  De  la  prudence.  Définition  de  la 
pradence  ;  elle  ne  s'applique  qu'aux  choses  contingentes  ; 


it.r  SOMMAIRES 

se»  (liiïérences  avec  Fftit  et  la  science.  Exemple  de  Péri- 
clës.  Influences  fftcheuses  des  émotions  du  plaisir  et  de  la 
douleur  sur  la  prudence  et  sur  la  conduite  de  Thomme. 
^-  La  prudence,  une  fois  acquise,  ne  se  perd  plus. 

CHAPmiE  V.  —  De  la  science  et  de  rintelligence  :  Fin- 
telliçence,  F  entendement  est  la  faculté  qui  connaît  direc- 
tement les  principes  indémontrables.  —  La  sagesse  ou  la 
parfaite  habileté  doit  être  considérée  comme  le  plus  haut 
degré  de  la  science;  elle  s'élève  au-dessus  des  biens 
humains  et  des  intérêts  personnels  :  Phidias,  Polyclète; 
Anaxagore,  Thaïes.  —  La  prudence,  qui  est  essentielle- 
ment pratique,  dmi  surtout  connaître  les  détails  et  lea 
faits  particuliers. 

(«HAPiTRE  VI*  -^  Rapports  de  la  prudence  à  la  science 
politique  ;  elle  ne  concerne  que  1* individu,  et  règle,  comme 
il  convient,  ses  intérêts  personnels.  Uintérêt  de  l'individu 

ne  peut  être  séparé  de  celui  de  la  famille  et  de  ceM  de 
rÉtat.  -^  La  jeunesse  ne  peut  avoir  la  prudence,  qin  ne 
s'acquiert  que  par  une  longue  expérience.  —  La  prudence 
ne  peut  se  confondre  avec  la  science  ;  elle  se  rapproche 
davantage  de  la  sensation. 

CiHAPiTRE  VII.  —  De  la  délibération  :  caractère  de  la 
sage  délibération;  elle  diffëre  de  la  science;  elle  suppose 
toujours  une  recb^cbe  et  un  calcul  ;  elle  n'est  pa»  non 
])lus  un  hasard  ni  la  simple  opinion.  —  Définition  de  la 
sage  délibération  :  c'est  un  jugement  droit  appliqué  à 
ce  qui  est  vraiment  utile;  elle  peut  être  absolue,  ou 
spéciale. 


DES  CHAPITRES.  xxi 

Chapitre  VIII.  —  De  Vintelligence  ou  cO[n}A*éhen8ion^ 
et  de  riniotelligence.  L'inteUigence  ne  sa  confond  pas  avec 
la  science  ni  avec  l'opinion  ;  elle  s'applique  aux  môuies 
objets  (jue  la  prudence  ;  elle  se  manifeste  surtout  dan»  la 
rapidité  à  apprendre  et  à  comprendre  les  choses.  —  Du 
bon  sens. 

Chapitre  IX.  —  Toutes  les  vertus  intellectuelles 
tendent  au  même  but;  elles  s'appliquent  toutes  à  l'action  « 
c'est-à-dire,  aux  termes  inférieurs  et  derniers.  Elles  sont 
en  général  des  dons  de  la  nature,  et  (elles  ne  peuvent 
point  s'acquérir.  Elles  se  produisent  et  s'accroissent  avec 
l'âge.  7-  Importance  qu'il  faut  attacher  à  l'avis  des  per- 
sonnes expérimentées  et  des  vieillards. 

Chapitre  X.  —  De  l'utilité  pratique  des  vertus  intel- 
lectuelles. (iOmparaison  de  la  sagesse  et  de  la  prudence.. 
lia  sagesse  n'a  pas  pour  but  spécial  le  bonheur;  la  pru- 
dence éclaire  l'homme  sur  les  moyens  d'arriver  an 
bonheur  ;  mais  en  réalité  elle  ne  le  rend  pas  plus  hal^ile  à 
se  l'assurer.  La  sagesse  et  la  prudence  contribuent 
cependant  au  bonheur  de  l'homme,  ainsi  que  la  vertu  «  en 
assignant  un  louable  but  à  ses  efforts.  —  De  l'habileté 
dans  la  conduite  de  la  vie  ;  ses  rapports  à  la  prudence  ;  il 
n'y  a  pas  de  prudence  sans  vertu. 

Chapitre  XI.  —  Des  vertus  naturelles  :  les  vertus  que 
nous  tenons  de  la  nature  ne  sont  pas  à  proprement  parler 
des  vertus,  tant  que  nous  ne  les  avons  pas  éclairées  par  la 
raison  et  fortifiées  par  une  habitude  volontaire.  Théorie 
de  Socrate,  en  partie  vraie,  en  partie  fausse,  sur  la  nature 


^xii  SOaiMAlRËS 

de  la  vertu.  —  La  vertu  ne  peut  pas  se  confondre  avec  la 
raison;  msds  sans  raison^  il  n'y  a  pas  de  vertu.  La  pru- 
dence est  d'ailleurs  inférieure  à  la  si^sse,  et  ne  travaille 
que  pour  elle. 


LIVRE  SEPTIÈME. 


TUÉOBIfi  DE   L^INTEMPÉRAIfCE  ET  DU    PLAISIR. 


Chapitre  I.  —  Nouveau  sujet  d'études.  Le  vice,  Tin- 
tempérance  et  la  brutalité.  La  vertu  contraire  à  la  bruta- 
lité est  un  héroïsme  presque  divin  ;  mot  des  Spartiates. 
Méthode  à  suivre  dans  ces  nouvelles  recherches  :  d'abord 
exposer  les  faits  et  les  opinions  le  plus  généralement 
admises  ;  et  ensuite,  discuter  les  questions  controversées. 
—  De  la  tempérance  et  de  la  fermeté  atout  endurer;  opi- 
nion reçue  à  ce  sujet. 

Chapitre  IL  —  Explication  de  l'intempérance.  On  e^ 
intempérant  tout  en  sachant  qu'on  l'est.  —  Réfutation  de 
Socrate,  qui  soutient  qae  le  vice  n'est  jamais  que  le  résul- 
tat de  l'ignorance  ;  objections  contre  cette  théorie.  — 
Nuances  diverses  de  la  tempérance  et  de  l'intempérance, 
selon  les  cas.  Le  Néoptolème  de  Sophocle  ;  dangers  des 
sophismes.  —  De  l'intempérance  absolue  et  géniale.  -^ 
Fin  des  questions  préliminaii^es  sur  l'intempérance» 

Chaptire  m.  —  L'intempérant  sait-il  bien  la  faute 


DES  CHAPITRES.  xxiii 

qu'il  cooftinet  ?  L'intempérance  s'àpplique-t-^Ue  &  tout  ?  ou 
seolement  à  des  actes  d'nn  certain  ordre  ?  Éyidemment, 
la  faute  est  beaucoup  plus  grave  quand  on  s'en  rend 
conq>te  en  la  commettant.  —  Explication  de  Terreur  dans 
laquelle  tombe  l'intempérant;  il  peut  connaître  la  règle 
générale,  sans  la  connaître  et  l'appliquer  dans  le  cas  par- 
ticulier où  il  agit  —  Le  syllogisme  de  l'action  ;  l'intempé- 
rant ne  connaît  que  le  dernier  terme  et  ne  connaît  pas  le 
terme  universel.  —  Justification  définitive  des  théories 
de  Socrate,  qui  croit  que  l'homme  ne  fait  jamais  le  mal 
que  par  ignorance. 

Chapitke  IV.  —  Que  doit-on  entendre  par  l'intem- 
pérance prise  d'une  manière  absolue  ?  —  Espèces  diverses 
des  plaisirs  et  des  peines  ;  plaisirs  nécessaires  résultant 
des  besoins  du  coprs;  plaisirs  volontaires.  —  L'intem- 
pérance et  la  tempérance  concernent  surtout  les  jouis- 
sances corporelles.  —  Distinction  entre  les  désirs  qui  sont 
légitimes  et  louables,  et  ceux  qui  ne  le  sont  pas  ;  dans  les 
désirs  de  cette  première  espèce,  l'excès  seul  est  à  blâmer  : 
Niobé,  Satyrus.  —  L'intempérance  et  la  tenii^érance  cor- 
respondent à  la  débauche  et  à  la  sobriété.     ^ 

Chapitre  V.  —  Des  choses  qui  sont  naturellement 
agréables  et  de  celles  qui  le  deviennent  par  l'habitude  ; 
goûts  monstiieux  et  féroces  ;  exemples  divers  ;  goûts 
bizarres  et  maladifs.  On  ne  peut  pas  dire  que  ces  goûts 
soient  des  preuves  d'intempérance.  —  L'intempérance 
prise  exi  un  sens  absolu  est  l'opposé  de  la  sobriété. 

Chapitre  VI.  —  L'intempérance  en  fait  de  colère  est 


Jjie  SOMMAIRES 

moius  coupable  que  rintempérance  des  désirs.  Le  désir 
est  plus  dénué  de  raison  encore  que  la  colère.  Exemples 
divers.  —  Trois  classes  différentes  de  plaisirs  ;  la  candi  • 
tion  des  brutes  est  moins  basse  que  celle  de  l'homme 
dégradé  par  le  vice. 

Chapitre  VII.  —  Dispositions  diverses  des  individus 
relativement  à  la  tempérance  et  à  la  débauche.  —  Carac- 
tère propre  du  débauché  ;  sa  définition.  —  La  vidence  des 
désirs  rend  les  fautes  plus  excusables.  —  Définition  de  la 
mollesse.  —  L'intempérance  peut  avoir  deux  causes,  l'em- 
portement ou  la  mollesse  ;  différence  de  ces  deux  causes. 

Chapitre  VIII.  —t  Comparaison  de  l'intempérance  et 
de  l'esprit  de  débauche.  L'intempérance  est  moins  cou* 
pable  ;  elle  n'est  pas  réfléchie  *,  elle  est  intermittente.  La 
débauche  au  contraire  est  une  perversité  profonde  qui, 
en  faisant  le  mal,  ne  se  contraint  point  elle-même.  — 
Portrait  de  l'intempérant. 

Chapitre  IX.  -^  L'homme  tempérant  n'obéit  qu'à  la 
droite  raison.  —  L'entêtement  a  quelques  rapports  avec 
la  domination  de  soi-même  :  motifs  ordinaires  de  l'entête- 
ment. Du  changement  d'opinion;  on  peut  n'avoir  aussi 
pour  changer  d'opinions  que  de  louables  motifs  ;  exemple 
de  Néoptolème.  —  La  tempérance  se  trouve  entre  l'insen- 
sibilité, qui  repousse  les  plaisirs  les  plus  permis,  et  lu 
débauche,  qui  a  perdu  toute  domination  de  soi.  —  Kap- 
ports  de  la  tempérance  à  la  sobriété  ;  leurs  différences. 

Chapitre  X.  —  La  prudeiKe  et  l'intempérance  sont 


DES  CHAPITRtS.  xxv 

incompatibles.  —  Nouveau  portrait  de  rintempérant.  — 
L'intempérance  naturelle  est  plus  difficile  à  guérir  que 
l'intempérance  résultant  de  l'habitude.  —  Résumé  des 
théories  sur  l'intempérance. 

Chapitre  XL  —  Il  importe  au  philosophe  qui  étudie 
la  science  politique,  de  connaître  à  fond  la  nature  du 
plaisir  et  de  la  douleur.  —  I^  plaisir  est-il  un  bien  ?  Est- 
il  le  bien  suprême  ?  Arguments  en  sens  divers  sur  cette 
question.  —  Des  espèces  et  des  causes  du  plaisir.  Réponse 
aux  diverses  objections  faites  contre  le  plaisir.  Le  sage 
fuit  les  plaisirs  qui  ne  sont  pas  des  plaisirs  absolument, 
et  qui  sont  accompagnés  d'im  mélange  de  douleur. 

Chapitre  ^ïl.  -r-  Opinions  communes  sur  la  douleur 
et  le  plaisir,  que  l'on  confond  avec  le  mal  et  le  bien  : 
erreur  de  Speusippe.  —  Rapports  du  plaisir  et  du 
bonheur;  dangers  d'une  excessive  prospérité.  Le  bonheur 
est  le  développement  complet  de  toutes  nos  facultés  ;  et 
l'activité  est  elle-même  un  réel  plaisir. 

Chapitre  XIII.  —  Des  plaisirs  du  corps.  Fausses 
théories  sur  ce  sujet;  il  ne  faut  pas  proscrire  les  plaisirs 
du  corps  absoimnent  ;  mais  il  faut  les  restreindre  dans  les 
limites  où  ils  sont  nécessaires.  ^—  Cause  de  l'erreur  qui 
fait  prendre  les  plaisirs  du  corps  pour  les  seuls  plaisirs; 
ils  nous  consolent  souvent  de  nos  chagrins.  La  jemiesse. 
Les  tempéraments  mélancoliques.  —  Nature  de  Thomme, 
qui  a  besoin  de  changement  Dieu  seul  dans  sa  perfection 
ne  change  jamais.  Le  méchant  aime  à  changer  sans  cesse. 
—  Fin  de  la  théorie  du  plaisir. 


xjri  SOMMAIRES 


'*^^vsm 


LIVRE  HUITIÈME. 


THÉORIE  DE  L'AMITIÉ* 


Chapitre  L  —  De  Tamitié.  Ses  caractères  géniaux  ; 
elle  est  nécessaire  à  la  vie  de  rhomme  ;  son  importance 
individuelle ,  son  importance  politique.  —  L'amitié  est 
aussi  honoral>le  que  nécessaire.  —  Théories  diverses  sm 
l'amitié  et  l'amour.  Explications  physiques:  Euripide^ 
Heraclite^  Empédocle.  Il  ne  faut  étudier  l'amitié  et  l'a* 
mour  que  dans  l'homme. 

CHAprrR£  II.  —  De  l'objet  de  l'amitié.  Le  bien,  le 
plaisir  et  l'intérêt,  sont  les  trois  seules  causes  qui  peuvent 
provoquer  l'amitié.  —  Du  goût  que  l'on  éprouve  pour  les 
choses  inanimées.  —  Bienveillance  réciproque,  maifi  igno- 
rée. Pour  être  vraiment  amis,  il  faut  se  connaître  et  savoir 
directement  le  bien  qu'on  se  veut  l'un  à  l'autre. 

CuAPrrRE  III.  -^  L'amitié  revêt  la  nuance  des  motifs 
qui  l'inspirent  ;  die  est  comme  eux  de  trois  espëoes  : 
d'intérêt,  de  plaisir  et  de  vertu.  —  Fragilité  des  deux 
premières  d'espèces  d'amitié  ;  les  vieillards  n'aiment 
guères  que  par  intérêt  ;  et  les  jeunes  gens,  par  plaisir, 
amitiés  passagères  de  la  jeunesse.  —  L'amitié  par  vertu 
est  la  plus  parfaite  ei  la  plus  solide.  Mais  elle  est  la  phis 
rare  ;  elle  ne  se  forme  qu'avec  le  temps,  et  elle  dmt  être 
égale  de  part  et  d'autre. 


DES  CHAPITRES.  xxtti 

Chauthe'  IV.  —  Comparaison  des  trois  espèces  d'ami** 
liés.  —  Les  amitiés  par  intérêt  ne  durent  qu'autant  que 
Fintérèt  lui-même;  les  amitiés  par  plaisir  passent  en 
général  avec  Tâge;  l'amitié  par  vertu  est  la  seule  qui 
mérite  vraiment  le  nom  d'amitié  ;  elle  seule  résiste  à  la 
calomnie.  —  Les  autres  ne  sont  des  amitiés  que  parce 
qu'elles  ressemUeot  à  celle-là  sous  certains  rapports. 

CiupiTttE  V.  —  Il  faut,  pour  l'amitié,  comme  pour  la 

vertu^  distinguer  la  disposition  morale  »  et  l'acte  lui^ 

même.  On  peut  être  très-sincèrement  amis  sans  faire 

acte  d'amitié  :  effets  de  Tabsence.  —  Les  vieillards  et  les 

gens  d'un  caractère  nide  et  austère  sont  peu  portés  à 

l'amitié.  —  La  vie  commune  est  surtout  le  but  et  le  mgne 

de  la  véritable  amitié.  Éloignement  des  vieillards  et  des 

humoristes  pour  la  vie  commune  ;  leur  affection  peut  n'en 

être  pas  moins  réelle. 

% 
% 

Chapitre  VI.  —  La  véritable  amitié  ne  s'adresse  guère 
qu'à  um  seule  personne.  I^es  liaisons  très-nombreuses 
n'ont  rien  de  profond.  —  L'amitié  par  plaisir  se  raj>- 
proche  plus  de  la  véritable  que  l'amitié  par  intérêt  — 
Amitiés  des  gens  riches  :  leurs  amis  sont  très-divers  ;  la 
véritable  amitié  est  très-rare  pour  eux.  —  Résumé  sur  les 
deux  espèces  inférieures  d'amitié. 

CHAf iTR£  VIL  —  Des  amitiés  ou  affections  qui  s'at- 
tacbent  à  des  si^érieura  :  le  père  et  le  fils  ;  le  mari  et  la 
femme  ;  te  magistrat  et  les  citoyens.  —  Pour  que  l'amitié 
naisse  et  subsiste*  il  faut  que  la  distance  entre  les  per- 
sonnes ne  soit  pas  trop  grande  ;  rapport  des  hommes  aux 


a:xviu  SOMMAIRES 

Dieux.  —  Question  subtile  que  cette  coneidèration  fait 
soulever. 

Chapitre  VIII.  —  En  général,  on  préfère  être  eimé 
plutôt  que  d'aimer  soi-même  :  rôle  du  flatteur.  ' —  De  la 
cause  qui  fait  qu'on  recherche  la  considération  des  gens 
qui  ont  une  haute  position.  —  Exemple  de  Famour  ma-- 
ternel.  —  La  réciprocité  d*afl*ection  est  surtout  solide, 
quand  elle  est  fondée  sur  le  mérite  spécial  de  chacun  des 
axcàs  ;  liaison  entre  gens  inégaux.  —  Ridicule  des  amants. 
— Rapports  des  contraires;  ils  ne  tendent  pas  1* un  vers 
l'autre  ;  ils  tendent  au  juste  milieu. 

Chapitre  IX.  —  Rapports  de  la  justice  et  de  l'amitié 
sous  toutes  ses  formes.  — Lois  générales  des  associations, 
quelles  qu'elles  soient.  Toutes  les  associations  particu*- 
lières  ne  sont  que  des  parties  de  la  grande  association 
politique.  Chacun  dans  l'État  concourt  à  l'intérêt  com- 
mun, qui  est  le  but  de  l'association  générale.  —  Fêtes 
solennelles  ;  sacrifices  \  banquets  ;  origine  des  fêtes  sa- 
crées. 

Chapitre  X.  —  Considérations  générales  sur  les  di- 
verses formes  de  gouvernements  :  royauté,  aristocratie, 
timocratie  ou  république.  Déviation  de  ces  trois  formes  : 
la  tyrannie,  l'oligarchie,  la  démagogie.  —  Succession  des 
diverses  formes  politiques.  —  Comparaison  des  gouver- 
nements différents  avec  les  diverses  associations  que  pré- 
sente la  famille.  —  Rapports  du  père  aux  enfants  ;  pouvoir 
paternel  chez  les  Perses  ;  rapports  du  mari  à  la  femme  ; 
rapports  des  frères  entr'eux. 


DES  CHAPITRES,  xxir 

Chapitre  XI.  —  Sous  toutes  les  formes  de  gouvertie- 
nements,  les  sentiments  d'amitié  et  de  justice  sont  tou- 
jours en  rapport  les  uns  avec  les  autres.  —  Les  rois, 
pasteurs  des  peuples.  —  Bienfaits  de  l'association  pater- 
nelle. L'affection  du  mari  pour  la  femme  est  aristocra- 
tique ;  celle  des  frères  entr'eux  est  timocratique.  — ^  La 
tyrannie  est  la  forme  politique  où  il  y  a  le  moins  d'affection 
et  de  justice  ;  la  démocratie  est  celle  où  il  y  en  a  le  plus. 

Chapitre  XIL  —  Des  affections  de  famille.  —  De  la 
tendresse  des  parents  pour  leurs  enfants,  et  des  enfants 
pour  leurs  parents  ;  la  première  est  en  général  plus  vive 
que  l'autre.  —  Affection  des  frères  entr'eux  :  motifs  sur 
lesquels  elle  s'appuie.  —  Affection  conjugale  :  les  enfants 
sont  un  lien  de  plus  entre  les  époux.  — Rapports  généraux 
de  justice  entre  les  hommes. 

Chapitre  XIIL  —  I^s  plaintes  et  les  réclamations  ne 
sont  pas  à  craindre  dans  les  amitiés  par  vertu  ;  elles  sont 
plus  fréquentes  dans  les  amitiés  par  plaisir  ;  elles  se  pro- 
duisent surtout  dans  les  liaisons  par  intérêt.  —  Deux 
espèces  de  liaisons  d'intérêt  :  l'une  purement  morale, 
l'autre  légale.  —  Des  règles  à  suivre,  dans  la  juste  recon- 
naissance et  l'acquittement  des  dettes  ou  des  obligations 
qu'on  a  contractées.  —  L'étendue  d'un  service  doit-elle 
se  mesurer  sur  l'utilité  de  celui  qui  en  a  profité,  ou  sur  la 
générosité  de  celui  qui  l'a  rendu?  —  Sentiments  différents 
de  l'obligé  et  du  bienfaiteur.  —  Supériorité  des  amitiés 
par  vertu. 

Chapitre  XIV.  —  Des  dissentiments  dans  les  liaisons 


XXX  SOMMAIRES 

où  l'un  des  deux  est  sapérieur  à  l'autre.  Chacun  tite  de 
l'amitié  ce  qu'il  doit  en  retirer  ;  l'un,  l'homieiir  ;  l'autre, 
le  porofit.  —  Des  benneurs  publics.  —  Des  rapports  dans 
lesquels  il  est  impossible  à  rbooame  de  s'acquitter  plei- 
nement —  Vénération  envers  les  Dieux  et  envers  les 
parents.  —  Relations  du  père  et  du  fils. 


LIVRE  NEUVIÈME. 


TRéORIE  DE  L^AMITIÉ.  --*  SUITE. 


Chapitre  I.  —  Des  causes  de  mésintelligences  dans  les 
liaisons  où  les  amis  ne  sont  pas  égaux.  Des  mécomptes 
réciproques.  —  Est-ce  celui  qui  a  rendu  le  service  le  pre- 
mier, qui  doit  fixer  le  taux  de  la  r^unération?  Procédé 
de  Protagore  et  des  Sophistes.  —  Vénération  profonde 
qu'on  doit  avoir  pour  les  maîtres  qui  vous  ont  enseigné  la 
philosc^hie.  —  Lois  de  quelques  États  où  les  transactions 
volontaires  ne  peuvent  donner  ouverture  à  une  action 
judiciaire. 

Chapitre  IL  -^  Distinctions  et  limites  des  devoirs  et 
des  égards  selon  les  personnes.  Délicatesse  de  ces  ques- 
tions. Règles  générales  ;  exceptions  ;  cas  particuliers  ;  — 
Devoirs  envers  les  parents,  les  frères,  les  amis,  les 
concitoyens  ;  devoirs  envers  l'âge.  —  Nuances  à  observer 
dans  toute  la  conduite. 


DES  CHAPITRES.  xxxi 

Chapitre  III.  —  Rupture  des  amitiés.  Causes  diverses 
qui  peuvent  ramener.  On  ne  peut  se  plaindre  que  si  Ton 
a  été  trompé  par  une  affection  feinte.  —  Hypothèse  où 
Tun  des  amis  devient  vicieux;  il  ne  faut  rompre  que  si 
l'on  désespère  de  le  corriger.  —  Hypothèse  où  l'un  des 
amis  devient  plus  vertueux  ;  il  ne  doit  pas  rompre  abso^ 
himent,  et  il  doit  toujours  quelque  chose  au  souvenir  du 
passée 

Chapitre  IV.  —  L'amitié  qu'on  a  pour  les  autres  vient 
de  l'amitié  qu  on  a  pour  soi-même.  On  ne  peut  s'aimer 
qu'autant  qu'on  est  bon.  —  Portrait  de  l'honnête  homme; 
il  est  en  paix  avec  lui-même,  parce  qu'il  fait  le  bien 
exclusivement  en  vue  du  bien.  La  vie  est  pleine  de 
douceur  pour  lui.  —  Rapports  de  l'amitié  et  del'égotsme. 
Portrait  du  méchant  ;  ses  désordres  intérieurs  ;  discordes 
de  son  âme  ;  haine  de  la  vie  ;  horreur  de  soi-même.  —  Le 
suicide*  —  Avantages  de  la  vertu. 

Chapitre  Y.  —  De  la  bienveillance.  Elle  diffère  de  l'a-^ 
mité  et  de  Vinclinalion«  —  Elle  peut  s'adresser  à  des  in- 
connus,  et  elle  est  trës-superficielle.  —  Influence  décisive 
de  la  vue  sur  l'amitié  et  l'amour.  —  Conunent  la  bienveil- 
lance peut  devenir  de  l'amitié.  —  Motif  ordinaire  de  la 
bienveillance. 

Chapitre  VI.  —  De  la  concorde.  Elle  se  rapproche  de 
l'amitié.  —  Il  ne  faut  pas  la  confondre  avec  la  conformité 
d'o{ttnions.  —  Admirables  effets  de  la  concorde  dans  les 
Étais  ;  c'est  l'amitié  civile.  —  Effets  désastreux  des  dis- 
cordes :  Étéocle  et  Polynice.  —  La  concorde  suppose  tou- 


xxxii  SOMMAIRES 

jours  des  gens  de  bien.  Les  méchants  sont  perpétuelle- 
ment  en  désaccord,  à  cause  de  leur  égoïsme  sans  frein. 

Chapitre  VIL  —  Des  bienfaits.  Le  bienfaiteur  aime 
en  général  plus  que  Tobligé.  —  Explications  fausses 
de  ce  fait  étrange.  Mauvaise  comparaison  des  dettes; 
Épicharme.  Explication  particulière  d*Aristote.  —  Aiinour 
des  artistes  pour  leurs  œuvres;  amour  des  poètes  pour 
leurs  vers.  —  L'obligé  est  en  quelque  sorte  l'œuvre 
du  bienfaiteur.  —  Plaisir  actif  supérieur  au  plaisir 
passif.  —  On  se  plaît  au  bien  qu'on  fait  ;  on  aime  davan- 
tage ce  qui  coûte  de  la  peine.  —  Attachement  plus  vif 
des  mères  pour  leurs  enfants* 

Chapitre  VIIL  —  De  Tégoïsme  ou  amour  de  soi.  Le 
méchant  ne  pense  qu'à  lui-même  ;  l'homme  de  bien  ne 
pense  jamais  qu'à  bien  faire,  sans  considérer  son  propre 
intérêt.  —  Sophisme  pour  justifier  l'égoïsme.  Il  faut  bien 
distinguer  ce  qu'on  entend  par  ce  mot.  Égoïsme  blâ- 
mable et  vulgaire.  L' égoïsme  qui  consiste  à  être  plus 
vertueux  et  plus  désintéressé  que  tout  le  monde,  est  fort 
louable.  —  Dévouement  à  ses  amis,  à  sa  patrie  ;  dédain 
des  richesses.  Passion  excessive  pour  le  bien  et  pour  la 
gloire. 

Chapitre  IX.  —  A-t-on  besoin  d'amis  quand  on  est 
dans  le  bonheur?  Arguments  en  sens  divers.  —  A-t-on 
plus  besoin  d'amis  dans  le  malheur  que  dans  le  bonheur? 
—  L'homme  heureux  ne  peut  être  solitaire;  il  a  besoin 
de  faire  du  bien  à  ses  amis,  et  de  voir  leurs  actions  ver- 
tueuses :  Théognis  cité.  C'est  encore  agir  vertueusement 


DES  CHAPITRES.  xxxiii 

que  (le les  contempler  ;  se  sentir  agir  et  vivre  dans  ses  amîa 
est  un  très-vif  plaisir;  et  on  ne  Ta  que  dans  Tintiinité.  — 
L'hooiDie  heureux  doit  avoir  des  ami»  vertueux  comme  lui^ 

(«HAPïTRE  X.  —  Du  nombre  des  amis.  Pour  les  amis 
par  intérêt,  il  en  faut  peu  ;  car  on  ne  saurait  rendre  ser- 
vice à  tous  ;  pour  les  amis  de  plaisir,  un  petit  nombre 
suflit;  pour  les  amis  par  vertu,  il  n'en  faut  avoir  qu'au- 
tant qu'on  en  peut  aimer  intimement  ;  le  nombre  en  est 
ibrt  restreint.  —  L' amours  qui  est  l'excès  de  l'affectionf 
ne  s'adresse  qu'à  un  seul  être.  —  Les  amitiés  illustres  ne 
sont  jamais  qu'à  deux  ;  mais  on  peut  aimer  un  grand 
nombi'e  de  ses  concitoyens. 

C^HAPiTRE  XI.  —  Les  amis  sont-ils  plus  nécessaires  dans 
la  prospérité  ou  dans  le  malheur?  Raisons  dans  les  deux 
sens  :  la  présence  seul  des  amis  et  leur  sympathie  sou- 
lagent notre  peine  ;  elle  accroît  notre  bonheur.  —  N'ap- 
peler ses  amis  qu'avec  réserve^  quand  on  est  dans  le 
chagrin.  Aller  spontanément  vers  eux,  quand  ils  souffrent. 
—  Montrer  peu  d'empressement  à  leur  demander  service 
pour  soi-même ,  mais  ne  pas  refuser  obstinément.  — 
Résumé. 

Chapitre  XII.  —  Douceurs  de  l'intimité.  L'amitié  est 
comme  l'amour  ;  il  faut  toujours  se  voir.  —  Occupations 
communes  qui  servent  à  accroître  l'intimité.  —  Les  mé- 
chants se  con*ompent  mutuellement  —  Les  bon6  s'amé- 
liorent encore  par  leur  commerce  réciproque.  —  Fin  de 
la  théorie  de  l'amitié. 


y 


.TT.rip  SOMaiAIRES 


-^   I.T.  .^y  ^ 


LIVRE  DIXIÈME. 


DU   PLAISIR   ET  DU   VRAI   BONHEUR. 


Chapitre  I.  —  Du  plaisir.  C'est  le  sentiment  le  mieux 
approprié  à  resi)èce  humaine  ;  immense  importance  du 
plaisir  dans  l'éducation  et  dans  la  vie,  — Théories  con- 
traires sur  le  plaisir  ;  tantôt  on  en  fait  un  bien  ;  tantôt  on 
en  fait  un  mal.  —  Utilité  de  faire  accéder  ses  maxhnes  et 
sa  conduite. 

CHAprmE  IL  —  Examen  des  théories  antérieures  sur  la 
nature  du  plaisir.  Eudoxe  en  faisait  le  souverain  bien, 
parce  que  tous  les  êtres  le  recherchent  et  le  désirent. 
Eudoxe  appuyait  ses  théories  par  la  parfaite  sagesse  de  sa 
conduite.  —  Argument  tiré  de  la  nature  de  la  douleur  ; 
tous  les  êtres  la  fuient.  —  Opinion  de  Platon.  —  Soteitioti 
particulière  d' Aristote. — Ce  que  tous  les  êtres  recherchent 
doit  être  un  bien.  —  L'argument  tiré  du  contraire  n'e»t 
pas  bon,  parce  que  le  mal  peut  être  le  contraire  d'un 
autre  mal.—  Réfutation  de  quelques  autres  arguments. — 
Le  plaisir  n'est  pas  une  simple  qualité  ;  il  n'est  pas  nom 
plus  un  mouvement  ;  ce  n'est  pas  davantage  la  satisfaction 
d'un  besoin.  —  Des  plaisirs  honteux  ne  sont  pas  de  vrais 
plaisirs.  —  Indication  de  quelques  solutions.  —  Réswié  : 
le  plaisir  n'est  pas  le  souverain  bien;  11  y  A  des  ptetsim 
désirables. 


DES  CHAPITRES.  x^xr 

^HAiKïHE  IIL  —  Théorie  nouvelle  du  plaisir.  Réfuta- 
tions de  qiidqneâ  antres  théorises  aAtérieares  ;  le  plaisij* 
n'«8t  ni  un  mouvement  oi  une  génération  successive.  — 
Espèces  différentes  du  mouvement.  Tous  les  mouvements , 
en  général  sont  incomplets,  et  ne  sont  jamais  parfaits  à 
un  moment  qoekonque  de  la  durée.  —  Le  plaisir  est  un 
tout  indivisible,  à  quelque  instant  de  k  durée  qu*on  i'ob- 
serve. 

CHAPfTKE  IV.  —  Suite  de  la  théorie  du  plaisir.  L'acle 
le  plus  complet  est  celui  qui  se  fait  dans  les  meilleures 
conditions.  —  Le  plaisir  complète  et  achève  l'acte,  quand 
Têtre  qui  sent,  et  l'objet  senti,  sont  dans  les  conditions 
voulues.  —  Le  plaisir  ne  peut  pas  être  continuel  plus 
que  la  peina;  faiblesse  humaine.  —  Plaisir  île  la  nou- 
veauté. —  L'homme  aime  le  plaisir,  parce  qu'il  aime  la 
vie..  Liaison  étroite  du  plaisir  et  de  la  vie. 

Chapitre  V.  —  De  la  différence  des  plaisirs.  Elle  vient 
de  la  différences  des  actes.  —  On  réussit  d'autant  mieux 
qu'on  a  plus  de  plaisir  à  fiôre  les  choses*  *^  Les  plai- 
sirs propres  aux  choses^  les  plaisirs  étrangers  ;  les  uns 
troublent  les  autres,  parce  qu'on  ne  peut  bien  faire  deux 
choses  à  k  fois.  Exemple  des  spectateurs  au  théâtre  et 
teurs  distractions.  —  Plaisirs  xie  la  pensée,  plaisirs  des 
sens.  —  Le  plaisir  varie  suivant  les  êtres,  et  même  d'in- 
dividu à  individu  dans  une  méane  espèce.  —  C'est  la 
vertu  qui  doit^ètre  la  mesum  des;  plaisirs. 

Chapitre  VI.  —  Récapitulation  rapide  de  la  théorie 
sur'  lé  bonheur.  U  n'est,  pas  une  simple  manière  d'être. 


XTJ-n  SOiMMAIRES 

irest  \m  act6  libre  et  indépendant,  sans  aatre  bat  que 
hii-même,  et  confoime  à  la  vertu.  —  ha  bonhear  ne  peut 
être  eonfondii  avec  les  amusements  et  les  plaisirs  ;  ramo- 
sèment  ne  peut  être  le  but  de  la  vie  :  les  enfants,  les 
tyrans.  —  Maxime  excellente  d'Anacharsis.  —  Le  diver- 
tissement n'est  qu'un  repos  et  une  préparation  au  travail. 
—  ï^e  bonheur  est  extrêmement  sérieux. 

Chapitre  VIL  —  Suite  de  la  récapitulation  des  théories 
sur  le  bonheur.  L*acte  de  l'entendement  constitue  l'acte 
le  plus  conforme  à  la  vertu,  et  par  suite  le  plus  heureux  ; 
il  peut  être  le  plus  continuel.  —  Plaisirs  admirables  de  la 
philosophie.  —  Indépendance  absolue  de  rentendement 
et  de  la  science  ;  il  est  à  lui-même  son  propre  but  ;  calme 
et  paix  profonde  de  l'entendement.  Troubles  de*la  poli- 
tique et  de  la  guerre.  L'entendement  est  un  piîncipe  divin 
dans  l'homme.  ^—  Supériorité  infinie  de  ce  principe; 
grandeur  de  l'homme  ;  le  bonheur  est  dans  l'exercice  de 
r  intelligence. 

Chapitre  VIII.  —  Le  second  degré  du  bonheur,  c'est 
l'exercice  de  la  vertu,  autre  que  la  sagesse.  La  vertu  mo- 
mie tient  parfois  aux  qualités  physiques  du  corps  et  s'allie 
fort  bien  à  là  prudence.  —  Supériorité  du  bonheur  intel- 
lectuel. 11  ne  dépend  presqu'en  rien  des  choses  exté- 
rieures. —  La  vertu  consiste  à  la  fois  dans  T  intention  et 
dans  les  actes.  —  Le  parfait  bonheur  est  un  acte  de  pure 
contemplation.  Exemple  des  Dieux.  C'est  leur  faire  injure 
que  de  leur  supposer  une  autre  activité  que  celle  de  la 
pensée.  —  Exemple  contraire  des  animaux  ;  ils  n'ont  pas 
de  bonheur,  parce  qu'ils  ne  pensent  point.  —  Le  bonheur 


DES  CHAPITRES.  j'.ij:rii 

est  en  proportion  de  la  pensée  et  de  la  contemplation. 
Chapitre  IX.  —  Le  bonheur  suppose  un  certain  bien- 
être  extérieur  ;  mais  ce  bien-être  est  très-limité.  —  La 
position  la  plus  modeste  n'empêche  ni  la  vertu  ni  le 
bonheur.  —  Opinion  de  Selon;  opinion  d'Anaxagore.  Il 
ne  faut  croire  les  théories  que  quand  elles  s'accordent 
avec  les  faits.  —  Grandeur  du  sage;  il  est  Tami  des 
Dieux  ;  il  est  le  seul  heureux. 

Chapitre  X.  —  Impuissance  des  théories;  importance 
de  la  pratique;  opinion  de  Théognis.  —  La  raison  ne 
parle  qu'au  petit  nombre.  Les  multitudes  ne  peuvent  être 
conduites  et  corrigées  que  par  la  crainte  des  châtiments. 
—  Influence  de  la  nature;  nécessité  d!une  bonne  édu- 
cation; elle  ne  peut  être  réglée  que  par  la  loi.  Sages 
conseils  donnés  au  législateur  par  Platon.  —  Emploi 
simultané  de  la  pratique  et  de  |a  force.  La  loi  seule  a  la 
puissance  de  commander  efBcacement.  —  Éducation 
publique  ;  éducation  particulière  ;  utilités  des  règles  géné- 
rales et  de  la  science  ;  l'expérience.  —  Rôle  admirable  du 
législateur.  —  Métier  peu  utile  et  peu  honorable  des 
sophistes  qui  enseignent  la  politique.  E)le  est  indispen- 
sable. Les  études  théoriques  sur  les  constitutions  peuvent 
être  de  quelque  utilité.  —  Recueil  des  Constitutions,  — 
Liaison  de  la  politique  à  la  morale  ;  annonce  de  h  Poli- 
tique d' Aristote,  faisant  suite  à  sa  Morale. 


Li  GRANDE  MORALE 


LIVRE  PHEiMIER. 


Chapitres  I.  —  De  la  nature  de  la  Morale.  .£)Ue  fait 
partie  dç  la  politique.  —  11  faut  étudier  la  vertu  siu*tout 
à  un  point  de  vue  pratique,  aiin  de  la  cotinattre  et  de  Tac- 
quérir.  —  Travaux  antérieurs  :  Pythagore,  Socrate, 
Platon  ;  défauts  de  leurs  théories.  L'auteur  essaiera  de  les 
xooipléter.  —  Principes  généraux  sur  le  bien.  La  poli- 
tique,  qui  est  le  premier  des  arts,  doit  étudier  le  blep 
applicable  à  rhomme.  De  l'idée  du  bien.  Du  bien  réel  et 
commun  dans  les  choses.  —  Rôle  de  la  définition  et  de 
rinduction  dans  cette  étude,  —  La  politique  et  la  morale 
n'ont  point  à  s'occuper  de  l'idée  absolue  du  bien.  Le  bien 
est  dans  toutes  les  catégories,  et  chaque  bien. spécial  est 
l'objet  d'un  art  spécial.  —  Erreur  de  Socrate  qui  prenait 
la  vertu  pour  une  science. 

Chapitre  IL  —  Division  ordinaire  des  biens  :  bien^ 
précij^ux  et  honorables  ;  biens  louables  ;  biens  qui  ne  sont 
qu'en  puissance;  biens  conservatifs ;  biens  désirable 
{Mirtout  et  toujours  ;  biens  qui  sont  des  fins  ;  biens  qui  ne 
^ont  pas  des  fins.  —  De  la  méthode  à  suivre  pour  étudier 


xl  SOMMAIRES 

* 

le  bien  suprême,  —  Difficulté  et  incertitude  de  cette  re- 
cherche. 

Chapitre  III.  —  Autre  division  des  biens  :  biens  de 
Tâme;  biens  du  corps;  biens  extérieurs.  —  La  fin  est 
toujours  double.  —  L'usage  et  la  simple  possession.  — 
L'acte  est  supérieur  à  la  faculté. 

CuAPrrRe  IV.  —  La  vertu  est  dans  Tâme,  et  c'est  Tàine 
qui  constitue  l'homme  essentiellement.  —  Définition  du 
bonheur.  Ses  conditions  nécessaires  en  lui-même,  et  dans 
les  êtres  qui  peuvent  le  posséder.  —  Le  bonheur  consiste 
surtout  dans  l'acte.  —  Digression  sur  les  facultés  diverse 
de  l'âme,  et  spécialement  sur  la  faculté  nutritive. 

Chapitre  V.  —  Division  de  l'âme  en  deux  parties  : 
Tune,  raisonnable  ;  l'autre,  irrationnelle.  Vertus  de  l'une  et 
de  l'autre.  —  L'excès,  soit  en  plus,  soit  en  moins,  détruit 
la  vertu.  Exemples  divers.  Exemple  spécial  du  courage, 

CHAPrrRE  VL  —  De  }*rn||uppce  du  plaisir  et  de  la  dou- 
leur sûr  la  vertu.  —  De  l'influence  de  l'habitude.  —  La 
morale  tire  son  nom  de  l'habitude,  dans  la  langue  grecque. 

Chapitre  VIL  —  Des  divers  phénomènes  de  rânic  : 
les  affections,  les  facultés,  les  dispositions.  —  Définition 
de  ces  trois  choses.  —  La  bonne  disposition  est  également 
éloignée  de  l'excès  en  plus  et  du  défaut  en  moins.  — 
Exemples  divers. 

Chapitre  VIII.  —  Des  dispositions  :  bonnes,  elles  sont 


DES  CHAPITRES.  itli 

dans  une  sorte  de  milieu;  mauvaiseï^^  elles  sont  dans 
Texcës  ou  dans  le  défaut.  ~  Objections  sur  les  biens  qui 
ne  sont  ni  dans  le  défaut  ni  dans  l'excès.  —  Réfutation  de 
cette  objection. 

Chapitbe  IX.  -^  I^  contraire  du  milieu,  qui  est  k 
vertu,  est  tantôt  le  défaut,  tantôt  l'excès.  Exemples 
divers  et  opposés,  —  Les  deux  extrêmes  peuvent  être 
contraires  au  milieu.  —  Deux  méthodes  pour  distinguer 
le  contraire.  Voir  quel  est  le  contraire  le  plus  éloigné. 
Voir  aux  penehanta  naturels.  —  pifficulté  et  mérite  de  la 
vertu. 

Chapitre  X,  —  La  vertu  dépend  de  Thomme  ;  elle  est 
volontaire,  ainsi  que  le  vice.  —  Erreur  de  Socrate.  —  Les 
législations,  l'estime  et  le  mépris  des  hmnmes  prouvent 
que  la  vertu  dépend  de  notre  libre  arbitre.  —  Autres 
preuves  à  l'appui  de  cette  théorie.  —  L'homme,  comme 
le  reste  de  la  nature,  a  la  force  de  produire  certaines 
choses  et  certains  actes.  Ces  actes  changent,  et  avec  eux 
changent  aussi  les  principes  par  lesquels  l'homme  les 
produit  :  la  volonté,  la  détermination.  —  La  liberté  dans 
l'homme  est  incqntestable. 

Chapitre  XL  —  Théorie  de  la  liberté  dans  Thomme, 
—  Définition  de  l'acte  volontaire  et  libre.  —  Trois 
espèces  d'appétits.  —  Le  plaisir  est  la  suite  de  tout  ce 
qu'on  fait  par  désir  ;  la  douleur,  de  tout  ce  qu'on  fait 
par  nécessité.  —  Objection  à  cette  théorie.  —  L'intem- 
pérance, dit-on,  est  involontaire.  Réfutation  de  cette 
théorie. 


xlii  SOMIIAI&BS 

Chahtrc  XIL  —  Suite  de  ]a  réfutatioa  précéifente.  — 
Antre  objection  pour  prouver  que  TmÉemp^aoee  est 
Involontaire.  Cette  objection  s'â{>plique  aux  acte»  de  la 
colère  et  à  ceux  de  la  volonté,  comme  à  ceux  du  diêsirv  — 
Réfutation  de  cette  seconde  objection.  Le  mépris  qu*on  a 
pour  l'inteaspérant^  i^rouve  bien  qu'il  agit  volontaire- 
ment^ 

Chapitre  XIII.  —  Définition  de  la  violenoe  ou  foive  : 
elle  peut  agir  sur  les  êtres  ammés,  toi^  aussi  bien  que  sm 
les  êtres  ioanin^s.  Il  y  a  violence  Umtea  les.  fcûsque  la 
cause  qui  fait  agir  est  extérieure  aux  êtres  qu  elle  nient.  Il 
n'y  a  plus  violence  quand  la  cause  est  dans  les  êtres 
eux-mêmes^. 

Chapitre  XIV*  --^  Définition  des  idées  de  nécessité 
et  de  nécessaire.  —  Exemples  divers. 

Chapitre  XV. . —  De  l'acte  volwtaire  :  c'est  l'inteflh 
tien  qui  en  fait  toute  l'importance.  —  Exemple  de  la 
fen^me  qui  en^poisoime  son  amant  dans  un  philtre,  en 
Taulant  s'en  faire  aimer. 

Chapitre  XVI.  —  La  préférence  réfléchie  ne  se  con- 
fond, ni  avec  l'appétit,  ni  avec  la  volonté,  ni  même  avec 
la  pensée.  Elle  est  la  combinaison  de  plusieurs  facultés.  — 
Définition  de  la  préférence  :  eUe  ne  s'applique  qu'aux 
moyens  et  non  au  but  ;  elle  suppose  une  délibération 
antérieure  de  T intelligence.  —  L'acte  volontaire  doit  se 
distinguer  de  l'acte  de  préférence  ^  de  préméditation.  — 
Exemple  de  quelques  législateurs  qui  ont  fait  cette  dis- 


DBS  CHAPITRES.  sotiii 

4;înction.  —  Un'y  a  de  préférence  poBdibl^  que  dans  les 
choses  où  rhoinme  agit  La  préférence  n'a  pas  de  place 
dans  la  science.  Elle  a  lien  dans  l'actitm,  parce  que 
riiomme  peut  s'y  tromper  en  deux  sens  :  ou  par  excès, 
ou  par  défaut. 

(iHAPiTRE  XVII.  —  Suite  de  la  théorie  précédente.  — 
r^  sensilÂlité  ne  délibère  pas,  parce  que  tous  ses  actes 
sont  spéciaux  et  déterminés.  —  De  Tobjet  que  poursuit 
la  vertu  :  c'est  le  but  lui-mêxne,  et  non  les  moyens  qui 
peuvent  y  mener. 

Chapitre  XVIII.  —  La  véritable  fin  de  la  vertu,  c'est 
le  bien  ;  mais  il  faut  entendre  le  bien  pratique  et  réel.  — 
On  ne  peut  juger  les  hommes  que  sur  les  actes  et  noty 
sur  les  intentions.  —  Théorie  des  milieux  dans  les  pas^ 
sions. 

Chapitre  XIX. — Du  courage  :  il  se  rapporte  à  la  penr^ 
ou  au  sang-froid  dans  certains  cas. — ^  Portrait  de  l'homme 
courageux.  On  ne  peut  pas  dire  que  les  soldats  soient  cou- 
rageux ;  c'est  par  habitude  qu'ils  bravent  le  danger  et 
avec  certaines  conditions.  —  Erreur  de  Socrate,  qui  dû 
courage  fait  une  science.  —  On  n'est  pas  courageux, 
quand  la  fermeté  que  Ton  montre  vient  de  l'ignorance  dû 
danger,  ou  d*une  passion  qui  emporte.  —  Du  courage 
social  :  Homère  cité.  —  Ce  n'est  pas  encore  le  vrai  cou- 
rage que  celui  qui  vient  de  l'espérance  ou  du  désir.  — 
Définition  du  véritable  courage: 

Chaph're  XX.   —  De  la  tempérance.   —  Définition  : 


:rlh  iSOMMAlRES 

c'est  le  milieu  entre  la  licence  et  T insensibilité  dans  tes 
plaisirs  des  deux  sens  du  toucher  et  du  goût  exclusive- 
ment. —  L'homme  seul  peut  être  tempérant,  parce  qu'il 
est  le  seul  être  cpii  soit  doué  de  raison. 

CHAPITRE  XXL  —  De  la  douceur  :  c'est  le  milieu 
entre  l'irascibilité,  et  l'indifférence,  qui  reste  impassible. 
—  Les  deux  extrêmes  sont  également  blâmaUes.  —  Il  n'y 
a  que  le  milieu  qui  mérite  nos  louanges. 

Chapitre  XXIL  —  De  la  libéralité  :  elle  est  le  milieu 
entre  la  prodigalité  et  l'avarice.  Ces  deux  excès  sont  blâ- 
mables; le  milieu  seul  est  digne  de  louanges.  —  Espèces 
diverses  de  l'avarice.  L'homme  libéral  ne  doit  pas  s'occu- 
per d'amasser  de  l'argent  et  de  faire  fortune. 

Chapitre  XXIIL  —  De  la  grandeur  d'âme  :  elle  est  le 
milieu  entre  l'insolence  et  la  bassesse.  —  Le  magnanime 
n'ambitionne  que  l'estime  et  la  considération  des  honnêtes 
gens.  —  Définition  du  magnanime. 

Chapitre  XXIV.  —  De  la  magnificence  :  elle  est  un 
milieu  entre  l'ostentation  et  la  mesquinerie.  Elle  se  rap- 
porte à  la  manière  de  dépenser  convenablement,  ^elon  les 
temps,  les  lieux  et  les  choses.  —  Le  faste.  —  La  mesqui- 
nerie. —  Définition  de  la  véritable  magnificence. 

Chapitre  XXV.  —  De  l'indignation  qu'inspire  le  ç;en- 
tiraent  de  la  justice.  Elle  tient  le  milieu  entre  l'envie,  qui 
se  désole  du  bonheur  des  autres,  et  la  malveillance,  qui  se 
réjouit  de  leurs  maux. 


DES  CHAPITRES.  tIv 

Chapithe  XXVI.  —  De  la  dignité  et  du  respect  de  soi 
dans  les  rapports  de  société.  Elle  tient  le  milieu  entre 
Tarrogance,  qui  n'est  contente  que  d'elle  même,  et  la  com- 
plaisance, qui  recherche  tout  le  monde. 

(iHAPrtRE  XXVII.  —  De  la  modestie  :  elle  tient  le 
milieu  entre  l'impudence,  qui  se  permet  tout,  et  la  timi«- 
dite,  que  tout  embarrasse. 

Chapitre  XXVIII.  —  De  l'amabilité  :  elle  est  le  milieu 
entre  la  bouffonnerie,  qui  plaisante  de  tout  et  constam** 
ment,  et  la  rusticité,  qui  ne  plaisante  jamais  et  qui  se 
blesse  aisément  La  véritable  amabilité  se  prête  facilement 
à  lancer  des  plabanteries  et  à  en  recevoir. 

CHAPrrRE  XXIX.  —  De  la  bienveillance  :  elle  est  1© 
milieu  entre  la  flatterie  et  Fbo$tilité.  La  flatterie  exagère 
les  choses  ;  l'hostilité  les  diminue.  L'amitié  bienveillante 
les  dit  comme  elles  sont. 

Chapitre  XXX.  —  De  la  véracité  :  elle  est  le  milieu 
entre  la  fanfaronnerie  et  la  dissimulation.  —  Caractère  de 
l'homme  véridique. 

Chapitre  XXXI.  —  De  la  justice.  —  Il  y  a  plusieurs 
espèces  de  juste  :  le  juste  suivant  la  loi  et  le  juste  suivant 
la  nature  ;  le  juste  qui  ne  se  rapporte  qu'à  l'individu  ;  le 
juste  qui  se  rapporte  aux  anti'es.  Le  juste  relatif  aux 
autres  est  un  milieu,  puisqu'il  consiste  dans  l'égalité. 
—  L'égalité,  pour  être  raisonnable,  doit*être  proportion- 
nelle ;  Platon.  C'est  l'égalité  proportionnelle  qui  maintient 


xtri  80MM\IRE8 

les  sociétés  en  ménageiuit  les  iatérêts.  —  Digression  sur 
l'intervention  et  le  rôle  nécessaire  de  la  nionnaie  dans  les 
transactions  sociales.  —  Limites  du  talicw.  Erreur  des 
Pythagoriciens.  —  La  justice  pcditique  est  celle  qu'on 
doit  surtout  étudier  ici.  Il  n'y  a  pas  de  rapport  de  justice 
des  enfants  au  p^  ;  de  l'esclave,  au  maitre.  —  Associa- 
tion conjugale  :  la  femme  est  presque  l'égale  du  marL  — 
Le  juste  suivant  la  loi  et  le  juste  sdon  la  nature  ne 
doivent  jamais  être  confondus.  Le  juste  par  nature  ne 
change  pas  comme  le  juste  légsd.  —  (laractëre  essende! 
de  l'injustice  :  participation  nécessaire  d*une  volonté 
éclairée  ;  ignorance  innocente  ;  ignorance  coupable.  — 
PeutH>n  faire  une  injustice  contre  soi-même  7  Arguments 
pour  et  contre.  —  On  ne  peut  être  coupable  envers  soi. 
—  L'intempérant.  Explication  de  cette  contradiction  appa- 
rente. Il  y  a  plusieurs  parties  dans  l'âme,  meilleures  ou 
pires  ;  et  l'une  peut  être  injuste  à  l'égard  de  l'autre. 

Chapitre  XXXII.  —  De  la  raison.  Il  faut  dire  jwécisé-. 
ment  ce  qu'elle  est,  pour  rendre  utiles  et  pratiques  toutes 
les  théories  et  les  conseils  sur  la  vertu»  —  Analyse  des 
diverses  parties  de  l'âme.  —  Analyse  des  diverses  facultés 
qui  nous  découvrent  la  vérité  :  science^  prudence,  enten- 
ment,  sagesse  et  conjecture.  —  Caractères  différents  de 
ces  facultés.  —  Comparaison  de  la  prudence  et  de  la 
sagesse.  —  La  prudence  et  la  sagesse  sont  toutes  dea\ 
des  vertus.  —  De  l'habileté.  Elle  est  une  partie  de  la  pnv- 
deoce.  —  De  l'adresse.  Objet  spécial  de  l'adresse.  —  La 
nature  a  sa  part  dans  la  vertu  ;  elle  nous  pousse  instinc- 
tivement à  des  actes  estimables,  et  en  général,  au  bien»— - 
La  raison  a  sa  part  aussi  dans  la  vertu*  —  Socrate  a  eu 


DKS  CHAPITRES.  i^lrii 

tort  de  confondre  la  vertu  et  la  raisofl.  Il  faut,  pour  que 
la  vertu  soit  complète,  réunir  la  nature  à  la  raison.  — 
Relation  de  la  prudence  aux  autres  vertus  et  aux  diverses 
parties  de  Tàoie.  Elle  est  comme  1*  intendant  de  la  sa* 
gesse. 


LIVRE  DEUXIÈME. 


Chapitre  h  De  rhonnêteté.  Elle  consiste  surtout  à  ne 
point  user  de  ses  droits  légaux  dans  toute  leur  étendue. 
■^  L'honnêteté  doit  suppléer  dans  tes  cas  particuliers  à 
rimpuissance  du  législateur,  qui  ne  dispose  jamais  quo 
d'une  façon  générale. 

Chapitre  IL  —  De  Téquité,  qui  juge  sainement  das 
droits  que  la  loi  n'a  pu  régler.  Rapport  de  l'équité  à 
l'iionnèteté. 

CiuPiTRfi  UL  —  Du  bon  sens.  Il  est  inséparable  de  la 
prudence.  —  Quand  on  réussit,  sans  que  ]a  raison  ait 
présidé  au  succès,  ce  n'est  plus  du  bon  sens  ;  ce  n'est  que 
du  bonheur. 

Chapitre  IV.  — Digression  sur  les  devoirs  de  politesse, 
et  leur  rappoi't  à  la  justice. 

CHAPiTRfi  V.  —  Questions  diverses.  L'homiue  injuste 


xlvui  SOMMAIRES 

sait-il  réellement  discerner  le  bien  et  le  ;nal  ?  11  ne  connaît 
le  bien  que  d'une  manière  générale  ;  il  ne  connaît  pas  son 
bien  particulier.  —  L'injustice  est-^Ue  possible  contre  le 
mécbant  ?  Et  n'est-ce  pas  lui  rendre  service  que  de  le 
dépouiller  du  bien  qu'il  emploie  mal  ?  Exemples  des 
législateurs,  qui  n'accordent  pas  à  tous  les  citoyens,  sans 
distinction,  les  droits  politiques.  —  Doit-on  préférer  le 
courage  à  l'injustice  ?  Ou  au  contraire  ?  —  Théorie  géné- 
rale de  l'instinct  du  bien  et  de  la  vertu  réfléchie.  — 
L'excès  de  vertu  peut-il  être  nuisible  à  l'homme  ? 

Chapitre  VI.  —  Indication  des  théories  nouvelles  sur 
la  tempérance  et  l'intempérance,  et  sur  la  brutalité. 

Chapitre  VIL  —  De  la  brutalité.  Elle  est  en  dehors  de 
l'humanité,  comme  son  nom  l'indique.  —  La  vertu  qui 
lui  est  opposée  n'a  pas  de  nom,  parce  qu'elle  n'appar- 
tient pas  à  l'homme,  et  qu'elle  est  digne  des  héros  ou  des 
Dieux. 

Chapitre  VIIL  —  De  la  tempérance.  Théories  anté- 
rieures. —  Erreur  de  Socrate.  —  Questions  diverses.  — 
L'intempérant  sait-il  ce  qu'il  fait?  —  Le  sage  qui  n'a  pas 
de  mauvais  désii-s,  est-il  réellement  tempérant?  A  quel 
ordre  de  choses  se  rapportent  spécialement  la  tempérance 
et  l'intempérance  ?  —  Solution  de  ces  questions.  —  Hera- 
clite. —  L'intempérant  a  la  science  générale  du  mal  qu'il 
fait  ;  mais  il  n'en  a  pas  la  science  particulière.  —  Confir- 
mation tirée  d^i  Syllogisme  et  des  Analytiques.  L'intem- 
pérance se  rapporte  surtout,  dans  les  plaisirs  du  corps,  à 
ceux  du  toucher  et  du  goût.  —  Autres  intempérances,  de 


DES  CHAPITRES.  allt 

la  colère,  des  richesses,  des  honneurs*  —  Ownparaîson 
de  la  patience  et  de  Tin  tempérance.  • —  Du  débauché  et 
de  l'intempérant.  —  De  l'intempérance  et  de  la  brutalité. 
— De  l'intempérance  spontanée  et  de  l'intempérance  réflé- 
chie. —  Du  tempérant  et  du  sage. 

Chapitre  IX.  —  Du  plaisir.  L'étude  du  plaisir  se  rat- 
tache étroitement  à  l'étude  du  bonheur.  —  Théories 
diverses  qui  nient  que  le  plaisir  soit  un  bien.  Énuméra-' 
tion  des  arguments  sur  lesquels  ces  théories  s'appuient. 
Réfutation  de  ces  arguments.  —  Le  plaisir  n'est  pas  une 
génération.  —  Le  plaisir  n'est  pas  à  condamner  d'unie 
manière  absolue,  parce  qu'il  y  a  des  plaisirs  mauvais.  Il 
faut  en  conclure  seulement  qu'il  y  a  des  plaisirs  de  diffé- 
rentes espèces.  Le  plaisir  n'est  pas  un  mal,  parce 
que  tous  les  êtres  le  recherchent.  —  Le  plaisir,  loin 
d'être  un  obstacle  à  l'activité,  l'exdte  au  contraire  très** 
souvent.  —  Le  plaisir  n'est  pas  le  bien  suprême  ;  mais  il 
n'en  est  pas  moins  un  bien<  —  La  raison  n'est  pas  seule  à 
nous  guider  à  la  vertu  ;  ce  qui  nous  y  porte  d'abord,  c'est 
une  force  instinctive.  La  raison  ne  vient  qu'en  second 
lieu  affermir  et  éclairer  l'impulsion  naturelle  qui  nous 
pousse  au  bien. 

Chapitre  X.  —  De  la  fortune  ou  prospérité.  Cette 
question  se  rattache  à  celle  du  bonheur.  —  Définition  de 
la  fortune,  qui  se  confond  avec  le  hasard  ;  elle  est  complè- 
tement distincte  de-  l'intelligence,  de  la  raison,  et  de  la 
science  ;  elle  n'est  pas  l'œuvre  de  Dieu  ni  l'effet  de  aa 
bienveillance  ;  c'est  l'effet  d'une  nature  privée  de  raison. 


/  SOMMAIRES 

—  La  fortune  cependant  contribue  au  bonheur,  parce  que 
c'est  elle  qui  dispose  des  biens  extérieurs. 

Chapitre  XL  —  Résumé  des  Uiéories  particulières  sur 
chacune  des  vertus  spéciales.  —  L'honnêteté  unie  à  la 
bonté,  la  beauté  morale,  est  la  définition  générale  de 
toutes  les  vertus.  Portrait  de  l'homme  vertueux,  honnête 
et  bon  ;  il  sait  user  de  tous  les  biens  sans  jamais  abuser 
d'aucun. 

« 

Chapitre  XII.  —  Retour  sur  quelques  théories  anté- 
rieures. Définition  nouvelle  de  la  droite  raison.  —  La 
règle  des  passions,  c'est  qu'elles  concourent  à  l'activité 
de  la  raison,  loin  d'y  faire  obstacle.  —  La  science  morale, 
non  plus  qu'aucune  autre  science,  n'assure  la  possession 
directe  de  son  objet  prppre.  Elle  donne  seulement  le 
faculté  de  se  le  procurer  ;  et  l'objet  de  la  science  morale, 
è'est  le  bonheur,  qui  dépend  essentiellement  de  l'usage 
personnel  qu'  on  fait  des  choses. 

Chapitre  XIIU  —  Pe  l'amitié.  -^  Énumération  des 
questions  diverses  que  ce  snjet  a  soulevées.  —  Définition 
préliminaire  de  l'amitié.  Citations  d'Empédocle.  — Elle 
ne  peut  exister  qu'entre  les  êtres  qui  peuvent  se  rendre 
une  affection  réciproque.  L'homme  de  bien  peut-il  être 
l'ami  du  méchant  ?  —  Rapports  et  différences  des  trois 
espèces  d'amitiés,  par  vertu,  par. intérêt,  par  ^plaisir.  La 
première  espèce  d'amitié  est  la  seule  durable.  —  Des 
mauvais  amis  :  citation  d'Euripide.  Le  plus  souvent  on  ne 
doit  s'en  prendre  qu'à  soi  des  mécomptes  qu'on  éprouve 
en  amitié.  —  L'amitié  peut  également  naître  entre  des 


DES  CHAPITRES.  H 

êtres  égaux  et  des  êtres  inégaux  :  citation  d'Euripide.  En 
général  le  supérieur  se  laisse  aimer  par  V  inférieur ^  plu^ 
qu'il  ne  l'aime.  —  Peut-on  s'aimer  soi-Qiême  ?  Discussion 
de  cette  question.  —  L'amitié  consiste  souvent  dans  l'éga- 
lité proportionnelle. 

Chapitre  XIV.  —  Des  liens  du  sang.  —  Rapports  du 
père  au  fils  ;  c'est  Tafiection  la  plus  tendre  ;  le  père  aime 
le  fils  plus  que  le  fils  n'aime  le  père.  Explication  de  cette 
différence.  —  De  la  bienveillance,  de  la  concorde  ;  elles  ne 
sont  pas  tout  à  fait  l'amitié. 

Chapitre  XV.  —  De  l'égoïsme.  Le  méchant  seul  est 
égoïste  ;  l'honnête  homme  ne  peut  pas  l'être. 

Chapitre  XVI.  —  De  l'égoïsme  de  l'honnête  homme  ; 
il  cède  tous  les  biens  extérieurs  à  son  ami  ;  mais  il  ne 
peut  lui  céder  en  fait  de  vertu.  —  Le  méchant  s'aime, 
uniquement  parce  qu'il  est  lui,  et  sans  autre  motif;  l'hon- 
nête homme  s* aime,  parce  qu'il  est  bon. 

Chapitre  XVII.  —  De  l'indépendance.  Quelqu'indé- 
pendant  qu'on  soit ,  on  a  toujours  besoin  d'amitié. 
—  On  ne  peut  pas  comparer  l'existence  de  Dieu  à 
celle  de  l'homme,  dont  rindépendance  est  nécessairement 
incomplète.  Malgré  toute  l'indépendance  qu'on  peut  avoir, 
il  faut  toujours  des  amis,  pour  qu'on  puisse  faire  du  bien 
à  quelqu'un,  vivre  en  société,  et  de  plus  se  connaître  soi- 
même. 

Chapitre  XVIII.  —  Du  nombre  des  amis.  Il  ne  faut 


///  SOMMAIRES 

pas  trop  étendre  son  affection  ;  il  ne  faut  pas  non  plus  la 
trop  restreindre.  Il  faut  avoir  le  nombre  d'amis  qu'on  peut 
soi-même  convenablement  aimer. 

Chapitre.  XIX.  —  Des  procédés  qu'on  doit  observer  à 
l'égard  d'un  ami,  quand  on  a  quelques  reproches  à  lui 
faire.  Il  y  a  des  liaisons  où  les  reproches  et  les  plaintes 
ne  sont  pas  possibles  :  ce  sont  celles  où  l'un  des  deux  est 
inférieur  à  l'autre. 

Traité  inachevé. 


MORALE  A  ËUDÉME 


LIVRE  PREMIER. 


DU  BONHEUR. 


Chapitre  L  —  Du  bonheur.  Des  causes  du  bonheur; 
ces  causes  sont,  ou  la  nature,  ou  l'éducation,  ou  la  pra- 
tique et  l'expérience  ;  elles  peuvent  être  aussi,  ou  la 
faveur  spéciale  des  Dieux,  ou  le  hasard.  —  Le  bonheur 
se  compose  surtout  de  trois  éléments,  la  raison,  la  vertu, 
et  le  plaisir. 

Chapitre  IL  —  Des  moyens  de  se  procurer  le  bonheur. 
11  faut  se  proposer  un  but  spécial  dans  la  vie,  et  ordonner, 
toutes  ses  actions  sur  ce  plan.» —  Il  ne  faut  pas  confondre 
le  bonheur  avec  ses  conditions  indispensables. 

Chapitre  III.  —  Des  théories  antérieures.  Il  ne  faut 
pas  tenir  compte  des  opinions  du  vulgaire  ;  il  ne  faut 
étudier  que  celles  des  sages.  —  Il  est  plus  conforme  à  la 
raison,  et  plus  digne  de  Dieu,  de  croire  que  le  bonheur 
dépend  des  efforts  de  l'homme,  plutôt  que  de  croire  qu'il 
est  le  résultat  du  hasard  ou  de  la  nature. 


lie  SOMMAIRES 

Chapitre  IV.  —  Définition  du  bonheur.  Des  divers 
genres  de  vie  où  la  qitestlon  du  Bonheur  n'est  point 
impliquée.  —  Il  y  a  trois  genres  de  vie  que  Ton  embrasse 
quand  on  est  maître  de  choisir  à  son  gré:  la  vie  politique, 
la  vie  philosophique,  et  la  vie  de  plsdsir,  ou  de  jouissances. 

—  Réponse  et  opinion  d'Anaxagore  sur  le  bonheiu:. 

• 
Chapitre  V.  —  Des  misères  de  la  vie  humaine  ;  il  vau- 
drait mieux  ne  pas  vivre.  Belle  réponse  d'Anaxagore.  — 
Opinions  diverses  des  hommes  sur  le  bonheur;  la  vertu 
et  la  sagesse  sont  les  éléments  indispensables  du  bonheur. 

—  Erreur  de  Socrate  qui  croyait  que  la  vertu  est  une 
science  ;  la  vertu  consiste  essentiellement  dans  la  pra- 
tiquOi 

Chapitre  VI.  —  De  la  méthode  à  suivre  dans  ces 
l'echencheSi  Utilité  de  la  théorie  et  du  raisonnement  ; 
uifetis  Q  ftmt  les  appuyer  par  des  faits  et  par  des  exemples. 
Cette  méthode  est  utile  même  en  politique.  — Danger  des 
digressions  et  des  généralités  ;  il  faut  tout  ensemble  criti- 
quer la.  méthode  et  les  résultats  qu  elle  donnfe.  —  Citation 
des  Analytiques. 

Chapitre  VII.  —  Du  bonheur.  —  On  convient  que 
c'est  le  plus  grand  des  biens  accessibles  à  l'homme. 
I/ÎKMiime  seul,  en  dehors  de  Dieu,  peut  être  heureux.  Les 
êtres  inférieurs  à  l'homme  ne  peuvent  jamais  être  appelés 
heureux. 

Chapitre  VIII.  —  Du  bien  suprême.  Examen  des 
théories  principales  sur  cette  question.  —  Réfutation  de 


DES  CHAPITRES.  to 

la  théorie  du  bien  en  soi,  et  de  la  théorie  générale  des 
Idées.  Elles  ne  peuvent  servir  en  rien  à  la  vie  pratique. 

—  Le  bien  se  retrouve  dans  toutes  les  catégories  ;  il  y  a 
autant  de  sciences  du  bien  qu'il  y  a  de  sciences  de  l'être. 

—  Méthode  inexacte  pour  démontrer  le  bien  en  soi.  —  La 
politique  ainsi  que  la  morale  étudient  et  poursuivent  un 
bien  qui  leur  est  propre. 


LIVRE  DEUXIÈME. 


D£  LA  VKRTl'. 


Chapitre  L  —  Considérations  psychologiques;  idée 
générale  de  la  vertu;  la  vertu  est  Tœuvre  propre  de 
l'âme.  —  Définition  dernière  du  bonheur  ;  justification  de 
cette  définition.  —  Deux  parties  distinctes  dans  l'âme  : 
l'une  douée  de  raison,  et  l'autre  pouvant  obéir  à  la 
raison.  —  Distinction  analogue  des  vertus,  en  vertus 
intellectuelles  et  vertus  morales.  —  Définition  de  la 
vertu. 

Chapitre  IL  —  De  la  vertu  morale  :  c'est  un  résultat 
de  l'habitude,  dont  les  êtres  animés  sont  seuls  capables. 
—  Des  passions  ;  des  facultés  qu'elles  supposent»  et  des 
manières  d'être  qu'elles  causent. 

Chapitre  III.  —  Du  rôle  des  milieux  en  toutes  choses. 


Ui  SOMMAIRES 

La  vertu  morale  est  un  nûlieii.  —  Table  de  quelques 
vertus  et  des  deux  vices  extrêmes.  Explication  de  cette 
table  ;  analyse  de  quelques  caractères.  —  Il  y  a  des  pas- 
sions et  des  vices  où  il  n'y  a  point  à  distinguer  le  plus  et 
le  moins,  et  qui  sont  blâmables  par  eux  seuls. 

Chapitre  IV.  —  Des  deux  parties  de  Tâme,  et  de  la 
division  correspondante  des  vertus,  en  vertus  intellec- 
tuelles et  vertus  morales,  r—  La  vie  morale  tout  entière 
consiste  dans  les  plaisirs  et  les  peines  que  l'homme 
éprouve,  et  dans  1^  choix  qu'jl  sait  f^iire  des  uns  et  des 
autres. 

Chapitre  V,  —  De  la  vertu  morale.  Elle  est  toujours 
un  milieu,  qui  est  tantôt  dans  le  plaisir,  tantôt  dans  la 
douleur.  DiflTiculté  de  bien  reconnaître  l'excès  et  le  dé- 
faut d'après  lequel  on  doit  caractériser  le  vice  contraire  h 
la  vertu^ 

Chapitre  VL  r—  De  rhomme  considéré  comme  cause, 
Il  est  le  seul  pai?mi  les  anUnaux  à  jouir  de  ce  privilège, 

—  De  la  nature  diverse  des  causes  :  les  causes  immo^ 
biles,  les  causes  motrices  )  citations  des  Analytiques. 

—  L'homme  est  une  cause  libre;  il  peut  faire  ou  ne 
pas  faire  ce  qu'il  fait.  —  De  la  louange  et  du  blâme 
dont  la  vertu  et  le  vice  sont  l'objet;  la  vertu  et  le  vice 
sont  purement  volontaires,  et  dépendent  du  libre  arbitre 
de  l'homme. 

Chapitre  VII.  —  Du  volontaire  et  de  l'involontaire.  Du 
libre  arbitre  comme  source  de  la  vertu  et  du  vice.  —  Tout 


DES  CHAPITRES.  /rw 

actevi^Dt  de  l'appétit,  de  la  réflexion  ou  de  la  raison. 
De  l'appétit  considéré  dans  sa  première  nuance  qui  est 
le  désir  :  citation  d'Evénus.  L'acte  qui  suit  le  désir, 
semble  tantôt  volontaire  et  tantôt  involontaire  :  con-^ 
tradictions  diverses.  —  L'acte,  qui  est  suivant  le  cœur, 
seconde  nuance  de  l'appétit,  offre  les  mêmes  contradic- 
tions. Citation  d'HéracUte*  —  La  ll))erté  ne  se  confond 

pas  avec  l'appétit. 

« 

CHAPITRE  VIIL  —  Définition  de  Tacte  volontaire;  il 
suppose  toujours  l'emploi  de  la  raison*  Le  néce^aire,  ou 
la  force.  —  Différence  de  l'homme  et  des  autres  êtres 
anirnés  :  l'acte  volontaire  vient  d'une  cause  intérieure  ; 
l'acte  nécessaire  vient  d'une  cause  étrangère.  —  De  la 
tempérance  et  de  l'intempérance.  —  Contrainte  morale  : 
les  enthousiastes,  les  devins  :  mot  de  Philolaûs*  —  C'est 
encore  affirmer  la  liberté  que  de  la  nier. 

Chapitre  IX.  —  Du  volontaire  et  de  l'involontaire. 
Définition  de  ces  deux  termes. 

Chapitre  X.  —  De  l'intention  ;  sou  rapport  à  la  volonté  ; 
ses  différences.  L'intention  ne  peut  se  confondre  ni  avec 
*le  désir,  ni  avec  le  jugement,  ni  avec  la  volonté.  L'inten- 
tion ne  s'adresse  jamais  à  une  fin  ;  mais  elle  s'adresse 
seulement  aux  moyens  qui  mènent  à  cette  fin.  —  Rapport 
de  l'intention  à  1^  liberté.  La  délibération,  ne  peut  s'ap- 
pliquer qu'aux  choses  qui  dépendent  de  nous. — L'intention 
est  un  composé  du  jugement  et  de  la  volonté.  — L'homme 
seul  est  doué  de  cette  faculté  ;  il  ne  l'a  pas  à  tout  âge, 
ni  en  toute  circonstance;  sagesse  des  législateurs.  — 


Inii  SOMMAIRES 

Citation  des  Analytiques.  —  La  volonté  de  Tbomme  ne 
s'applique  naturellement  qu'au  bien  réel  ou  apparent. 
Origine  de  l'erreur.  —  Influence  du  plaisir  et  de  la  don- 
leur  sur  nos  jugements  et  sur  la  vertu. 

€flAprrRB  XI  —  De  l'influence  de  la  vertu  sur  l'inten- 
tion. —  Elle  rend  l'action  bonne  par  le  but  qu'elle  se 
propose.  L'acte,  à  un  certain  point  de  vue,  a  plas  d'im- 
portance que  l'intention  ;  mais  c'est  l'intention  seule  qui 
fait  le  mérite  ou  le  démérite.  —  C'est  surtout  sur  les  actes 
qu'il  faut  juger  te  caractère  d'un  homme. 


LIVRE  TROISIÈME. 


ANALYSE  D£  QL£L<jUfiS  VERTUS  PARTICULIÈRES. 


Chapitre  I.  —  Du  courage.  C'est  un  milieu  entre  la 
lâcheté  et  la  témérité  ;  portraits  du  lâche  et  de  l'homme 
courageux.  —  A  quels  objets  s'applique  le  courage? 
Définition  du  danger.  L'homme  de  courage  peut  être' 
effrayé  quelquefois  ;  mais  il  sait  toujours  se  soumettre 
aux  ordres  de  la  raison.  —  Cinq  espèces  de  courage  ; 
citation  de  Socrate.  — ■  Examen  de  quelques  questions 
particulières.  Les  choses  vraiment  à  craindre  sont  celles 
qui  peuvent  amener  la  mort  et  une  mort  prochaine.  — 
Influence  de  l'organisation  suif  le  courage.  Courage 
aveugle  des  Celtes,  et  en  général  des  barbares  :  citation 


DES  CHAPITRES,  lix 

d'Agathoo*  Courage  des  matelots  et  des  soldats  :  citation 
de  Théognis.  Courage  par  honneur  :  citation  d'Homère. 
Résumé  de  la  théorie  du  courage. 

CHAPintE  IL  —  De  l'intempérance  et  de  la  débauche  ; 
sens  divers  de  ces  mots.  De  F  insensibilité  opposée  à  Fin- 
tempérance.  —  L'intœipénmce  se  rapporte  plus  particu- 
lièrement à  deux  sens,  le  goût  et  le  toucher.  On  pourrait 
la  réduire  même  au  dernier  tout  seul.  —  Comparaison  de 
r  homme  et  des  animaux  :  les  animaux  ne  sont  pas  intem- 
pérants ;  sensations  diverses  qui  leur  manquent  :  citation 
de  Stratonicus.  —  Résumé  de  la  théorie  sur  la  tempe- 
rance. 

Chapitre  III.  —  De  kt  douceur.  Elle  se  rapporte  à  la 
cdère  ;  et  elle  est  un  milieu  entre  la  dureté,  qui  s'em- 
porte sans  cesse  et  pour  rien,  et  l'humilité,  qui  n'ose 
jamais  s'irriter,  même  pour  les  causes  les  plus  légitimes. 

Chapitre  IV.  —  De  la  libéralité.  Elle  se  montre  aussi 
bien  dans  la  perte  que  dans  l'acquisition  de  la  fortune.  — 
La  libéralité  est  le  milieu  entre  l'avarice  et  la  prodigalité. 
— Nuances  diverses  de  l'avarice. 

Chapitre  V.  —  De  la  grandeur  d'âme.  Définition  du 
magnanime  :  il  y  a  une  certaine  magnanimité  dans  toutes 
les  vertus.  —  La  grandeur  d'âme  est  le  dédain  pour  bien 
des  choses  ;  elle  s'inquiète  assez  peu  de  l'opinion  du  vul- 
gaire. Citation  d'Antiphon.  —  Contradiction  apparente 
des  sentiments  qui  font  la  grandeur  d'âme.  —  Quatre 
caractères  différents  qu'il  faut  distinguer,  pour  bien  com- 


Ix  SOMMAIRES 

prendre  ce  que  c'est  que  la  grandeur  d'âme  ;  aaalyse  de 
ces  quatre  caractères. 

Chapitre  VI.  —  De  la  magnificence.  Elle  s'applique 
uniquement  à  la  dépense  et  à  l'emploi  de  l'argent.  —  Elle 
est  une  juste  mesure  entre  les  deux  excès  de  la  prodiga- 
lité et  de  la  mesquinerie.  —  Exemple  de  Thémistode.  — 
La  libéralité  convient  aux  bonunes  libre». 

Chapitre  VIL  —  De  différents  caractères.  — L'envieux, 
le  haineux.  —  Du  respect  humain  ;  de  l'impudence  ;  de 
l'amabilité  et  de  la  bienveillance  ;  de  la  gravité  et  du 
respect  de  soi  ;  de  la  sincérité,  milieu  entre  la  fausseté  et 
la  jactance  ;  du  savoir-vivre  et  de  la  politesse  dans  les 
relations  de  société,  en  ce  qui  concerne  la  plaisanterie.  — 
Réflexions  générales  sur  ces  diverses  qualités  et  sur  ces 
carjaictères. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


THÉORIE     D£     LA    JUSTICE. 


Reproduction  textuelle  du  Livre  cinquième  de  la  Morale 

à  Nicomaque. 


DES  CHAPITRES.  iri 


LIVRE  CINQUIÈME. 


THÉORIE   DES   VERTUS  INTELLECTUELLES. 


Reproductioa  textuelle  çlu  Livre  sixième  de  la  Morale 

à  Nicomaque. 


LIVRE  SIXIÈME. 


THÉORIE  DE   L^INTEMPÉRANCK  ET  hi:   PLAISIR» 


Reproduction  textuelle  du  Livre  septième  de  la  Morale 

à  Nicomaque. 


LIVRE  SEPTIÈME. 


THÉORIE    DE    L^AMITIÉ. 


CfiAPiTRB  I.  —  De  Tamitié.  De  son  importance  sociale. 
*—  ThécM'ies  diverses  sur  Famitié  :  l'amitié  se  forme  du 


txii  SOMMAIRES 

semblable  an  semblable  ;  elle  se  forme  du  contraire  au 
contraire.  Citation  d'Empédocle.  —  Insuffisance  de  ces 
théories.  —  (citation  d'Heraclite.  —  Théories  qui  fondent 
l'amitié  sur  l'intérêt,  et  qui  la  révoquent  en  doute. 

Chapitre  IL  —  Suite  de  la  théorie  de  l'amitié.  Distinc- 
tion du  plaisir  et  du  bien.  Le  bien  doit  toujours  s'entendre 
de  ce  qui  est  trouvé  tel  par  une  nature  bien  organisée.  — 
Trois  espèces  d* amitié  :  par  vertu,  par  intérêt,  par  plaisir. 
La  première  est  la  seule  vraie  ;  elle  est  la  seule  digne  de 
l'homme  ;  l'amitié  par  intérêt  peut  se  trouver  même  dans 
les  animaux.  —  Grandeur  et  dignité  de  la  véritable 
amitié;  rapport  de  l'amitié  et  du  plaisir;  l'amitié  par 
vertu  est  la  seule  qui  soit  vraiment  solide  ;  les  autres 
peuvent  changer  constamment.  —  Le  temps  est  indispen- 
sable pour  fonder  Tamitié  en  l'éprouvant.  Citation  de 
Théognis.  L'infortune  fait  connaître  les  vrais  amis.  — 
Explication  des  liaisons  assez  fréquentes  entre  lés  mé- 
chants et  les  gens  de  bien.  —  On  se  lie  toujours  par 
les  bons  côtés  ;  et  il  n'y  a  pas  d'homme  qui  n'en  ait  quel- 
ques-uns. 

Chapitre  III.  —  De  l'égalité  dans  l'amitié  :  il  peut  y 
avoir  amitié  du  supérieur  à  l'inférieur  ;  mais  cette  amitié 
est  de  part  et  d'autre  fort  différente.  —  Des  discordes  et 
des  divisions  en  amitié  et  en  amour. 

Chapitre  IV.  —  De  l'égalité  et  de  l'inégalité  dans 
l'amitié.  Le  supérieur  dans  la  plupart  des  cas  peut  se 
laisser  aimer  ;  mais  il  n'est  pas  tenu  d'aimer.  —  Diffé- 
rence des  gens  ambitieux  en  amitié,  et  des  gens  vraiment 


DES  C4HAPITRES.  ixiii 

affectueux.  On  recherche  le  plus  souvent  l'amitié  de  supé- 
riorité. —  Aimer  est  plus  selon  l'amitié  qu'être  aimé. 
Citation  de  l'Andromague  d'Antiphon.  —  Affection  qui 
survit  aux  morts. 

Chapitbe  V«  —  Conciliation  des  opinions  opposées  sur 
la  nature  de  l'amitié.  Manières  d'entendre  ces  principes, 
que  le  semblable  est  l'ami  du  semUable^  ou  le  contraire 
l'ami  du  contraire.  —  C'est  dans  le  vrai  milieu  unique- 
ment que  se  trouve  la  jouissance  et  le  repos. —  Les  carac- 
tères opposés  se  plaisent  en  se  compensant  en  quelque 
sorte  mutuellement. 

CHAprrRE  YL  —  De  l'amour  de  soi.  On  ne  peut  pas  le 
coAfondre  avec  l'amitié  proprement  dite.  —  Rapports  et 
différences  dé  l'amour  de  soi  et  de  l'amitié.  —  11  n'y  a 
que  l'homme  de  bien  qui  puisse  s'aimer  lui-même.  Le 
méchant  est  avec  lui-même  dans  une  lutte  perpétuelle. 

Chapitre  VIL  —  De  la  concorde  et  de  la  bienveillance. 
—  Rapports  et  différences  de  la  bienveillance  et  de  l'a- 
mitié. —  La  bienveillance  n'agit  pas.  —  Rapports  et 
différences  de  la  concorde  et  de  l'amitié.  —  ,La  concorde 
est  le  véritable  lien  des  États,  en  unissant  les  citoyens 
entr'eux. 

Chapitre  VIII.  —  De  l'affection  réciproque  des  bien- 
faiteurs et  des  obligés.  —  Si  le  bienfaiteur  aime  plus 
qu'il  n'est  aimé,  c'est  que  l'obligé  est  en  quelque  sorte 
son  ceuvre,  et  que  naturellement  ou  aime  toujours  ce 
qu'on  a  fait,  comme  le  prouve  lafiection  des  parents 


Ltxv  SOMMAIRES 

pour  leurs  enfants,  et  même  celle  des  animaux  pour  leurs 
petits. 

CHAPiTRfi  IX.  —  De  la  justice  dans  les  relations  d'a- 
mitié et  dans  les  associations  de  toutes  sortes,  politiques, 
commerciales,  particulières.  —  Des  diverses  formes  de 
gouvernement.  —  La  proportion  est,  en  général,  la  seule 
égalité  véritable  et  juste. 

CHAPrfRC  X.  —  Des  fondements  de  la  société  civile  et 
politique.  —  L'homme  -est  surtout  un  être  capable  d'as- 
sociation. —  La  famille  est  le  principe  de  l'État,  et  la 
justice  n'y  est  pas  moins  nécessaire.  Rapports  des  divers 
membres  de  la  famille  entr'eux.  — Entre  le  chef  et  le 
sujet,  la  différence  ne  peut  être  que  la  proportion.  Le 
supérieur  doit  donner  plus  qu'il  ne  reçoit,  et  il  est  payé 
en  honneurs  et  en  respects. — La  société  civile  se  fonde  sur 
l'intérêt.  De  l'association  légale  comparée  â  l'association' 
purement  morale.  La  liaison  par  intérêt  est  celle  qui  est 
le  plus  exposée  aux  querelles  et  aux  récriminations. 
Erreurs  fréquentes  que  l'on  commet  de  part  et  d'autre 
dans  les  liaisons  que  l'on  cotitracte.*  Mécomptes  réci- 
proques. Loi  remarquable  de  quelques  pays.  Citation  de 
Théognis.  —DiflFérence  de  la  convention  civile  et  formelle, 
et  de  la  convention  purement  morale  et  facultative.  Pro- 
dicus,  le  médecin,  cité.  —  La  proportionnalité  peut  tou- 
jours compenser  les  choses,  même  dans  les  rapports  les 
plus  délicats  et  les  plus  difficiles. 

Chapitre  XL  —  Questions  diverses  et  peu  sérieuses  : 
Faut-il  faire  du  bien  à  un  ami  inutile,  plutôt  <]u'à  un  ami 


DES  CHAPITRES.  hr 

honnête?  —  Citation  d'Euripide,  —  Les  définitions  ordi- 
naires de  l'amitié  sont  fansses,  en  ce  qu'elles  sont  tou- 
jours partielles.  —  EiTeurs  en  amitié,  quand,  au  fond,  on 
aime  les  choses  plus  que  les  personnes. 

Chapitre  XIL  —  De  l'isolement  et  de  l'indépendance. 
Comparaison  de  l'isolement  avec  la  vie  commune.  —  De 
l'indépendance  divine.  —  Discussion  de  ces  théories. 
Éclaircissements  surla  véritable  idée  de  la  vie,  qui  coii- 
Biste  à  la  fois  à  sentir  et  à  connaîti^.  Arguments  en  sens 
contraires.  —  Charme  et  douceur  de  la  vie  commune.  — 
Il  n'y  a  que  Dieu  qui  n'ait  pas  besoin  d'amis.  —  Sacri- 
fices mutuels  que  se  font  les  amis*  —  Ce  qu'on  désire  par 
dessus  tout,  c'est  le  bonheur  de  son  ami  ;  et  l'on  peut 
renoncer  à  la  vie  commune  pour  qu'il  soit  heureux  ;  mais 
en  général  on  recherche  la  vie  commune,  et  il  se  peut 
qu'on  préfère  souffrir  avec  un  ami  plutôt  que  d'avoir  à 
souffrir  de  son  absence. 

Chapitre  XIII.  —  Digression  sur  l'usage  essentiel  et 
sur  l'usage  indirect  des  choses  ;  on  peut,  jusqu'à  certain 
point,  abuser  également  des  facultés  de  l'âme.  —  Lacunes 
et  désordre  dans  le  texte. 

Chapitre  XIV.   —  Du  bonheur  qui  ne  tient  qu'au 

hasard.  Examen  de  cette  question,  de  savoir  s'il  y  a  des 

gens  qui  sont  naturellement  heureux  et  malheureux.  On 

ne  peut  nier  qu'il  n'y  ait  des  gens  qui  réussissent  contre 

toute  raison  et  malgré  leur  incapacité.  Arguments  en  sens 

contraires.  —  On  ne  doit  pas  tout  attribuer  au  hasard  ; 

mais  on  ne  doit  pas  non  plus  lui  dénier  toute  influence. 

aa 


un  SOMMAIRES 

Sotiveoi  on  fait  sans  raison,  sans  habileté,  tout  ce  qu'il 
faut  pour  réusssir  ;  c'est  une  heureuse  impulsion  de  la 
nature  qui  fait  agir.  —  11  ne  faut  pas  aller  jusqu'à  rap- 
porter au  hasard  la  volonté  et  la  réflexion  dans  l'honifiid  ; 
influence  de  l'élément  divin  dans  l'âme  hiunaine.  —  Le 
suooès  qu'assurent  la  raison  et  Tintelligence,  est  le  seul 
qui  puisse  être  solide  et  durable. 

Chapitre  XV.  --•  De  la  beauté  morale,  et  de  la  v^tu 
prise  dans  son  ensemble  et  dans  sa  p^fection.  Il  faut 
distinguer  moralement  entre  les  choses  qui  sont  eômple- 
Hient  bonnes,  et  celles  qui,  outre  qu'elles  sont  bonnes, 
sont  belles  et  dignes  de  louaûge.  —  Conditionâ  de  la 
beauté  morale;  limites  dans  lesquelles  le  sage  doit  se 
renfermer.  —  Toute  la  conduite  morale  de  Thomnie 
doit  tendre  à  servir  Dieu  et  à  le  contempler.  —  Fin  de  ce 
tt'aité. 


DES  VERTUS  ET  DES  VICES 


Chapitre  L  —  Division  générale  des  vertus  et  dçs 
vices.  Parties  diverses  de  Tâme  auxquelles  se  rapportent 
les  vices  et  les  vertus,  selon  les  tliéories  de  Platon. 

s 

Chapitre  II.  —  La  prudence,  la  douceur,  le  courage, 
la  tempérance,  la  continence,  la  justice,  la  libéralité,  la 
grandeur  d'âme. 

Chapitre  III.  —  L'imprudence,  l'irascibilité,  la  lâcheté, 
la  débauche,  l'intempérance,  l'injustice,  l'illibéralité,  la 
bassesse  d'âme. 

Chapitre  IV.  —  Des  caractères  propres  et  des  consé- 
,quences  de  chacune  des  vertus  :  prudence,  douceur,  cou- 
rage, tempérance. 

Chapitre  V.  —  Suite.  Tempérance,  justice,  libéralité, 
grandeur  d'âme. 

Chapitre  VI.  —  Des  caractères  propres  et  des  consé- 
quences des  différents  vices.  Déraison,  irascibilité,  lâcheté, 
débauché,  intempérance. 


Ixciii  SOMMAIRES 

Chapitre  VIL  —  Suite.  Injustice,  illibéralité  et  peti- 
tesse d'âme. 

Chapitre  VIII.  —  Caractères  généraux  et  conséquences 
de  la  vertu  et  du  vice. 


riN 


DES   SOMMAIRES. 


MORALE 

A  NICOMAQUE 


LIVRE  I. 

* 
THÉORIE  DU  BIEN  ET  DU  BONHEUR. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Le  bien  est  le  but  de  toutes  les  actions  de  Thomme;  diversité  et 
subordination  des  fins  que  notre  activité  se  propose.  -^  Impor- 
tïtnce  du  but  et  du  bien  suprêmes.  —  Supériorité  de  la  science 
politique ^ui  peut  seule  nous  les  faire  connaître;  du  degré 
d'exactitude  qu'on  peut  exiger  de  cette  science.  —  La  Jeunesse 
est  peu  propre  à  Tétude  de  la  politique. 

§  1.  Tous  les  arts,  toutes  les  recherches  méthodiques 


Morale  à  Nicomaque»  Des  trois  ou- 
▼rages  qui  compo8ent||ce  qu'on  peut 
appeler  la  morale  d'Aristote,  celui-ci 
est  le  plus  important  de  beaucoup.  Il 
.  est  le  plus  complet  et  en  même  temps 
le  mieux  rédigé,  comme  j'ai  essayé 
de  le  démontrer  dans,  la  Dissertation 
préliminaire.  Cicéron  semble  croire 
que  la  Morale  à  Nicomaque  est  de 
Nicomaque,  fils  d'Aristote,  et  non 
d*Aristote  lui-même  (Definibus  bono- 
rum  et  malorum^  liv.  V,  ch.  5)  ;  et 
en  effet  le  titre  grec  de  cet  ouvrage 


pourrait  aYoir  aussi  bien  cette  signi- 
fication. Quant  à  la  Morale  à  Eudème 
et  à  la  Grande  Morale,  on  verra  sans 
peine  que  Tordre  et  le  fond  des  idées 
appartiennent  entièrement  au  philo- 
sophe, si  d'ailleurs  ce  n'est  pas  la 
forme  qui  lui  est  propre  et  qu'on  lui 
connaît  Je  rapprocherai  les  trois  ou- 
vrages les  uns  des  autres,  à  mesure 
que  l'occasion  s'en  présentera. 

Chapitre  premier.  Grande  Morale, 
livre  I,  chap.  i.-  La  Morale  à  Eudème 
n'a  pas  de  partie  correspondante. 

1 


2  MORALE  A  NICOMAQUE. 

de  Tesprit,  aussi  bien  que  tous  nos  actes  et  toutes  nos 
déterminations  morales,  semblent  toujours  avoir  en  vue 
quelque  bien  que  nous  désirons  atteindre  ;  et  c'est  là  ce 
qm  fait  qu'on  a  parfaitement  défini  le  bien  quand  on  a 
dit  qu'il  est  l'objet  de  tous  les  vœux.  §  2,  Ceci  n'em- 
pêche pas,  bien  entendu,  qu'il  n'y  ait  de  grandes  diffé- 
rences entre  les  fins  qu'on  se  propose.  Parfois  ces  fins 
sont  simplement  les  actes  mêmes  qu'on  produit  ;  d'autres 
fois,  outre  les  actes,  ce  sont  les  résultats  qui  en  sortent. 
Dans  toutes  les  choses  qui  ont  certaines  fins  au-delà 
même  des  actes,  les  résultats  définitifs  sont  naturelle- 
ment plus  importants  que  les  actes  qui  les  amènent 
§  8.  D'autre  part,  comme  il  existe  une  foule  d'actions, 
d'arts  et  de  sciences  diverses,  il  y  a  tout  autant  de  fins 
diiTérentes  :  par  exemple,  la  santé  est  le  but  de  la  méde- 


S  !•  Avoir  en  vne  quelque  bien»  de  qui  il  entend  parler;  et  il  nous 
C^est  la  pensée  par  laquelle  débute  serait  difficile  de  le  dire.  H  n*est  pas 
également  la  Politique  (voir  ma  tra-  probable  que  ce  soit  des  philoso^es 
ductiout  S*  édition).  Elle  est  aussi  antérieurs  à  Técole  de  son  maître; 
vraie  que  noble.  G*est  se  faire  de  la  et  cette  déGnition  appartient  peut- 
nature  humaine  une  opinion  juste  et  être  à  Speusippe  ou  à  Xénocrate.  Sans 
relevée  tout  à  la  fois  que  de  donner  le  être  précisément  dans  Platon  «  on 
bien  pour  djet  à  toutes  nos  actions,  peut  aisément  la  tirer  d^une  foole  de 
L^homme  ftdt  le  mal  sans  doute,  mais  passages.  Eustrate  dans  son  commen- 
c*est  par  exception;  H  s*avoae  bien  taire  ne  la  rapporte  à  personne  en 
rarement  qu*il  le  Adt;  et  d'ordi-  particulier,  et  il  se  contente  de  dire 
naire  e^est  par  ignorance  bien  plu-  qu'Aristote  l'emprunte  aux  anciens» 
tôt  que  par  perversité.  Cette  théorie  S  3.  Ce$  fim  êoat  MmplemaH  tes 
d^Aristote  est  au  fond  analogue  à  aelet....  <nure  les  actes,.,.  €ette  pen- 
celle  de  Platon,  qu'il  a  si  souvent  et  sée  se  retrouve  encore,  sous  une 
si  vivement  critiquée,  à  savoir  que  nul  forme  différente,  plus  loin,  livre  VI, 
ne  fait  le  mal  volontairement.  Nous  ch.  &,  et  dans  la  Politique,  livre  I, 
aurons  du  reste  à  y  revenir  plus  ch.  2,  J  $  5  et  6.  La  distinction  est 
d'une  fois  encore.  ^^Ona  défini  par»  très-juste  ;  et  la  langue  grecque  a  su 
faitement  le  bien,  Aristote  ne  dit  pas  la  marquer  mieux  que  la  nôtre.  Le 


LIVRE  I,  CH.  I,  S  6.  3 

cine;  le  vaisseau  est  le  but  de  rarchilecture  navale; 
la  victoire  est  le  but  de  la  science  militaire  ;  la  richesse, 
celui  de  la  science  économique.  §  A.  Tous  les  résultats 
de  cet  ordre  sont  en  général  soumis  à  une  science 
spéciale  qui  les  domine;  ainsi  c'est  à  la  science  de 
Téquitation  que  sont  subordonnés  Tart  de  la  sellerie  et 
tous  les  arts  qui  concernent  l'emploi  du  cheval,  de  même 
que  ces  arts  à  leur  tour  et  tous  les  autres  actes  militaires 
sont  soumis  à  la  science  générale  de  la  guerre.  D'autres 
actes  sont  également  soumis  à  d'autres  sciences  ;  et  pour 
toutes  sans  exception,  les  résultats  que  poursuit  la  science 
fondamentale  sont  supérieiurs  aux  résultats  des  arts  su- 
bordonnés ;  car  c'est  uniquement  pour  les  premiers  que 
les  seconds  à  leur  tour  sont  recherchés. 

§  5.  Peu  importe  du  reste  que  les  actes  eux-mêmes 
soient  le  but  dernier  qu'on  se  propose  en  agissant,  ou 
qu'il  y  ait  encore  au-delà  de  ces  actes  quelque  autre 
résultat  de  poursuivi,  comme  dans  les  sciences  que  l'on 
vient  de  citer.  §  6.  S'il  est  à  tous  nos  actes  un  but  défini- 
mot  qui  eiprime  Factioii  faite  pour  la  science  politique.  Cette  oondurion 
elle  seule  n*y  est  pas  le  même  que  le  est  fonnellement  énoncée  un  peu  plus 
mot  qui  exprime  Faction  ftite  en  vue  bas. 
d'un  résultat  différent  d'elle.  $  5.  Peu  importe  du  reete.  Je  crois 

$i,  La  êeiênee  fondamentale.  Le  que  cette  pensée  doit  être  liée  à  ce 
mot  g^rec  est  :  Arcfaitectonique.  Cette  qui  suit  et  non  point  à  ce  qui  pfé- 
subordination  de  certains  arts  les  uns  cède,  comme  Tont  foit  plusieurs  tra« 
aux  autres  est  très-vraie  ;  et  si  Aristote  ducteurs,  et  même  Eustrate  dans  son 
la  rappelle  ici,  c'est  afin  d'arriver  à  commentaire.  La  paraphrase  attri* 
cette  conclusion,  que  tous  les  biens  buée  à  Andronicus  de  Rhodes,  et 
particuliers  poursuivis  par  l'homme  publiée  par  Heinsius,  a  passé  sur  cette 
sont  subordonnés  à  un  bien  suprême  nuance  sans  s^y  arrêter, 
et  général  qui  embrasse  et  dépasse  $  6.  Et  U  bien  suprême*  Kant  a 
tous  les  autres,  et  que  l'étude  du  blâmé  cette  méthode  d'Aristole,  et 
souverain  bien  est  l'objet  spécial  de    des  anciens  en  général,  qui  consiste 


4  MORALE  A  NICOMAQUE. 

tif  qae  nous  voulions  atteindre  pour  lui-même  et  en  vue 
duquel  nous  recherchions  tout  le  reste  ;  si,  d'un  autre 
côté,  nous  ne  pouvons  pas  dans  nos  déterminations 
remonter  sans  cesse  à  un  nouveau  motif,  ce  qui  serait  se 
perdre  dans  l'infini  et  rendrait  tous  nos  désirs  parfaite- 
ment stériles  et  vains,  il  est  clair  que  le  but  commun  de 
tous  nos  vœux  sera  le  bien,  et  le  bien  suprême.  §  7.  Ne 
faut-il  point  penser  aussi  que,  pour  la  règle  de  la  vie 
humaine,  la  connaissance  de  cette  fin  dernière  ne  soit 
d'une  haute  importance  ?  et  que,  comme  des  archers  qui 
visent  à  un  but  bien  marqué,  nous  soyons  alors  mieux  en 
état  de  remplir  notre  devoir? 
S  8.  Si  cela  est  vrai,  nous  devons  essayer,  ne  dus- 


à  rechercher  d^abord  le  souveram  pas  qu^Aristote  ait  voulu  dire  autre 

bien  et  à  rUnposer  ensuite  à  la  volonté  chose,  et  je  trouve  ce  principe  aussi 

comme  loi  morale.  (  Critique  de  la  louable  qu^utile,  si  la  méthode  n^est 

Raison  pratique,  pages  232  et  335,  pas  hréprodiable.  Je  ne  prétends  pas 

de  la  traduction  de  M.  Bami).  Aris»  du  reste  que  ce  soit  là  le  fondement 

tote  semble  avoir  répondu  d^avance  à  de  la  loi  morale;  mais  je  ne  oon- 

ce  reproche,  en  montrant  de  quelle  damne  pas  absolument  cette  méthode 

utilité  pratique  peut  être  la  recherche  qui  peut  porter  d'excellents  fruits» 

et  la  découverte  du  souverain  bien.  Kant  s'est  peut-être  laissé  entraîner 

n  est  certain  que  si  Tindividu  avait  un  peu  trop  par  son  propre  système; 

des  croyances  absolument  arrêtées  sur  et  di|  moment  qu'il  ne  retrouve  pas 

ce  point,  et  que  dès  sa  jeunesse  il  fût  dans  les  autres  Vautanomie  de  la  vo- 

convaincu  que  le  vrai  but  de«  la  vie  lonté,  il  se  montre  d'une  sévérité  im- 

humaine,  c'est  le  devoir  et  Ifi  vertu,  placable. 

avant  le  bonheur  et  la  fortune,  sa  $  7.  Comme  du  archers  qvi  visent 
conduite  tout  entière  serait  réglée,  et  dun  but.  Comparaison  ingénieuse  et 
à  Tabri  de  bien  des  fautes.  Sans  être  trèfrpratique. 
parfait  et  sans  réaliser  le  souverain  $  8.  Une  simple  esquisse.  Voir  plus 
bien,  ce  qui  est  impossible  à  l'homme,  loin,  di.  5,  au  d^ut.  On  sent  qu'A- 
il tendrait  sans  cesse  à  la  perfection  ristote  ne  se  fait  pas  illusion  sur  la 
et  l'atteindrait  dans  la  mesure  que  portée  de  son  principe,  ni  sur  son 
permettent  ses  flicultés.  le  ne  crois  propre  système.  Un  peu  plus  bas  • 


LIVRE  1,  CH.  I,  S  10.  5 

sions-nous  fture  qu'une  simple  esquisse,  de  définir  ce  que 
.  c'est  que  le  bien,  et  de  faire  voir  de  quelle  science  et  de 
quel  art  il  fait  partie. 

§  9.  Un  premier  point  qui  peut  sembler  évident,  c'est 
que  le  bien  relève  de  la  science  souveraine,  de  la  science 
la  plus  fondamentale  de  toutes.  Et  celle-là  c*est  précisé- 
ment la  science  politique.  §  10.  C'est  elle  en  effet  qui 
détermine  quelles  sont  les  sciences  indispensables  à 
l'existence  des  États,  quelles  sont  celles  que  les  citoyens 
doivent  apprendre,  et  dans  quelle  mesure  il  faut  qu'ils 
les  possèdent.  On  peut  remarquer  en  outre  que  les 
sciences  qui  sont  le  plus  en  honneur  sont  subordonnées  à 

Il  sera  même  encore  plus  sévère  et  et  comme  les  sociétés  en  définitive 

sa  modestie  ira  presque  jusqu*à  Tin-  se  composent  d*indi?idus,  c^est  la 

justice.  règle  convenable  à  cliacun  d'eux  qu'il 

S  9.   Ceat  précisément  la  scienee  faut  d'abord  connaître;  autrement  les 

poUtùpié»  C'est  une  erreur  manifeste  règles  applicables  à  Tensemble  restent 

cpie  Garve  a  déjà  signalée  dans  les  toujours  très-obscures  et  très-insuffi- 

exoeUentes  remarques  qu'il  a  jointes  à  santés.  Platon  n'a  pas  commis  la  foute 

sa  traduction,  et  dont  on  ne  saurait  où  tombe  ici  Aristote,  et  où  tant  d'an- 

trop  se  défendre.  La  politique  régit  très  sont  tombés  après  lui  ;  il  a  étudié 

les  Etats  ;  mais  ce  n'est  pas  elle  qui  l'État  et  la  politique  à  la  lumière  de 

fait  la  morale,  et  qui  est  chargée  la  morale. 

d'étudier  cette  grande  question  du  $  10.  Oeat  elle  en  effet  qui  dater-' 
bien.  Tout  au  contraire,  la  politi-  wine,.,.  dan»  quelh  mesure  il  faut 
que  n'est  rien  si  elle  ne  reçoit  ses  quHb  les  possèdent.  A  ce  compte,  ce 
principes  fondamentaux  de  la  morale,  serait  la  politique  qui  réglerait  et 
et  si  elle  ne  s'efforce  de  les  suivre,  ferait  même  la  morale,  et  Ton  revien* 
Les  raisons  que  donne  Aristote  pour  drait  alors  à  ce  principe  des  Sophistes 
mettre  la  politique  au-dessus  de  la  tant  combattu  par  Aristote  lui-même 
morale,  et  en  feire  la  science  arckiteo-  (voir  un  peu  plus  bas^,  que  c'est  la  loi 
tonique,  sont  pen  concluantes.  Tout  et  non  la  nature  qui  constitue  et  dé- 
ce  qui  est  vrai,  c'est  que  la  politique  termine  le  bien  et  le  mal. — Laseienee 
concerne  les  sociétés,  tandis  que  la  militaire,  ta  science  administrative,  li 
morale  regarde  surtout  l'individut  est  bien  étrange  démettre  la  morale 
Mais  il  ne  s'agit  point  iei  de  nombre  ;  au  niveau  de  la  science  militairek. 


6  MORALE  A  NICOMAQUE. 

la  politique,  je  veux  dire  la  science  militaire,  la  science 
administrative,  la  rhétorique.  §  11.  Comme  c'est  elle 
qui  emploie  toutes  les  autres  sciences  pratiques,  et  qui 
prescrit  en  outre  au  nom  de  la  loi  ce  qu'il  faut  faire  et  ce 
dont  il  faut  s'abstenir,  on  pourrait  dire  que  son  but 
embrasse  les  buts  divers  de  toutes  les  autres  sciences; 
et  par  conséquent  le  but  de  la  politique  serait  le  vrai  bien, 
le  bien  suprême  de  l'homme.  §  12.  Il  est  certain  d'ail- 
leurs que  le  bien  est  identique  pour  l'individu  et  pour 
l'État.  Toutefois  il  semble  que  procurer  et  garantir  le 
bien  de  l'État  soit  quelque  chose  de  plus  grand  et  de  plus 
complet  ;  le  bien  est  digne  d'être  aimé,  même  quand  il  ne 
s'agit  que  d'un  seul  être  ;  mais  cependant  il  est  plus  beau 
et  plus  divin,  quand  il  s'applique  à  toute  une  nation,  quand 
il  s'applique  à  des  États  entiers. 

§  13,  Ainsi  donc  le  présent  traité  étudiera  toutes  ces 
questions  ;  et  il  est  presque  un  traité  politique. 


$ii.  Comme  c'est  elle  ^uiMiploie.  revient  ici  davantage  au  vrai;  mais 

Ceci  est  vrai;  mais  si  la  politique  emr  pourtant  la  grandeur  de  TÉtat  l'a- 

ploie  les  autres  sciences  pratiques,  ce  veugle  encore;  et  il  ne  voit  pas  que 

n*est  pas  elle  qui  les  foit,  et  la  morale  la  vertu  est  bien  plus  parfaite  dans 

moins  que  toute  autre.  '^LettUde  Tindividu  qu'elle  ne  peut  jamais  Tétre 

la  poUtique  serait  le  vrai  bien.  Voilà  dans  les  sociétés  les  mieux  réglées, 

la  conséquence  extrême  et  tout  à  fait  Socrate  pourra  toujours  défier  tous  les 

insoutenable  de  cette  théorie.  Aristote  États  de  Tégaler  en  vertti. 
n'avait  qu'à  regarder  le  spectacle  des        $  13.  Il  est  jnresque  un  traité  poU" 

choses  humaines  pour  se  convaincre  tique,  A  la  fin  du  livre  X,  on  peut  voir 

que  la  politique  manque  bien  plus  encore  qu^ Aristote  rq^ide  tout  son 

souvent  le  but  que  les  individus  eux-  traité  de  morale  comme  un  simple 

mêmes,  tout  faibles,  tout  imparfaits  j^réUminaiic  à  son  traité  de  politique, 

qu'ils  sont.  C'est  par  la  politique  qu'il  prétend 

S  12.  Le  bien  est  identique  pour  compléter  «  la  philosophie  des  choses 

IHndividu  et  pour  l'État»  Aristote  humaines»,  comme  il  dit 


LIVRE  I,  CH.  I,  S  17.  7 

§  1&.  Ce  sera  dire  sur  cette  matière  tout  ce  qu'il  est 
possible,  si  on  la  traite  avec  toute  la  clarté  qu'elle  com- 
porte. Mais  il  ne  faut  pas  plus  exiger  une  précision  égale 
dans  toutes  les  œuvres  de  l'esprit,  qu'on  ne  l'exige  pour 
les  ouvrages  de  la  main.  Or,  le  bien  et  le  juste,  sujets 
qu'étudie  la  science  politique,  donnent  4ieu  à  des  opi- 
nions tellement  divergentes  et  tellement  larges,  qu'on 
est  allé  jusqu'à  soutenir  que  le  juste  et  le  bien  existent 
uniquement  en  vertu  de  la  loi,  et  n'ont  aucun  fondement 
dans  la  nature.  §  15.  Si  d'ailleurs  les  biens  eux-mêmes 
peuvent  soulever  une  aussi  grande  diversité  d'opinions  et 
tant  d'erreurs,  c'est  qu'il  arrive  trop  souvent  que  les 
hommes  n'en  retirent  que  du  mal  ;  et  l'on  a  vu  fréquem- 
ment des  gens  périr  par  leurs  richesses,  comme  d'autres 
périssaient  par  leur  courage.  §  16.  Ainsi  donc  quand  on 
traite  im  sujet  de  ce  genre  et  qu'on  part  de  tels  principes, 
il  faut  savoir  se  contenter  d'une  esquisse  un  peu  grossière 
de  la  vérité  ;  et  en  ne  raisonnant  que  sur  des  faits  généraux 
et  ordinaires,  on  n'en  doit  tirer  que  des  conclusions  de 
même  ordre  et  aussi  générales.  §  17.  C'est  avec  cette 
indulgente  réserve  qu'il  conviendra  d'accueillir  tout  ce  que 
nous  dirons  ici.  Il  est  d'un  esprit  éclairé  de  ne  demander 


S  lA.  Le  Men  et  te  juste,  sujet»  ia  vérités  C*e8t  trop  se  défier  de  la 

qu^étudie  la  seienee  politique,  Cen^est  science  morale;  et  Aiistote  liU-mème 

qu'une  faible  partie  de  la  politique,  a,  dans  son  ouvrage,  des  analyses  qui 

tandb  que  c^est  tout  Tobjet  de  la  sont  de  la  pluf  parfaite  exactitude, 
morale.  -^  Tellement  divergentes*  La        $  17.  Exiger  4^  V orateur  des  dé- 

morale  bien  comprise  a  bien  moins  de  monstrations  en  forme.  Si  la  rbélo- 

divergences  que  la  politique;  et  elle  rique  n'a  pas  de  démonstrations  for- 

a  pour  toute  conscience  éclairée  et  melles,  la  morale  peut  en  avoir;  et 

honnête  des  principes  inébranlables.  Aristote  aurait  pu  trouver  les  démons- 

$16.  Esquisse  un  peu  grossière  de  trations  de  Socrate  et  de  Platon  aussi 


n 


8  MORALE  A  NICOMAQUE. 

la  précision  pour  chaque  genre  de  sujets,  que  dans  la 
mesure  où  la  comporte  la  nature  même  de  la  chose  qu'on 
traite;  et  il  serait  à  peu  près  aussi  déplacé  d'attendre 
une  simple  probabilité  du  mathématicien  que  d'exiger  de 
l'orateur  des  démonstrations  en  forme. 

§  18.  On  a  toujoiu*s  raison  de  juger  ce  qu'on  connaît  ; 
et  l'on  y  est  bon  juge.  Mais  pour  juger  un  objet  spécial, 
il  faut  être  spécialement  instruit  de  cet  objet;  et  pour 
bien  juger  d'une  manière  générale,  il  faut  être  instruit  sur 
l'ensemble  des  choses.  Voilà  pourquoi  la  jeunesse  est  peru 
propre  à  faire  une  sérieuse  étude  de  la  politique  ;  elle  n'a 
pas  l'expérience  des  choses  de  la  vie,  et  c'est  précisément 
de  ces  choses  que  la  politique  s'occupe  et  qu'elle  tire  ses 
théories.  11  faut  ajouter  que  la  jeunesse  qui  n'écoute  que 
ses  passions,  entendrait  de  telles  leçons  bien  vainement  et 
sans  aucun  profit,  puisque  le  but  que  poursuit  la  science 
politique  n'est  pas  la  simple  connaissance  des  choses,  et 
que  ce  but  est  pratique  avant  tout.  §  19.  Quand  je  dis 
jeunesse,  je  veux  dire  tout  aussi  bien  la  jeunesse  de 
l'esprit  que  la  jeunesse  de  l'âge  ;  il  n'y  a  point  sous  ce 
rapport  de  différence;  car  le  défaut  que  je  signale  né 
tient  pas  au  temps  qu'on  a  vécu;  il  tient  uniquement  à  ce 
qu'on  vit  sous  l'empire  de  la  passion,  et  à  ce  qu'on  ne  se 
laisse  jamais  guider  que  par  elle  dans  la  poursuite  de  ses 
désirs.  Pour  les  esprits  de  ce  genre,  la  connaissance  des 


concluantes  que  celles  d^aucun  ma-  digression  peu  utile»  qaeGarveMftme 

thématiden.  G^est  plus  tard  ce  qu*à  avec  quelque  raison, 

si  bien  établi  Descartes,  mathémati-  $  19.  A  Vétude  de  la  politique,  et 

tien  et  philosophe  tout  ensemble.  par  le  même  motif,  à  Tétude  de  la 

S  18.  La  jeunesse  est  peu  propre,  morale,    qui  demande  encore  plus 

La  pensée  est  juste;  mais  c^est  une  Tappaissément  des  passions. 


LIVRE  I,  CH.  II,  S  1.  9 

choses  est  tout  à  fait  inféconde,  absolument  comme  elle 
l'est  pour  les  gens  qui,  dans  un  excès,  perdent  la  posses- 
sion d'eux-mêmes.  Au  contraire  ceux  qui  règlent  leurs 
désirs  et  leurs  actes  par  la  seule  ndson,  peuvent  prditer 
beaucoup  à  l'étude  de  la  politique. 

§  20.  Mais  bornons-nous  à  ces  idées  préliminaires  sur 
le  caractère  de  ceux  qui  veulent  cultiver  cette  science, 
sur  la  manière  d'en  recevoir  les  leçons,  et  sur  l'objet  que 
nous  nous  proposons  ici. 


CHAPITRE  IL 

Le  but  suprême  de  rhomme,  de  Taveu  de  tout  le  inonde,  c^est  le 
bonheur.  —  Diversité  des  opinions  sur  la  nature  même  du 
bonheur;  on  n'étudiera  que  les  plus  célèbres  ou  les  plus 
spécieuses.  —  Différences  des  méthodes  suivant  qu'on  part  des 
principes  ou  qu'on  remonte  aux  principes.  —  On  juge  en  gêné* 
rai  du  bonheur  par  la  vie  qu'on  mène  soi-même;  la  recherche 
des  plaisirs  suffit  au  vulgaire  ;  l'amour  de  la  gloire  est  le  partage 
des  natures  .|supérieures,  ainsi  que  l'amour  de  la  vertu.  — 
Insuffisance  de  la  vertu  réduite  à  elle  seule  pour  faire  le 
bonheur;  dédain  de  la  richesse. 

S  1.  Reprenons  maintenant  notre  première  assertion  ; 

CA.  IL  Gr.  Morale,  livre  I,  ch.  S  ;  toyens,  et  la  meillenre^  échappe  oè- 

Moraie  àBadème,  livre  I,  ch.  1,  S,  3.  cessairement  à  l'État  ;  leurs  action» 

$i.  Le  bien  que  tuivant  nous  re»  seules  tombent  sons  Tœ!!  de  la  loi, 

cherche lapolitique.  Suite deVerrear  qui  ne  peut  pénétrer  dans  leur  vie 

commise  dans  le  chapitre  précédent,  morale.  Il  est  d*ailleurs  facile  de  voir 

«-  Dana  totu  Uê  actes  de  notre  vie»  que  cette  méprise  d'Aristote  tient   à 

Une  grande  partie  de  la  vie  des  ci-  tous  les  préjugés  de  Tantiquité  sur  les 


10  MORALE  A  NICOMAQUE. 

et  puisciue  toute  connaissance,  toute  résolution  de  notre 
esprit  a  nécessairement  en  vue  un  bien  d'une  certdne 
espèce,  expliquons  (piel  est  le  bien  que  suivant  nous 
recherche  la  politique,  et  par  conséquent  le  bien  supé- 
rieur que  nous  pouvons  poursuivre  dans  tous  les  actes  de 
notre  vie.  §  2.  Le  mot  qui  le  désigne  est  accepté  à  peu 
près  par  tout  le  monde;  le  vulgaire,  comme  les  gens 
éclairés,  appelle  ce  bien  suprême  le  bonheur;  et  dans 
leur  opinion  commune,  vivre  bien,  agir  bien  est  syno- 
nyme d'être  heureux.  §  S.  Mais  c'est  sur  la  nature  et 
l'essence  du  bonheur  que  les  opinions  se  partagent;  et 
sur  ce  point,  le  vulgaire  est  très-loin  d'être  d'accord  avec 
les  sages.  §  i.  Les  uns  le  placent  dans  des  choses  appa- 
rentes et  qui  éclatent  aux  yeux,  comme  le  plaisir,  la 
richesse,  les  honneurs,  tandis  que  d'autres  le  placent 
ailleurs.  Ajoutez  que  l'opinion  d'un  même  individu  varie 
souvent  sur  ce  sujet  ;  malade,  on  croit  que  le  bonheur  est 
la  santé  ;  pauvre,  que  c'est  la  richesse  ;  ou  bien  quand  on 
a  la  conscience  de  son  ignorance,  on  se  borne  à  admirer 


rapports  de  r£tat  et  de  rinâivîdu.  Ces  gérait  difficile  de  trouver  dans  Pla- 

préjugés  n'étaient  pas  entièrement  ton  une  équivo<[ue  d'ezpresûon  qui 

faux,  et  ils  ont  beaucoup  contribué  à  pût  prêter  à  cette  confusion.  Mais 

toutes  les  merveilles  du  patriotisme  c'est  qu'au  fond  Aristote  s'éloigne 

ancien.  A  ce  point  de  vue,  ils  méritent  de  son  maître,  et  qu'il  donne  au 

tout  notre  respect.  bonheur  une  importance  exagérée. 
S  2.  Ce  bien  suprême  le  bonheur.        $  à.  Le  placent  ailleurs.  Le  mot 

Sans  doute  le  vulgaire  confond  dans  c  ailleurs  »  est  bien  vague  ;  et  Aristote 

son  langage  le  bien  suprême  et  le  pouvait  préciser  davantage  eu  disant: 

0  bonheur;  mais  le  langage  du  phi-  la  science,  la  vertu,  la  prudence,  etc. 

losophe  doit  être  plus  précis;  et  à  —  Varie  souvenu  Observation  pleine 

moins  qu'Aristote  ne  veuille  con-  de  justesse,  conune  chacun  de  nous 

fondre  le  bonheur  et  la  vertu,  il  ne  a  pu  très- fréquemment  s'en  con- 

doit  pas  parier  comme  le  vulgaire.  1\  vaincre  par  sa  propre  expérience. 


LIVRE  I,  CH.  II,  S  8.  11 

ceux  qui  parlent  du  bonheur  en  termes  pompeux,  et  qui 
s'en  font  une  image  supérieure  à  celle  qu'on  s'en  fait  soi- 
même.  §  5.  Quelquefois  on  a  cru  qu'au-dessus  de  tous 
ces  biens  particuliers,  il  existe  un  autre  bien  en  soi  qui 
est  la  cause  unique  que  toutes  ces  choses  secondaires 
sont  aussi  des  biens. 

§  6.  Rechercher  toutes  les  opinions  sur  cette  matière 
serait  peine  assez  inutile  ;  et  nous  nous  bornerons  à  celles 
qui  sont  les  plus  répandues,  c'est-à-dire  à  celles  qui 
semblent  avoir  quelque  vérité  et  quelque  raison. 

§  7.  Du  reste  ne  perdons  pas  de  vue  qu'il  y  a 
grande  différence  entre  les  théories  qui  partent  des  prin- 
cipes et  celles  qui  remontent  aux  principes.  Platon  avait 
bien  rsdson  de  se  demander  et  de  rechercher  si  la  vraie 
méthode  consiste  à  partir  des  principes  ou  à  remonter 
jusqu'à  eux  ;  tout  comme  pour  le  stade  on  peut  aller  des 
juges  à  la  borne  ;  ou  à  l'inverse,  de  la  borne  aux  juges. 
§  8.  Mais  il  faut  toujours  débuter  par  des  choses  bien 

%  5.  Quelquefois  on  a  cru,  G*est  p.  59,  et  liv.  VII,  p.  106,  traduction 

Platon  qu*Aristote  désigne  sans  le  de  M.  Cousin), 
nommer.  $  8.  Notoires  de  deum  façons,  DiS- 

%  7.  Platon  avait  bien  raison.  Les  tinction  familière  au  péripatétisme  ; 

commentateurs  ont  été  assez  embar-  voir  spécialement  les  Derniers  Analy- 

rassés  pour  indiquer  le  passage  précis  tiques,  livre  I,  ch.   2,  %  iU  Les 

auquel  cette  citation  se  rapporte.  Il  choses  les  pins  notoires  relativement 

me  semble  qu^elle  s^applique  fort  bien  à  nous  sont  celles  que  nous  fait  coo- 

à  la  grande  discussion  du  6*  livre  de  naître  la  sensation.  Les  plus  notoires 

la  République,  sur  la  méthode  dialeo-  en  soi,  ou  absolument,  sont  les  choses 

tique,  qui  remonte  jusqu^au  principe  évidentes  pour  la  raison  ;  ce  sont  les 

des  choses,  et  sur  cette  autre  méthode  plus  éloignées  pour  la  sensibilité.  -^ 

qui,  partant  de  simples  hypothèses  Des  prineiftes  de  la  politique.  On 

qu*elle  prend  pour  des  principes,  se  attendrait  plutôt  :  «  des  principes  de 

bâte  d*arriver  à  des  conclusions  tout  la  morale.  >  Mais  Aristote  reste  con* 

aussi  peu  solides. (République,  liv.  VI,  séquent  avec  lui-même. 


12  MORALE  A  NICOMAQUE. 

notoires  et  bien  claires.  Les  choses  peuvent  être  notoires 
de  deux  façons  :  eUes  peuvent  Tètre,  ou  relativement  à 
nous,  ou  d'une  manière  absolue.  Peut-être  nous  faut-il 
commencer  par  celles  qui  sont  notoires  pour  nous;  et 
voilà  pourquoi  des  mœurs  et  des  sentiments  honnêtes 
sont  la  préparation  nécessaire  de  quiconque  veut  faire  une 
étude  féconde  des  principes  de  la  vertu»  de  la  justice,  en 
un  mot,  des  principes  de  la  politique. 

S  9.  Le  vrai  principe  en  toutes  choses;  c'est  le  fait; 
et  si  le  fait  lui*même  était  toujours  connu  avec  une  suffi- 
sante clarté,  il  n'y  aurait  guère  besoin  de  remonter 
jusqu'à  sa  cause.  Une  fois  qu'on  a  la  connaissance  corn-- 
plète  du  fait,  ou  l'on  en  possède  déjà  les  principes ,  ou 
du  moins  on  peut  très-aisément  les  acquérir.  Mais  quand 
on  est  hors  d'état  de  connaître  ni  le  fait  ni  la  cause, 
on  doit  s'appliquer  cette  maxime  d'Hésiode  : 

«  Le  mieux  est  de  pouvoir  se  diriger  sol-môme, 
«  En  sachant  ce  qu'on  fait  pour  le  but  qu'on  poursuit 
<c  C'est  bien  encor  de  suivre  un  sage  avis  d'autrui. 
«  Mais  ne  pouvoir  penser  et  n'écouter  personne, 
«  Est  l'action  d'un  sot  que  chacun  abandonne.  » 

§  10.  Mais  revenons  au  point  d'où  nous  nous  sommes 
écartés. 


$  9.  Le  vrai  principe  en  toute  ehoee  Heinsius.  Le  second  vers  qai  est  cité 

^eêt  le  fait.  Le  fait  n'est  pas  le  vrai  ici  par  Âristote  n'est  pas  d'Hésiode,  & 

principe}  c'est  seulement  le  point  de  ce  qu'il  parait,  ;  et  Heinsius,  tout  en 

départ.  U  estdngulier  que  l'auteur  Tadmettant  dans  son  édlUon,  l'in- 

de  la  Métaphysique  aille  presque  ju&>  dique  comme  apocryphe.  L'interpola- 

qu'à  proscrire  la  recherche  des  causes,  tion  remonterait  Urès-haut  puisqu'elle 

—    Cette   maxime   d'Hésiode,  Les  remonte  au  moins  au  temps  d' Aristote. 

Œuvres  et  les  Jours,  v.  293,  édit,  de  S 10.  I>'aà  noue  nout  sommes  écar- 


LIVRE  I,  CH.  Il  S  12.  13 

Ce  n*est  pas,  selon  nous,  une  erreur  complète  que  de 
se  faire  une  idée  du  bien  et  du  bonheur  par  la  vie  qu'on 
mène  soi-même.  Ainsi  les  natures  vulgaires  et  grossières 
croient  que  le  bonheur,  c'est  le  plaisir;  et  voilà  pourquoi 
elles  n'ahnent  que  la  vie  des  jouissances  matérielles. 
C'est  qu'en  effet  il  n'y  a  que  trois  genres  de  vie  qu'on 
puisse  plus  particulièrement  distinguer  :  d'abord  cette 
vie  dont  nous  venons  de  parler,  puis  la  vie  politique  ou 
publique,  et  enfin  la  vie  contemplative  et  intellectuelle. 
§  11.  La  plupart  des  hommes,  tels  qu'ils  se  montrent, 
sont  de  véritables  esclaves,  choisissant  par  goût  une  vie 
de  brutes  ;  et  ce  qui  leur  donne  quelque  raison  et  semble 
les  justifier,  c'est  que  le  plus  grand  nombre  de  ceux  qui 
sont  au  pouvoir  n'en  profitent  d'ordinaire  que  pour  se 
livrer  à  des  excès  dignes  de  Sardanapale.  §  12.  Au  con- 
traire, les  esprits  distingués  et  vraiment  actifs  placent  le 
bonheur  dans  la  gloire  ;  car  c'est  là  le  but  le  plus  habituel 
de  la  vie  politique.  Mais  le  bonheur  ainsi  compris  est  quel- 
que chose  de  plus  superficiel  et  de  moins  solide  que  celui 
qu'on  prétend  chercher  ici.  La  gloire  et  les  honneurs 
semblent  appartenir  à  ceux  qui  les  dispensent  bien  plutôt 
qu'à  celui  qui  les  reçoit,  tandis  que  le  bien  tel  que  nous 
le  proclamons  est  quelque  chose  qui  est  tout  personnel, 

les.  Aristote  s^apperçoit  lui-même  de  moins  juste  de  nos  jours  qu*elle  ne 

la  digression  où  il  s^est  laissé  aller.  Tétait  de  son  temps;  maismalheureu- 

—  Une  erreur  eompUte,  Ce  peut  être  sèment  elle  Test  plus  encore  que  ne 

une  erreur  complète;  mais  c*est  une  le  désirerait  la  philosopbJe.  G^est  Tob- 

erreur  assez  naturelle.  Les  mêmes  jet  et  le  triomphe  de  la  civilisation  de 

idées  sont  reproduites  dans  la  Morale  diminuer  de  plus  en  plus  le  nombre  de 

à  Eudème,  livre  I,  ch.  à»  ces  êtres  incultes.— 5ariafMipa(e.  Gi- 

S  11 •  La  plupart  det  hommes.  Cette  céron  avait  sans  doute  ce  passage  sous 

remarque  d' Aristote  est  peut >- être  lesyeuXfTusculanes,  V,  35,  p.d94. 


U  MORALE  A  NICOMAQUE. 

et  qu'on  ne  peut  enlever  que  très-diflBcilement  à  l'homme 
qui  le  possède.  J'ajoute  que  souvent  l'on  ne  paraît  pour- 
suivre la  gloire  que  pour  se  confirmer  soi-même  dans 
l'idée  qu'on  a  de  sa  propre  vertu  ;  on  cherche  à  captiver 
l'estime  des  gens  sages  et  du  monde  dont  on  est  connu, 
parce  qu'on  la  regarde  comme  un  juste  hommage  au  mé- 
rite qu'on  se  suppose.  §  18.  J'en  conclus  qu'aux  yeux 
même  des  hommes  qui  se  conduisent  par  ces  motifs,  la 
vertu  a  la  prééminence  sur  la  gloire  qu'il  recherchent. 
On  pourrait  donc  croire  aisément  que  la  vertu  est  la  véri- 
table fin  de  l'homme  plutôt  que  la  vie  politique.  Mais  la 
vertu  elle-même  est  évidemment  trop  incomplète,  quand 
elle  est  seule  ;  car  il  ne  serait  pas  impossible  que  la  vie 
d'un  homme  plein  de  vertu  ne  fût  qu'un  long  sommeil  et 
une  perpétuelle  inaction.  Il  se  pourrait  même  encore 
qu'un  tel  homme  souffrît  les  plus  vives  douleurs  et  les 
plus  grandes  infortunes  ;  or,  jamais  à  moins  qu'on  n'ait 
une  thèse  toute  personnelle  à  défendre,  on  ne  pourrait 
soutenir  que  l'homme  qui  vivrait  ainsi  fût  heureux. 

Mais  c'en  est  assez  sur  ce  sujet  dont  nous  avons  ample- 
ment parlé  dans  nos  ouvrages  Encycliques. 


S  13.  Plein  de  vertu,  U  est  difficile  ne  sait  point  au  juste  ce  qu'^étaient  ces 

d'imaginer  ce    que  serait  la  vertu  ouvrages  d^Âristote.  Diogène  Laêrce 

d*un  homme  plongé  dans  le  sommeil  les  cite  dans  son  catalogue,  où  ils  sont 

et  rinaction.  —  Une  thèse  toute  per»  composés  de  deux  livres.   (  Liv.  V, 

sonnette.  Voir  la  définition  de  la  thèse  ch.  1,  p.  i  17,  édit.  de  Didot  ].  W  par 

dans  les  Topiques,  liv.  I,  ch.  ii,  %%  5  raîtraitd^après  les  commentateurs  que 

et  6.  La  thèse  a  toujours  quelque  chose  c^était  un  recueil  de  mélanges  sur 

de  paradoxal,  si  ce  n'est  de  faux.  —  différents  sujets.  Eustrate  donne  une 

Nos  ouvrages  Encycliques»  Je  conserve  autre  explication  ;  et  selon  lui  le  nom 

le  mot  d'Encycliques,  par  Timpuis-  d'Encycliques  était  attribué  à  des  vers 

sance  de  le  traduire  exactement  On  d'Âristote  qui  commençaient  et  finis- 


LIVRE  I,  CH.  II,  g  16.  15 

§  ik.  Le  troisième  genre  de  vie,  après  les  deux  que 
nous  venons  d'examiner,  est  la  vie  contemplative  et  in- 
tellectuelle ;  nous  l'étudierons  dans  ce  qui  doit  suivre. 
§  15.  Quant  à  la  vie  où  l'on  ne  se  propose  que  de  s'en- 
richir, c'est  une  sorte  de  violence  et  de  lutte  continuelles  ; 
mais  évidemment  la  richesse  n'est  pas  le  bien  dont  nous 
sommes  en  quête;  la  richesse  n'est  qu'une  chose  utile  et 
recherchée  en  vue  de  choses  autres  qu'elle-même.  Aussi 
les  divers  genres  de  vie  dont  nous  avons  antérieurement 
parlé,  pourraient  plutôt  encore  que  la  richesse  être  pris 
pour  les  véritables  fins  de  la  vie  humaine,  parce  qu'on 
ne  les  aime  que  pour  eux  absolument;  et  pourtant  ces 
fins  mêmes  ne  sont  pas  les  vraies,  malgré  toutes  les  dis- 
cussions dont  elles  ont  été  Fobjet.  Mais  laissons  de  côté 
tout  ceci. 


soient  tous  de  la  même  manière.  Eus-  S  15.  La  riehease  n'est  pas  le  bien. 

trate  est  seul  à  nous  transmettre  cette  On  peut  voir  dans  le  premier  livre  de 

singulière  tradition.  la  Politique,  ch.  m  et  iv,  des  idées 

%Mk,  Dans  ee  qui  doit  suivre*  Voir  tout  à  fait  analogues*  Elles  méritent 

plus  loin,  liv.  X,  ch.  7.  grande  attention. 


16  MORALE  A  NICOMAQUE. 


CHAPITRE  IIL 

De  ridée  générale  du  bonhear.  —  GrlUque  du  système  des  Idées 
de  Platon.  Objections  diverses  :  le  bien  n'est  pas  un,  puisqu'il  est 
dans  toutes  les  Catégories,  et  qu'il  y  a  plusieurs  sciences  du 
bien  ;  le  bien  en  soi  et  le  bien  se  confondent  —  Les  Pythagori- 
ciens et  Speusippe.  —  Distinction  des  biens  qui  sont  des  biens 
par  eux-mêmes,  et  de  ceux  qui  ne  le  sont  qu'à  cause  d'autres 
biens;  difficultés  de  cette  distinction.  7- Le  moyen  le  pLua  sûr  de 
connaître  le  bien,  c'est  de  l'étudier  dans  les  biens  particuliers 
que  l'homme  possède  et  emploie. 

§.  1.  Peut-être  sera-t-il  plus  convenable  d'étudier  le 
bien  dans  son  acception  universelle,  et  de  nous  rendre 
compte  ainsi  du  sens  exact  qui  s'attache  à  ce  mot.  Je 
ne  me  dissimule  pas  toutefois  qu'une  recherche  de  ce 
genre  peut  être  pour  nous  assez  délicate,  puisque  le  sys- 
tème des  Idées  a  été  présenté  par  des  personnes  qui 
nous  sont  chères.  Mais  on  trouverait  bien  sans  doute,  et 
l'on  regarderait  comme  un  vrai  devoir  de  notre  part,  que 
dans  l'intérêt  de  la  vérité,  nous  fissions  la  critique  même 

de  nos  propres  opinions,   surtout  puisque  nous  nous 

• 

Cfu  UL  Gr.  Morale,  livre  I ,  ch.  1  ;  tote  a  pu  remprunter  à  son  maître  Ini- 

Moraleà  Eudème,  livre  I,  ch.  8.  même;  car  Platon,  en  s^excusant  de 

S 1.  PovT  nous  oiset  délicate.  An»-  critiquer  Homère,  dit  :  •  On  doit  pins 

tote  ne  prend  pas  toujours  autant  de  d^égards  à  la  vérité  qu*à  un  homme.  • 

précautions  pour  attaquer  le  système  (République,  livre  X,  page  235,  trad* 

de  son  maître. — V amitié  et  la  vérité,  de  M*  Cousin.)  M.  Cousin  pense  que 

Cette  pensée  a  été  depuis  Aristote  mille  c'est  là  Torigine  de  la  phrase  d'Aris^ 

fois  répétée;  elle  est  fort  belle  :  Amiens  tote  ;  et  Camerarius  avait  fait  la  mène 

Plato^  std  magis  amiea  veritas,  Ari»-  remarque. 


LIVRE  I,  CH.  III,  §  3.  17 

piquons  d'être  philosophe;  ainsi  entre  l'amitié  et  la 
vérité  qui  nous  sont  chères  toutes  les  deux,  c'est  une 
obligation  sacrée  de  donner  la  préférence  à  la  vérité. 

§  2.  Ceux  qui  ont  introduit  cette  opinion  n'ont  pas  fait 
ni  admis  d'Idées  pour  les  choses  où  ils  distinguaient  un 
ordre  de  priorité  et  de  postériorité.  C'est  même  là  ce  qui 
les  empêchdt,  pour  le  dire  en  passant,  de  supposer  des 
Idées  pour  les  nombres.  Or  le  bien  se  dit  également  et 
dans  la  catégorie  de  la  substance,  et  dans  la  catégorie  de 
la  qualité,  et  dans  celle  de  la  relation.  Mais  ce  qui  est  en 
soi,  c'est-à-dire  la  substance,  est  par  sa  nature  même 
antérieur  à  la  relation,  puisque  la  relation  est  comme  une 
superfétation  et  un  accident  de  l'être;  et  il  semble  qu'on 
ne  saurait  établir  entre  tous  ces  biens  d'Idée  commune. 
§  3.  Ajoutons  que  le  bien  peut  se  présenter  sous  autant 
d'acceptions  diverses  que  l'être  lui-même.  Ainsi  le 
bien  dans  la  catégorie  de  la  substance,  c'est  Dieu  et 
l'intelligence  ;  dans  la  catégorie  de  la  qualité,  ce  sont  les 
vertus;  dans  celle  de  la  quantité,  c'est  la  mesure;  dans 
celle  de  la  relation,  c'est  l'utile;  dans  celle  du  temps, 
c'est  l'occasion;  et  dans  celle  du  lieu,  c'est  la  position 
régulière.  De  même  pour  le  reste  des  catégories.  Ainsi 
évidemment  le  bien  n'est  pas  une  sorte  d'universel  com- 
mun à  toutes;  il  n'est  pas  un;  car  s'il  l'était,  on  ne  le 


S  2*  Ceux  qui  ont  introduit  cette  étant  au-dessus  de  la  relation.  Dooc 

Ofrinionm  Première  objection  :  selon  il  n'y  a  pas  dldée  du  bien  en  soi  ; 

Platon  lui-même,  il  n'y  a  pas  d'Idées  et  Platon  est  réfuté  par  ses  propres 

des  choses  qui  sont  subordonnées  les  théories. 

unes  aux  autres  comme  antérieures        $  3.  Ajoutons*  Seconde  objection  : 

et  postérieures.  Or,  selon  Aristote»  le  bien  n'est  pas  un,  puisqu'il  est  ré- 

les  biens  sont  ^si  subordonnés  dans  parti  et  divers  dans  les  diverses  catè- 

Ics  diverses  catégories,  la  substance  gories. 

2 


18  MORALE  A  NICOMAQUE. 

retrouverait  pas  dans  toutes  les  catégories,  et  il  serait 
dans  une  seule  exclusivement.  §  4.  Déplus  encore,  comme 
il  n'y  a  qu'une  seule  science  des  choses  qui  sont  comprises 
sous  une  seule  Idée,  il  faudrait  qu'il  n'y  eût  également 
qu'une  science  unique  de  tous  les  biens  quels  qu'ils 
fassent  Mais  loin  de  là,  il  y  a  plusieurs  sciences  même 
pour  les  biens  d'une  seule  catégorie.  Ainsi  la  science  de 
l'occasion,  c'est  dans  la  guerre  la  science  stratégique; 
c'est  dans  la  maladie,  la  science  médicale.  La  science 
de  la  mesure  est  encore  la  science  médicale  en  ce  qui 
concerne  les  aliments  ;  c'est  la  science  gymnastique,  en  ce 
qui  concerne  les  exercices. 

§  5.  On  pourrait  se  demander  également  ce  que  c'est 
que  la  chose  en  soi  et  ce  qu'on  veut  dire  en  appliquant 
cette  expression  a  en  soi  »  à  chaque  chose.  Pour  l'homme  en 
soi,  et  pour  l'homme,  la  définition  est  une  seule  et  même 
définition,  c'est  celle  de  l'homme,  simplement  en  tant  qu'il 
est  homme  ;  il  n'y  a  de  part  ni  d'autre  aucune  différence; 
et  si  dans  ce  cas  il  en  est  sdnsi,  il  ne  peut  pas  non  plus  y 
avoir  de  différence  entre  le  bien  en  soi  et  le  bien,  en  tant 
qu'ils  sont  des  biens  l'un  et  l'autre. 

§  6.  On  ne  pqurr^dt  pas  même  dire  que  le  bien  en  soi 


$  h»  De  ptu$  eneore.  Troisième  qu^il  i'imagine.  Elle  désigne  Tuiii» 

objection  :  U  7  a  des  sciences  diverses  versd   dont   Âristote    lui-même  a 

pour  ces  biens  spéciaux  ;  et  à  ce  point  essayé  une  théorie.  Dans  le  système 

de  vue  encore»  le  bien  n'est  pas  un.  de  Platon,  elle  joue  un  grand  rôle, 

$6»  La  chose  en  eoU  Autre  ordre  et  elle  y  est  essentielle.  Aristote  ne 
d^objections  :  ceUes-ei  ne  s'adressent  Toit  pas  que  Thonime  en  soi  et 
plus  à  ridée  du  bien  en  particulier;  Thomme  sont  une  seule  et  même 
elles  attaquent  d*une  manière  gêné*  chose  ;  seulement  Texpression  de  Pla- 
raie  la  théorie  des  Idées  tout  entière,  ton  set  plus  prédise,  et  il  fallait  lui 
Quoiqu'en  dise  Aristote,  cette  exprès-  en  faire  un  mérite,  loin  de  le  lui  ré- 
gion «  en  soi  »  n*est  pas  aussi  vaine  procher. 


LIVRE  I,  CH.  III,  S  8.  19 

est  plus  un  bien  que  tout  autre  bien  parce  qu'il  serait 
étemel,  puisque,  dans  un  autre  genre,  une  blancheur  qui 
dure  de  longues  années  n'est  pas  pour  cela  plus  blanche 
que  celle  qui  ne  dure  qu'un  seul  jour.  §  7.  Le  système  des 
Pythagoriciens  sur  la  nature  du  bien  me  semble  encore 
plus  acceptable,  quand  ils  placent  l'unité  dans  la  série 
coordonnée  où  ils  mettent  aussi  les  biens  ;  et  c'est  égale- 
ment une  opinion  où  Speusippe  semble  les  avoir  suivis. 

§  8.  Mais  laissons  la  discussion  de  ces  derniers  points, 
qui  trouvera  sa  place  ailleurs. 

A  la  réfutation  que  nous  venons  de  présenter,  il  semble 
qu'on  peut  faire  une  objection,  et  dire  que  les  Idées  atta- 
quées par  nous  ne  s'appliquent  pas  aux  biens  de  toute 
espèce,  et  qu'elles  ne  concernent  qu'une  seule  espèce  de 
biens,  à  savoir  ceux  qu'on  poursuit  et  qu'on  aime  pour  eux- 
mêmes  uniquement,  tandis  que  les  choses  qui  produisent 
ces  biens  ou  qui  contribuent  à  les  conserver  de  quelque 


S  6.  Une  blancheur  qtii  dure  dt  livre  que  je  viens  de  citer;  et  diaprés 

longues  années,  G*est  une  objection  le  catalogue  de  Diogène  Laêrce,  il 

à  peine  sérieuse  que  d^assimiler  Pldée  avait  fait  aussi  un  livre  spécial  sur  la 

d^une  chose  toute  matérielle  à  Tldée  philosophie  de  Speusippe  et  de  Xéno- 

du  bien.  La  durée  est  un  élément  crate.   Peut-être,    du  reste,  cette 

considérable   dans  la  question   du  expression    c  ces  derniers  points  t 

bien  ;  et  Âristote  lui-même  en  tient  ne  se  rapporte-t-elle  qu'à  Téternité 

compte  quand  il  s*agit  du  bonheur  du  bien;  mais  alors  je  ne  saurait 

et  de  la  vertu.  dire  où  Aristote  en  a  précisément 

S  7.  Ltf  système  des  Pythagor^  parlé,  si  ce  n'est  dans  le  douiième 

ciens.  Voir  la  Métaphysique,  livre  I,  livre  de  la  Métaphysique.  Eustrate 

ch.  5,  édition  de  Berlin,  page  986,  donne  à  ce  passage  le  premier  sens» 

a,  26.  c'est-à-dire  celui  que  j'ai  adopté  dans 

S  8.  Ces  derniers  points,.,  ailleurSm  ma  traduction. 
Aristote  expose  le  système  des  Pytha-        $S,  Ala  réfutation  que  nous  ««- 

goriciens  dans  la  Métaphysique,  au  nons  de  présenter.  Le  texte  n'est  pas 


20  MORALE  A  NICOMAQUE. 

façon  que  ce  soit,  ou  qui  préviennent  ce  qui  leur  est  con- 
traire et  les  détruit,  ne  sont  appelées  des  biens  qu'à  cause 
de  ceux-là,  et  sous  un  autre  point  de  vue.  §  9.  Ainsi  cette 
expression  de  biens  peut  évidemment  se  prendre  en  un 
double  sens  ;  d'une  part,  les  biens  qui  sont  des  biens  par 
eux-mêmes,  puis  les  autres  biens  qui  ne  le  sont  que  grâce 
aux  premiers.  Dès  lors,  nous  pouvons  séparer  et  distinguer 
les  biens  en  soi  des  biens  qui  servent  simplement  à  pro- 
curer ceux-là,  et  rechercher  si  les  biens  en  soi  ainsi 
compris  sont  réellement  exprimés  et  compris  sous  une 
seule  Idée. 

g  10.  Mais  d'abord,  quels  sont  précisément  les  biens 
qu'on  doit  reconnaître  pour  des  biens  en  soi  ?  Sont-ce  les 
biens  qu'on  poursuivrait  encore  quand  même  ils  seraient 
isolés,  par  exemple,  penser,  voir,  ou  encore  tels  plaisirs, 
tels  honneurs  en  particulier  ?  Ce  sont  là  toutes  choses  qu'on 
peut  poursuivre  aussi  en  vue  de  quelqu'autre  chose  qu'elles, 
mais  qui  cependant  peuvent  très-justement  passer  pour 
des  biens  en  soi.  Ou  bien  ne  doit-on  reconnaître  absolu- 
ment pour  un  bien  que  l'Idée  et  l'Idée  toute  seule?  L'Idée 
alors  deviendra  tout  à  fait  vsdne  et  inutile.  §  11.  Mais  si 
les  choses  que  nous  venons  d'énumérer  sont,  elles  aussi. 


tout  à  fait  aussi  précis.  LHnterpré-  pensée.  L'Idée  serait  vaine  et  inutile, 

tation  que  je  donne  est  aussi  celle  si  on  la  réduit  à  elle  seule,  et  si  on  la 

d'Eustrate.  sépare  de  tous  les  biens  particuliers 

S  9.  Kn  un  double  êens.  Cette  di«  du  genre  de  ceux  qui  viennent  d*âtre 

vbion  des  biens  est  analogue  à  celle  désignés. 

qu'Aristote  a  faîte  plus  haut  dans  les  S  il-  ^^  aient  en  soi,  des  biens 

actions,  ch.  4,  $  3.  —  Sou»  une  seule  qu'on  poursuit  pour  eux  seuls  et  in- 

Idée,  comme  le  veut  Platon.  dépendamment  de  toute  autre  con- 

S  10.  Tout  à  fait  vaine  et  inutile,  séquence.    —    Les  définitions  sont 

Aristote  n*explique  qu'à  -  demi   sa  autres.  Nouvelle  objection  contre  la 


LIVRE  I,  CH.  III,  §  13.  21 

des  biens  en  soi,  il  faudra  que  la  définition  du  bien  soit 
manifestement  la  même  dans  tous  ces  cas  divers,  comme 
k  définition  de  la  blancheur  est  évidemment  identique 
pour  la  neige  et  pour  la  céruse.  Or  pour  les  honneurs, 
pour  la  pensée,  pour  le  plaisir,  les  définitions  sont  autres 
et  fort  différentes,  en  tant  que  toutes  ces  choses  sont  des 
biens.  Concluons  donc  que  le  bien  n*est  pas  quelque  chose 
de  commun  qu'on  puisse  comprendre  sous  une  seule  et 
unique  Idée. 

§  12.  Mais  comment  toutes  ces  choses  sont-elles  ap- 
pelées dés  biens  ?  Ce  ne  sont  pas  là  certainement  de  ces 
homonymes,  de  ces  équivoques  que  crée  le  hazard.  Sont- 
elles  comprises  sous  une  appellation  pareille,  parce 
qu  elles  viennent  toutes  d'une  seule  origine ,  ou  parce 
qu'elles  tendent  toutes  à  un  seul  but  ?  Ou  n'est-ce  pas 
plutôt  par  simple  analogie?  Ainsi  par  exemple  la  vue 
dans  le  corps  a  de  l'analogie  avec  l'entendement  dans 
l'âme;  et  comme  telle  autre  chose  a  de  l'analogie  avec 
telle  autre.  §  18.  Mais  peut-être  faut-il  pour  le  moment 
laisser  de  côté  toutes  ces  questions;  il  appartient  plus 
spécialement  à  une  autre  partie  de  la  philosophie  de  les 
traiter  avec  la  précision  désirable  ;  et  l'on  pourrait  en  dire 


théorie  des  Idées  :  des  choses  dont  la  même  de  la  faiblesse  de  son  objection, 
définition  est  différente,  ne  peuvent        $  13.  Une  autre  partie  de  la  phito^ 

avoir  la  même  Idée.  Cette' objection  #o;»Ate,  la. Métaphysique  ou  lesCaté- 

porte  encore  moins  que  les  précè-  gories.  —  L*(m  pourrait  en  dire  à 

dentés  ;  car  si  la  définition  de  chacun  peu  près  autant  de  l'Idée,  C'est-ft-dire 

de  ces  biens  particuliers  que  cite  renvoyer  la  discussion  de  cette  théorie 

Aristote,  est  différente,  leur  définition  à  la  métaphysique,  à  la  pure  spé* 

en  tant  que  biens  leur  est  commune  eulation,  tandis  que  la  théorie  du 

et  par  conséquent  identique.  Dans  le  bien  telle  qu'on  veut  la  faire  ici  doit 

$  suivant,  il  semble  s'apercevoir  lui-  être  essentiellement  pratique. 


22  MORALE  A  NICOMAQUE. 

à  peu  près  autant  de  l'Idée;  car  si  le  bien  qu'on  attribue 
à  tant  de  choses  et  qu'on  (ait  commun  à  toutes,  est  un 
comme  on  le  prétend,  ou  s'il  est  quelque  chose  de  séparé 
qui  existe  en  soi,  il  est  dès  lors  parfaitement  clair  qu'il 
ne  saurait  être  possédé  ni  pratiqué  par  l'homme.  Or  c'est 
précisément  un  bien  de  cette  dernière  espèce  accessible  à 
l'homme  que  nous  cherchons  en  ce  moment. 

§  li.  Mais  on  peut  trouver  que  ce  serait  un  grand 
avantage  de  connaître  le  bien,  dans  son  rapport  avec  les 
biens  que  l'honune  peut  acquérir  et  pratiquer  ;  car  le  bien 
ainsi  connu  nous  servant  en  quelque  sorte  de  modèle, 
nous  saurions  mieux  découvrir  les  biens  spéciaux  qui  nous 
conviennent  ;  et  une  fois  éclairés  sur  ce  point ,  nous 
arriverions  plus  sdsément  à  nous  les  procurer.  §  15.  Tout 
en  reconnaissant  que  cette  opinion  a  quelque  chose  de 
fort  plausible,  je  dois  dire  pourtant  qu'elle  semble  en 
désaccord  avec  les  exemples  que  nous  offrent  les  sciences 
de  tout  genre.  Quoiqu'elles  aient  toutes  en  vue  un  bien 


$  ih*  Cê  tirait  un  grand  a  von*  venu  G^est  précisément  parce  que  les 
tage,  P]aton  n'a  pas  eu  un  autre  but  sciences  ont  chacune  un  bien  parti- 
dans  la  théorie  des  Idées;  et  il  n*a  culier  à  poursuÎTre,  qu'elles  ne  dol- 
jamais  étudié  Tidée  générale  du  vent  pas  s'occuper  du  bien  en  géné- 
bien  que  pour  mieux  connaître  et  raU  l\  serait  fort  étrange  et  fort 
appliquer  le  bien  dans  la  pratique  de  dangereux  que  la  médecine,  au  lieu 
la  vie.  Le  Phédon,  la  République,  les  de  s'occuper  de  procurer  la  santé, 
Lois  le  prouvent  de  reste  ;  et  il  esl  allAt  disserter  sur  le  bien,  comme  la 
bien  étonnant  que  son  disciple  ait  philosophie  pourrait  le  feire.  Mais 
méconnu  si  complètement  sa  pensée»  ceci  n'empêche  pas  qu'il  n'y  ait  une 
•—  Nous  servant  en  quelque  sorte  de  science,  dont  la  fonction  soit  d'étu» 
modèle.  Comparaison  analogue  à  celle  dier  le  bien  en  général  et  surtout  le 
dont  Arislote  s'est  déjà  servi  plus  bien  moraL  Cette  sdenoe  n'est  pas 
haut,  ch«  I,  S  7.  inutile  apparemment  aux  yeux  d'A» 

$  15.   Un  bkn  qu^elUs  poursict-  ristotc,  puisqu'il  a  fhit  un  traité  de 


LIVRE  I,  CH.  III,  g  16. 


23 


qu  elles  poursuivent,  quoiqu'elles  tendent  à  satisfaire  nos 
besoins,  elles  n'en  négligent  pas  moins  Tétude  du  bien  en 
lui-même.  Or  il  n'est  pas  supposable  que  tous  les  prati- 
ciens, les  artistes  méconnaissent  un  si  puissant  secours  et 
ne  le  recherchent  point.  §  16,  Il  n'est  pas  plus  facile  de  voir 
à  quoi  servirait  au  tisserand,  et  au  maçon,  pour  leur  art 
spécial,  de  connaître  le  bien  en  soi;  ni  comment  l'on  sera 
meilleur  médecin,  ou  meilleur  général  d'armée,  pour  avoir 
contemplé  l'Idée  même  du  bien.  Ce  n'est  pas  sous  ce  point 
de  vue  que  le  médecin  considère  ordinairement  la  santé  ; 
il  ne  considère  que  celle  de  l'homme,  ou  poiu*  mieux  dire 
encore,  il  considère  spécialement  la  santé  de  tel  individu  ; 
car  il  n'exerce  la  médecine  que  sur  des  cas  particuliers. 
Mais,  je  le  répète,  n'allons  pas  plus  loin  sur  ce  sujet. 


morale  ;  et  le  médedn  exercera  d*au- 
tant  mieux  sa  profession  qu'il  sera 
plus  philosophe  ;  c'est-à-dire  que  la 
connaissance  générale  du  bien  lui 
servira  certainement  à  mieux  réaliser 
le  bien  spécial  qu'il  recherche. 

S  16.  èSeiUeur  médecin»  \\  semble 
que  l'exemple  d'Hippocrate  aurait 
dû  ayertir  Aristote  que  la  réflexion 
qu'il  fait  ici  n'est  pas  tout  à  fait  juste. 
-—  tisseranth,»  maçon»»  médecin,»»» 
général»   Il  n'est  pas   exact  d'iso- 


ler aussi  complètement  l'artiste  et 
l'homme.  Le  caractère  personnel  de 
l'aïUste  a  toujours  une  grande  in- 
fluence sur  la  manière  dont  il  entend 
et  pratique  son  art 

Garve  a  trouvé  qu' Aristote  dans 
sa  polémique  contre  les  Idées  était 
subtil;  le  reproche  est  juste;  mais 
Garve  est  allé  trop  loin  en  croyant 
que  les  subtilités  d'un  tel  génie  ne 
valaient  pas  la  peine  d'être  com- 
mentées. 


24  MORALE  A  NICOMAQUE. 


CHAPITRE  IV. 

Le  bien  dans  chaque  genre  de  choses  est  la  fin  en  vue  de  laquelle 
se  fait  tout  le  reste.  —  Le  bonheur  est  la  fin  dernière  de  tous 
les  actes  de  Thomme;  il  est  indépendant  et  parfait  —  Le 
bonheur  ne  se  comprend  bien  que  par  la  connaissance  de 
l'œuvre  propre  de  l'homme.  Cette  œuvre  est  Tactivité  de 
Tâme  dirigée  par  la  vertu. 

§  1.  Revenons  encore  une  fois  au  bien  que  nous  cher- 
chons, et  voyons  ce  qu'il  peut  être. 

D'abord,  le  bien  se  montre  très-différent  selon  les  dif- 
férents genres  d'activité,  et  selon  les  différents  arts.  Ainsi 
il  est  autre  dans  la  médecine,  autre  dans  la  stratégie;  et 
de  même  pour  tous  les  arts  sans  distinction.  Qu'est-ce 
donc  que  le  bien  dans  chacun  d'eux?  N'est-ce  pas  la 
chose  en  vue  de  laquelle  se  fait  tout  le  reste  ?  Dans  la  mé- 
decine par  exemple,  c'est  la  santé;  dans  la  stratégie,  c'est 
la  victoire;  c'est  la  maison  dans  l'art  de  l'architecture; 
c'est  un  autre  but  dans  un  autre  art.  Mais  dans  toute 
action,  dans  toute  détermination  morale,  le  bien  est  la 
fin  même  qu'on  poursuit;  et  c'est  toujours  en  vue  de  cette 
fin  que  l'on  fait  constamment  tout  le  reste.  Par  une  consé- 


Ch.  IV,  Gr.  Morale,  livre  I,  ch.  !x^  les  mêmes  mots  que  ceux  dont  Aris- 

Morale  à  Eudème,  livre  I,  ch.  h  et  tote  s*est  servi  au  début  de  ce  traité, 

livre  II,  ch.  4.  voir  plus  haut,  ch.  I,  §  1.  \\  re- 

S  1.  Le  bien  que  nous  cherchons,  marque  d*ailleurs  luinméme  dans  le 

le  bien  dans  ses  applications,  le  bien  $  suivant  qu'il  revient  à  son  point  de 

pratique.  —  Dans  toute  action,,,,  départ,  et  il  est  tout  naturel  qu'il 

toute  détermination  morale,  ce  sont  répète  ses  propres  expressions. 


LIVRE  I,  CH.  IV,  S  4-  25 

quence  évidente,  s'il  existe  pour  tout  ce  que  rhomme  peut 
faire  en  général  une  fin  commune  où  tendent  tous  ses 
actes,  cette  fin  unique  est  le  bien  tel  que  l'homme  peut  le 
pratiquer  ;  et  s'il  y  a  plusieurs  fins  de  ce  genre,  ce  sont 
elles  alors  qui  sont  le  bien. 

S  2.  Ainsi  après  ce  long  détour,  notre  discussion 
aboutit  au  point  même  d'où  nous  étions  partis.  Mais  il 
faut  nous  efforcer  d'éclaircir  ceci  encore  davantage. 

§  3.  Gomme  il  y  a  plusieurs  fins,  à  ce  qu'il  semble,  et 
que  nous  en  pouvons  rechercher  quelques-unes  en  vue 
des  autres ,  la  richesse  par  exemple ,  la  musique,  l'art  de 
la  flûte,  et  en  général  toutes  ces  fins  qu'on  peut  appeler  des 
instruments,  il  est  bien  évident  que  toutes  ces  fins  indis- 
tinctement ne  sont  pas  parfaites  et  définitives  par  elles- 
mêmes.  Or  le  bien  suprême  doit  être  quelque  chose  de 
parfait  et  de  définitif.  Par  conséquent,  s'il  existe  une  seule 
et  unique  chose  qui  soit  définitive  et  parfaite ,  elle  est 
précisément  le  bien  que  nous  cherchons  ;  et  s'il  y  a 
plui^eurs  choses  de  ce  genre,  c'est  la  plus  définitive 
d'entre  elles  qui  est  le  bien.  §  A.  Or,  à  notre  sens,  le  bien 
qui  doit  être  recherché  pour  lui  seul  est  plus  définitif  que 
celui  qu'on  recherche  en  vue  d'un  autre  bien  ;  et  le  bien 
qui  n'est  jamais  à  rechercher  en  vue  d'un  autre  bien,  est 
plus  définitif  que  ces  biens  recherchés  à  la  fois  et  pour 
eux  et  pour  ce  bien  supérieur  ;  en  un  mot,  le  parfait,  le 
définitif,  le  complet  est  ce  qui  est  éternellement  recher- 


§3.  S'il  existe,»,.  Aristote  a  déjà  ment;  la  vie  ne  peut  avoir  qu'un 

exprimé  ce  doute  plusieurs  fois,  et  il  but  ;  et  laisser  croire  qu'elle  peut  en 

Texprimera  pluâeurs  fois  encore.  Il  avoir  plusieurs,  c'est  ouvrir  la  porte 

aurait  dû  se  prononcer  plus  nette-  au  scepticisme  et  à  l'erreur. 


26  MORALE  A  NICOMAQUE. 

chable  en  soi,  et  ne  l'est  jamais  en  vue  d'un  objet  antre 
que  lui.  §  5.  Mais  voilà  précisément  le  caractère  que 
semble  avoir  le  bonheur  ;  c'est  pour  lui,  et  toujours  poor 
lui  seul,  que  nous  le  recherchons;  ce  n'est  jamais  en  vue 
d'une  autre  chose.  Au  contraire  quand  nous  poursuivons 
les  honneurs,  le  plaisir,  la  science,  la  vertu  souâ  quelque 
forme  que  ce  soit,  nous  désirons  bien  sans  doute  tous  ces 
avantages  pour  eux-mêmes,  puisque  indépendamment  de 
toute  autre  conséquence  nous  désirerions  certsdnement 
chacun  d'eux  ;  mais  cependant  nous  les  désirons  aussi  en 
vue  du  bonheur,  parce  que  nous  croyons  que  tous  ces 
avantages  divers  nous  le  peuvent  assurer,  tandis  que 
personne  ne  peut  désirer  le  bonheiu*,  ni  en  vue  de  ces 
avantages^  ni  d'une  manière  générale  en  vue  de  quoi  que 
ce  soit  autre  que  luL 

§  6.  Du  reste  cette  conclusion  à  laquelle  nous  venons 
d'arriver,  semble  sortir  également  de  l'idée  d'indépen- 
dance ,  que  nous  attribuons  au  bien  parfait ,  au  bien 
suprême.  Évidemment  nous  le  croyons  indépendant  de 
tout.  Et  quand  nous  parlons  d'indépendance,  nous  n'en- 
tendons pas  du  tout  la  limiter  à  l'homme  qui  mène  une 


S  5.  L«  bonheur.  Aristote  substitue  évidemment  que  le  devoir  est  supé- 

ridée  du  bonheur  à  celle  du  bien,  et  rieur  au  bonheur  ;  et  pour  prendre  le 

c'est  là  toute  la  diiférancede  sa  mo-  langage  d*Aristote,  plus  définitif,  plus 

raie  à  celle  de  Platon,  et  son  infé>  complet  que  lui.  Si  Ton  veut  identi- 

riorité.  On  ne  saurait  donner  trop  fier  le  bonheur  et  le  bien,  ce  n'est 

d'attention  à  ce  passage.  Sans  doute  plus  alors  qu'une  question  de  mots; 

la  recherche  du  bonheur  n'est  pas  et  pourtant,  il  faut  prendre  le  mot  le 

interdite  à  l'homme;  mais  comme  on  plus  exact,   et   toujours   parler  de 

ne  peut  nier,  à  moins  d'être  pervers,  devoir  et  non  de  bonheur,  afin  d'évi- 

que  souvent  le  bonheur  ne  dcnve  être  ter  toutes  les  équivoques*  Du  reste, 

sacrifié  au  devoir,  au  bien,  il  s'ensuit  le  bonheur,  tel  qu' Aristote  le  définit 


LIVRE  1,  CH.  IV,  S  8.  27 

vie  solitaire  ;  elle  peut  appartenir  non  moins  bien  à  celui 
qui  vit  pour  ses  parents,  pour  ses  enfants,  pour  sa  femme^ 
et  en  général  pour  ses  amis  et  ses  concitoyens ,  puisque 
Tbomme  est  naturellement  un  être  sociable  et  politique. 
§  ^.  Sans  doute  il  est  en  ceci  une  mesure  qu'il  faut  savoir 
garder;  car,  si  Ton  étendait  ces  relations  aux  parents 
d'abord,  puis  aux  descendants  de  tous  degrés,  puis  aux 
amis  des  amis,  on  pousserait  les  choses  à  l'infini.  Mais 
nous  examinerons  une  autre  fois  ces  questions.  Poiu:  le 
moment,  ce  que  nous  entendons  par  indépendance,  c'est 
ce  qui  pris  dans  son  isolement  suffit  à  rendre  la  vie  dési- 
rable, et  fait  qu'elle  n'a  plus  besoin  de  quoi  que  ce  soit; 
or  c'est  là  justement  selon  nous  ce  qu'est  le  bonheur. 
S  8.  Disons  en  outre  que  le  bonheur  pour  être  la  plus  dé- 
sirable des  choses  n'a  pas  besoin  de  faire  nombre  avec 
quoi  que  ce  soit.  Si  l'on  devait  y  ajouter  une  chose  quel- 
conque ,  il  est  clair  qu'il  suffirait  de  l'addition  du  plus 


id,  n*est  gnëres  moins  vague  que  cherche  jusqu^où  Ton  doit  étendre  ses 
ridée  du  bien  qu^il  a  tant  critiquée  relations  pour  remplir  tous  ses  de- 
dans Platon,  voirs  parfaitement    Voir  plus  loin, 

S  6.  Qui  vit  pour  $€$  parents^  liv.  VIII,  ch.  6,  9, 10,  etc. 

pour  ses  enfants,  pour  sa  femme,  etc.  §  8.  De  faire  nombre.  Ce  passage 

Pensées  très -nobles  et  très- justes;  me   semble  fort  dair,    bien   qu^il 

elles  sont  rares  dans  Tantiquité.  —  ait  embarrassé  les  commentateurs. 

Naturellement  un  être  sociable  et  po»  comme  le  remarque  M.  Zdl,  tom.  11^ 

litique.  Voir  la  Politique,  où  cette  p.  35.  Âristote  veut  dire  simplement 

grande  idée  est  reproduite  dans  les  qu*il  n*y  a  pas  besoin  d^ajouter  quoi 

mêmes  termes,  liv.  I^  ch.  i,  S  9,  de  que  ce  soit  au  bonheur  pour  qu'il 

ma  traduction,  2*  édition.  soit  désirable  par  lui-même.  —  Loi 

S  7.  Une  autre  fois.  Il  serait  diifi-  fin  de  tous  les   actes    possibles  à 

die  d'indiquer  précisément  le  lieu  où  C homme.   C'est  le  bien   et  non  le 

Âristote  a  traité  cette  question.  Je  bonheur  qui  est  la  fin  de  tous  les> 

crois  que  c'est  dans  la  théorie  de  actes  d'après  Aristote  lui-même.  Voir 

l'amitié;  du  moins  Aristote  y   re-  plushaut^ch.  1^  S  i» 


28  MORALE  A  NICOMAQUE. 

petit  des  biens  pour  le  rendre  encore  plus  désirable  ;  car 
alors  ce  qu'on  y  ajoute  fait  une  somme  de  biens  supé- 
rieure et  incomparable,  puisqu'un  bien  plus  grand  est 
toujours  plus  désirable  qu'un  moindre  bien.  Ainsi  donc  le 
bonheur  est  certainement  quelque  chose  qui  est  définitif, 
parfait ,  et  qui  se  suffit  à  soi-même ,  puisqu'il  est  la  fm 
de  tous  les  actes  possibles  à  l'homme. 

3  ^*  Mais  peut-être  tout  en  convenant  avec  nous  que  le 
bonheur  est  sans  contredit  le  plus  grand  des  biens,  le 
bien  suprême,  peut-on  désirer  encore  d'en  connaître  plus 
clairement  la  nature. 

§  10.  Le  plus  sûr  moyen  d'obtenir  cette  complète 
notion,  c'est  de  savoir  quelle  est  l'œuvre  propre  de 
l'homme.  Ainsi  de  même  que  pour  le  musicien,  pour  le 
statuaire,  pour  tout  artiste,  et  en  général  pour  tous  ceux 
qui  produisent  quelque  œuvre  et  qui  agissent  d'une  façon 
quelconque,  le  bien  et  la  perfection,  ce  semble,  sont  dans 
l'œuvre  spéciale  qu'ils  accomplissent;  de  même,  à  ce 
qu'il  parait,  l'homme  doit  trouver  le  bien  dans  son  œuvre 
propre,  si  toutefois  il  est  une  œuvre  spéciale  que  l'homme 
doive  accomplir.  §  11.  Hais  est-ce  que  par  hasard  quand 
le  maçon,  le  tourneur,  etc. ,  ont  une  œuvre  spéciale  et  des 
actes  propres,  l'homme  seul  n'en  aurait  pas?  Serait-il 
condamné  par  la  naiure  à  l'inaction  ?  Ou  plutôt  de  même 
que  l'œil,  que  la  main,  que  le  pied,  et  en  général  que 
chaque  paptie  du  corps  remplit  évidemment  une  fonction 
spéciale,  de  même  n'est-il  pas  à  croire  que  l'homme,  indé- 

$10.  Vceuvre  profère  de  V homme.  —  Si  toutefois.  Doute  inutile  et  qui 

C'est  en  effet  la  vraie  méthode  pour  peut  être  mal  interprété.  H  ne  fallait 

arriver  au  but  ;  mais  Âristote  ne  Ta  pas  Télever,  puisqu^un  peu  plus  loin 

pas  employée  assez  rigoureusement,  on  l'écurte. 


LIVRE  I,  CH.  IV,  S  14-  29 

pendamment  de  toutes  ces  fonctions  diverses,  a  encore  la 
sienne  propre  ?  Mais  quelle  peut  être  cette  fonction  carac- 
téristique 7  S  12.  Vivre  est  une  fonction  commune  que 
rhomme  partage  même  avec  les  plantes  ;  et  Ton  ne 
cherche  ici  que  ce  qui  lui  est  exclusivement  spécial.  Il 
faut  donc  mettre  hors  de  ligne  la  vie  de  nutrition  et  de 
développement.  A  la  suite,  vient  la  vie  de  sensibilité  ;  mais 
cette  vie  à  son  tour  se  montre  également  commune  à 
d'autres  êtres,  au  cheval,  au  bœuf,  et  en  général  à  tout 
animal  aussi  bien  qu'à  l'homme.  §  13.  Reste  donc  la  vie 
active  de  l'être  doué  de  raison.  Mais  l'on  peut  en  outre 
distinguer  dans  cet  être  la  partie  qui  ne  fait  qu'obéir  à  la 
raison,  et  la  partie  qui  possède  directement  la  raison,  et 
s'en  sert  pour  penser.  De  plus,  comme  cette  faculté  même 
de  la  raison  peut  se  comprendre  encore  en  un  double  sens, 
il  faut  bien  déterminer  qu'il  s'agit  surtout  de  la  faculté  en 
acte,  parce  que  c'est  elle  qui  paraît  mériter  plus  particu- 
lièrement le  nom  qu'elles  portent  toutes  deux.  §  lA,  Ainsi, 
la  fonction  propre  de  l'homme  serait  l'acte  de  l'ftme  con- 
forme à  la  r^dson,  ou  du  moins  l'acte  de  l'âme  qui  ne  peut 


S  IS.  Même  owee  Uê  pUtntea,  Voir  tant  qii*elle  pourrait  agir,  considérée 

pour  toute  cette  discussion  sénû-phy-  d^une  façon  abstraite, 
siologique  le  Traité  de  i*Ame,  livre  II,        $  lÂ.  Vaeie  de  Vdme  conformé  à 

ch.  3,  S  S  2  et  suivants  de  ma  tra-  (a  raison.  Ce  n'est  plus  là  le  bonheur: 

duction.  c'est  le  devoir.  —  De  cet  être  kien 

S  iS*  La  partie  qui  ne  fait  qu'obéir  développé.  Principe  très -important, 

à  la  raison.  Toutes  ces  divisions  sont  émis  sous  une  forme  analogie,  quoi- 

cmpnintées  à  Platon;  et  elles  sont  que  plus  générale  encore,  dans  la 

parftdtement  exactes.  — Delà  faculté  Politique,  livre  I,  ch.  2,  $  10,  de  ma 

en  acte,  et   non  pas  en  puissance  S*  édition*  C'est  là  ce  qui  fait  que 

simplement,  c'est-à-dire  de  la  faculté  toutes  les  recherches  sur  les  sauvages 

considérée  en  tant  qu'eUe  agit  ae-  ou  sur  les  animaux  pour  expliquer  la 

tuellement,  et  non  pas  seulement  en  nature  humaine,  sont  si  parfiiitement 


30  MORALE  A  NICOMAQUE. 

s'accomplir  sans  la  rsdson.  D'ailleurs  quand  nous  disons 
que  telle  fonction  est  génériquement  celle  de  tel  être,  nous 
entendons  qu'elle  est  aussi  la  fonction  de  cet  être  bien 
développé,  de  même  que  l'oeuvre  du  musicien  se  confond 
également  avec  l'œuvre  du  bon  musicien.  Et  de  même 
dans  tous  les  cas  sans  exception,  on  ajoute  toujours  à 
l'idée  simple  de  l'œuvre,  l'idée  de  la  perfection  supérieure 
à  laquelle  cette  œuvre  peut  être  portée  ;  et  par  exemple, 
l'œuvre  du  musicien  étant  de  faire  de  la  musique,  l'œuvre 
du  bon  musicien  sera  d'en  faire  de  bonne.  Si  tout  ceci  est 
vrai,  nous  pouvons  admettre  que  l'œuvre  propre  de 
l'homme  en  général  est  xme  vie  d'un  certain  genre;  et 
que  cette  vie  particulière  est  l'activité  de  l'âme,  et  une 
continuité  d'actions  que  la  raison  accompagne;  nous 
pouvons  admettre  que  dans  l'homme  bien  développé 
toutes  ces  fonctions  s'accomplissent  bien  et  régulièrement. 
§  15.  Mais  le  bien,  la  perfection  pour  chaque  chose  varie 
suivant  la  vertu  spéciale  de  cette  chose.  Par  suite ,  le 
bien  propre  de  l'homme  est  l'activité  de  l'âme  dirigée  par 
la  vertu  ;  et  s'il  y  a  plusieurs  vertus,  dirigée  par  la  plus 
haute  et  la  plus  parfaite  de  toutes.  §  10.  Ajoutez  encore 
que  ces  conditions  doivent  être  remplies  durant  une  vie 
entière  et  complète  ;  car  une  seule  hirondelle  ne  fait  pas  le 
prmtemps,  non  plus  qu'un  seul  beau  jour;  et  l'on  ne  peut 
pas  dire  davantage  qu'un  seul  jour  de  bonheur,  ni  même 


Inutiles  et  si  ridicules.  —  Vaeiiviti  dans  la  Politique,  livre  IV,  ch.  49, 

de  Vdme.  dirigée  par  la  vertu.  Cette  $$  Set  A»  pages  239  et  2Â0 de  ma 

définition  est  admirable;  mais  la  rai-  2*  édition. 

son  et  la  vertu  conduisent  d^abord        S  16.  Durant  une  vie  entière  et 

au    devoir,   et  secondairement  au  complète.  Considérations  inférieures 

bonheur.  Ces  théories  sont  rappelées  et  qui  ne  sont  pas  sans  danger.  — 


LIVRE  1,  CH.  V,  S  1. 


31 


que  quelque  temps  de  bonheur,  suffise  pour  faire  un 
homme  heureux  et  fortuné. 


eena 


CHAPITRE  V. 

Imperfection  inévitable  de  cette  esquisse  du  bonheur.  Le  temps 
complétera  ces  théories;  il  ne  faut  pas  exiger  en  toutes  choses 
une  égale  précision.  —  Importance  des  principes. 


§  1.  Coi\tentons-nous  pour  le  moment  de  cette  esquisse 
imparfaite  du  bien  ;  c'est  une  nécessité  peut-être  utile 
que  de  conojnencer  par  en  tracer  d'abord  cet  incomplet 
tableau,  sauf  à  revenir  ensuite  sur  ces  premiers  traits. 
Une  fois  que  l'esquisse  a  été  bien  faite,  il  semble  que  tout 
le  monde  est  capable  de  continuer  l'œuvre  et  d'en  préciser 
tous  les  détfidls  ;  c'est  le  temps  qui  trouve  tous  ces  progrès, 
ou  qui  du  moins  est  un  puissant  auxiliaire  pour  les  faire 
découvrir.  D  est  la  source  de  tous  les  perfectionnements 
des  arts  ;  car  une  fois  qu'un  art  est  créé,  il  n'y  a  personne 
qui  ne  puisse  contiîbuer  à  en  combler  successivement  les 
lacunes. 


Une  seule  hirondelle  ne  fait  pas  le 
printemps,  proverbe  charmant  qui 
appartient  peut-être  à  Âristote. 

Cfu  V,  La  grande  Morale  et  la 
Morale  à  Eudème,  n^ont  pas  de  par- 
tie correspondante. 

S  1.  Esquisse  imparfaite.  Voir 
plus  haut,  cil.   1,  S  «4.  —  Cest   le 


temps  qui  trouve  tous  ces  progrès* 
Aristote  exprime  une  pensée  ana- 
logue à  la  fin  de  rOrganon,  Réfuta- 
tions des  Sophistes,  eh.  3&,  S  6, 
page  Â3&  de  ma  traduction.  Cette 
théorie  est  d*ailleurs  très-juste  et 
très-profonde.  On  voit  que  Tidée  du 
progrès  n'est  pas  nouvelle. 


32  MORALE  A  NICOMAQUE. 

§  2.  Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  ce  qui  vient  d'être 
dit.  Répétons  qu'il  n'est  pas  juste  d'exiger  en  toutes 
choses  un  même  degré  d'exactitude,  et  qu'on  ne  doit 
demander  dans  chaque  cas  qu'une  précision  relative  à  la 
matière  qu'on  traite.  Il  faut  même  se  résigner  à  ne  l'obte- 
nir  que  dans  la  mesure  compatible  avec  les  procédés  et  la 
méthode  qu'on  applique.  C'est  ainsi  en  effet  que  le  maçon 
et  le  géomètre  recherchent  très-différemment  la  ligne 
droite.  L'un  ne  s'en  inquiète  qu'autant  qu'elle  peut  servir 
à  l'ouvrage  qu'il  fait;  l'autre  l'étudié  dans  ce  qu'elle  est 
en  elle-même  et  dans  ses  propriétés  ;  car  il  ne  cherche  et 
ne  contemple  que  le  vrai.  C'est  aussi  ce  qu'il  faut  savoir 
fsdre  dans  toutes  les  autres  choses,  de  peur  que  les  hors- 
d'œuvres  ne  deviennent  plus  nombreux  que  les  œuvres 
mêmes. 

§  3.  Un  motif  semblable  doit  nous  engager  encore  à  ne 
pas  vouloir  en  toutes  choses  remonter  également  à  la 
cause.  Dans  bien  des  cas,  il  suffit  de  montrer  clairement 
l'existence  de  la  chose,  comme  on  le  fait  pour  les  prin- 
cipes ;  car  l'existence  de  la  chose  est  un  principe  et  un 
point  de  départ.  D'ailleurs  parmi  les  principes  les  uns 
sont  découverts  et  connus  par  l'induction  ;  les  autres  le 


S  2.  Ce  qui  ment  d*êîre  diu  Voir  Tantes  de  ma  traduction.  —  Par  une 

plus  haut,   du  i,  S  14.  -^  Horg  sorte  d'habitude,  pour  les  principes 

é^œuxfre..*  Us  ouvres  mêmes,  Oppo-  moraux.  — -  Une  autre  origine,  C*est 

sîtion  qui  se  trouve  dans  le  texte  et  bien  vague.  —  Le  commencement  est 

que  j^ai  tâché  de  reproduire.  plus  que  la  moitié,  Proverl)e  souvent 

$8.  Veâistenee  de  la  chose  est  un  cité  par  Aristote  et  très-vrai,  Réfu- 
principe.  Voir  plus  haut  la  même  tations  des  Sophistes,  ch.  3&,  S  6» 
théorie,  ch.  2 ,  §  9.  —  L'induction.,,  page  634  de  ma  traduction  ;  Poli- 
fa  sensibilité.  Voir  les  Derniers  Analy-  tique,  livre  VIII,  ch.  3,  (  S,  page  408 
tiques,  livre  II.  ch.  19,  p.  286  et  sui-  de  ma  traduction,  2«  édition. 


LIVRE  I,  CH.  VI,  S  1.  33 

sont  par  la  sensibilité;  d'autres  le  sont  encore  par  une 
sorte  d'habitude;  d'autres  enfin  viennent  d'une  autre  ori- 
gine, n  faut  apprendre  à  traiter  chacun  de  ces  principes 
par  la  méthode  qui  répond  à  sa  nature,  et  l'on  ne  saurait 
apporter  trop  de  soin  à  les  bien  détermine!^.  Ils  ont  une 
grande  importance  pour  les  déductions  et  les  consé- 
quences qu'on  en  tire;  car  l'on  a  bien  raison  de  dire  que  le 
princiçe,  ou  le  commencement,  est  plus  que  la  moitié  en 
toute  chose,  et  qu'il  suffit  à  lui  seul  pour  éclaircir  bien 
des  points  dans  les  questions  que  l'on  discute. 


CHAPITRE  VI. 

Justification  de  la  définition  du  bonheur  proposée  plus  haut; 
pour  bien  se  rendre  compte  de  cette  définition,  il  faut  la  rap- 
procher des  attributs  divers  qu^on  donne  vulgairement  au 
bonheur.  — Division  des  biens  en  trois  espèces  :  biens  du  corps, 
biens  de  Fâme,  et  biens  extérieurs.  —  Le  bonheur  implique 
nécessairement  l'activité.  —  L'activité  réglée  par  la  vertu  est 
la  plus  haute  condition  du  bonheur  de  l'homme.  Toutefois  les 
biens  extérieurs  complètent  encore  le  bonheur  et  semblent  des 
accessoires  indispensables. 

§  1.  Pour  bien  comprendre  le  principe  posé  ici,  il  ne 
faut  pas  s'en  tenir  seulement  à  la  conclusion  à  laqiielle 
nous  avons  abouti,  ni  aux  éléments  qui  composent  la  défi- 
nition du  bonheur  donnée  par  nous;  il  faut  s'éclairer  en 


Ck,  vu  Gr.  Morale^  livre  I,  ch.  2  ;    Morale  à  Endènis,  livre  I,  cli.  6,  7. 

3 


34  MORALE  A  NICOMAQUE. 

outre  en  considérant  les  attributs  qu'on  accorde  ordinai- 
rement au  bonheur;  caries  réalités  sont  toujours  d'accord 
avec  une  définition  vraie,  et  la  vérité  est  bien  vite  en 
désaccord  avec  l'erreur.  §  2.  Les  biens  ayant  été  divisés  en 
trois  classes  :^iens  extérieurs,  biens  de  l'âme  et  biens  du 
corps,  les  l)iens  de  l'âme  sont  à  nos  yeux  ceux  que  nous  ap- 
pelons plus  spécialement  et  plus  excellemment  des  biens. 
C'est  à  l'âme  que  notre  définition  attribue  les  facultés  et 
les  actes  que  l'âme  seule  dirige,  et  nous  pouvons  dire  que 
cette  définition  est  bonne,  puisqu'elle  est  conforme  à  cette 
opinion  trës-ancieime  et  admise  unanimement  par  tous 
ceux  qui  s'occupent  de  philosophie.  §  3.  C'est  encore  avec 
raison  que  nous  avons  dit  que  certaines  application  de  nos 
facultés  et  certains  actes  sont  le  véritable  but  de  la  vie  ; 
car  alors  ce  but  est  placé  dans  les  biens  de  l'âme,  et  non 
pas  dans  les  biens  extérieurs.  §  A.  Ce  qui  confirme  notre 


S  1.  En  considérant  les  atttituts*  %  9.  Les  fnens  ayant  été  divisés, 

J*ai  préféré  ce  sens,  quotcfoe  ce  ne  Celle  divisioii  o*e9t  pas  tout  à  hïl 

80it  pas   précisément  celai   qu'ont  celle  de  Platon,  qui  divise  les  biens 

en  général   adopté  les  commenta-  divers  en  biens  humains  et  en  biens 

teurs*  L'expression  du  texte  est  tout  divins  ;  il  ne  semble  pas  non  plus 

à  fait  indéterminée  ;  et  pouvant  cboi-  qti'elle  appartienne  en  propre  à  Âris- 

sir  une  interprétation ,  je  me  suis  tote.  Dans  la  Morale  à  Eudème,  les 

arrêté  à  celle  qui  me  semble  la  plus  biens  sont  partagés  en  deux  classes 

conforme  aux  habitudes  d'Âristote,  seulement:  biens  qui  sont  dans  Fâme, 

et  qui  peut  dans  une  certaine  mesure  biens  qui  sont  en  dehors  de  Fâme, 

répondre  aux  deux  points  de  vue.  Morale  à  Eudème,    livre  II,  ch.  1. 

On  a  compris  le  plus  souvent  quHl  s'a-  au  débuL    Cette  dernière   classifi- 

gissait  id  des  opinions  vulgairement  cation  répond  davantage  i  celle  de 

exprimées  sur  le  bonheur,  par  la  plu-  Platon. 

part  des  hommes  ou  des  philosophes  ;  S  3.  Nous  avons  dit,  plus  haut, 

et  ce  sens  est  en  partie  justifié  par  la  ch.  â,  $  1&.  —  Le  but  est  placé 

suite  du  chapitre.  Ma  traduction  reste  dans  les  fnens  de  l*dme.  Voilà  le  vrai 

indécise  comme  le  texte.  principe;  mais  Aristote  n'y  est  pas 


LIVRE  I,  CH.  VI,  §  7.  S5 

définition,  c'est  que  Ton  confond  ordinairement  Thomme 
heureux  avec  l'homme  qui  se  conduit  bien  et  réussit  ; 
et  ce  qu'on  appelle  alors  le  bonheur,  est  une  sorte  de 
succès  et  d'honnêteté.  §  5.  Ainsi,  toutes  les  conditions 
requises  habituellement  pour  composer  le  bonheur, 
semblent  se  réunir  dans  la  définition  que  nous  en  avons 
donnée  ;  car  pour  ceux-ci  le  bonheur  est  de  la  vertu  ;  pour 
ceux-là,  c'est  de  la  prudence;  pour  les  uns,  c'est  la  sagesse; 
pour  les  autres,  c'est  tout  cela  ensemble  ou  quelque  chose 
de  cela,  à  quoi  l'on  joint  le  plaisir,  ou  qui  du  moins  n'est 
pas  privé  de  plaisir.  Il  en  est  même  d'autres  qui  veulent 
comprendre  dans  ce  .cercle  déjà  si  vaste  l'abondance  des 
biens  extérieurs. 

§  6.  De  ces  opinions,  les  unes  ont  été  soutenues  et  dès 
longtemps  par  de  nombreux  partisans  ;  les  autres  ne  Font 
été  que  par  quelques  hommes  en  petit  nombre,  mais 
illustres.  Il  est  raisonnable  de  supposer  que  les  uns  pas 
plus  que  les  autres  ne  sont  tombés  dans  Terreur  sur  tous 
les  points,  et  qu'au  moins  ils  ont  bien  vu  sur  quelques 
uns  ou  même  sur  presque  tous. 

§  7.  D'abord  notre  définition  est  acceptée  par  ceux  qui 
prétendent  que  le  bonheur  est  la  vertu,  ou  du  moins  une 


toujouo  resté  fidèle  ;  et  c'est  parce  qu'Aristote  a  toujours  pratiqué.  C'est 
quMl  confond  le  bonheur  avec  le  bat  celui  qui  plus  tard  lui  a  profité  à  lui- 
même  de  la  vie,  qu'il  a  trop  souvent  même,  quand  Leibnitz  a  essayé  de  le 
incliné  aux  biens  matériels.  réhabiliter  et  de  le  réconcilier  avec 

§  5.    Il  en  est  même  d^ autres,  la  science  moderne.  Ce  principe  fait 

Aristote  semble  les  blâmer,  bien  qu'il  autant  d'honneur  à  la  sagacité  qu'à 

soit  lui-même  revenu  plus  d'une  fois  la  modestie  de  ceux  qui  l'appliquent, 

à  cette  opinion.  C'est  un  insupportable  orgueil  de 

S  6.  //  est  raisonnable  de  suppo^  croire  qu'on  est  le  seul  à  découvrir 

5er.  Principe  de  critique  excellent  et  et  à  comprendre  la  vérité.. 


36  MORALE  A  NICOMAQUE. 

certaine  vertu;  car  «  l'activité  de  l'âme  conforme  à  la 
vertu  »  fait  bien  aussi  partie  de  la  vertu.  §  8.  Mais  il  n'est 
pas  du  tout  indifiérent  de  placer  le  bien  suprême  dans 
la  possession  ou  dans  Fusage  de  certaines  qualités,  dans 
la  simple  aptitude  ou  dans  Tacte  lui-même.  L'aptitude 
peut  exister  fort  réellement  sans  produire  aucim  bien, 
comme  par  exemple  dans  un  homme  qui  dort,  ou  dans  un 
homme  qui  pour  toute  autre  cause  reste  inactif.  L'acte  au 
contraire  ne  peut  jamais  être  dans  ce  cas,  puisqu'il  agit 
nécessairement,  et  que  de  plus  il  agit  bien.  Il  en  est  ici 
comme  aux  jeux  Olympiques  ;  ce  ne  sont  pas  les  honunes 
les  plus  beaux  ni  les  .plus  forts  qui  reçoivent  la  couronne  ; 
ce  ne  sont  que  les  concurrents  qui  ont  pris  part  au  combat  ; 
car  c'est  seulement  parmi  eux  que  se  trouvent  les  vain- 
queurs ;  de  même,  ce  sont  ceux  qui  agissent  bien,  qui 
seuls  peuvent  prétendre  dans  la  vie  à  la  gloire  et  an 
bonheur.  §  9.  Du  reste,  l'existence  de  ces  hommes  qui 
agissent  bien,  est  par  elle-même  pleine  de  charmes.  Être 
charmé  est  un  phénomène  qui  se  rapporte  exclusivement 
à  l'âme,  et  im  objet  a  pour  nous  des  charmes,  quand  on 
peut  dire  de  cet  objet  que  nous  l'aimons  :  le  cheval,  par 


5  7.  Vaetivité  de  Cdme  conforme  Olympiques*  Très-belle  comparaison, 

à  ta  vertu*  C^est  la  définition  qu*A*  en  même  temps  quMdée  tiès-juste. 

ristote  a  donnée  pins  haut  à  la  fin  du  Voir  la  Morale  à  Eudème,  livre  II, 

ch.  A,  S14.  ch.  1,  Si4* 

5  8.  Dana  ta  posseuion  ou  dan$  J  9.  Est  par  ette-même  pleine  de 

Vusage,  Distinction  profonde  qui  ap-  charmes,  Ceai  en  partie  la  condam- 

partîent  tout  entière  à  Âristote.  Elle  nation  de  la  théorie  du  bonheur  tel 

«est  un  des  éléments  principaux  de  sa  qn^ Aristote    Tentendra    plus    tard, 

métaphysique.  C'est  lui  qui  le  pre-  Cette  satisfaction  de  Tâme,  pleine  de 

mier  a  séparé  aussi  nettement  la  charme  pour  celui  qui  réprouve,  est 

puissance  et  Pacte ,  c'est-à-dire  le  le  bien  suprême.  Elle  se  suf&t  et  n'a 

possible  et  le  r^el. — Comme  aux  jeux  pas  besoin  d'un  com  plément  étranger. 


LIVRE  I,  CH.  VI,  §  12.  37 

exemple,  charme  celui  qui  aime  les  chevaux  ;  le  spectacle 
charme  celai  qui  aime  les  spectacles;  tout  comme  les 
choses  justes  charment  celui  qui  aime  la  justice  ;  et  d'une 
manière  plus  générale,  les  actes  vertueux  charment  celui 
qui  aime  la  vertu.  §  10.  Si  les  plaisirs  du  vulgaire  sont  si 
différents  et  si  opposés  entr*eux,  c'est  que  ce  ne  sont  pas 
de  leur  nature  de  vrais  plaisirs.  Les  âmes  honnêtes  qui 
aiment  le  beau,  ne  goûtent  que  les  plaisirs  qui  par  leur 
nature  sont  des  plaisirs  véritables;  et  ceux-là,  ce  sont 
toutes  les  actions  conformes  à  la  vertu  ;  elles  plaisent  à  ces 
cœurs  bien  faits,  et  elles  leurs  plaisent  uniquement  par 
elles-mêmes.  §  11.  Aussi  la  vie  de  ces  hommes  généreux 
n'a  pas  besoin  le  moins  du  monde  que  le  plaisir  vienne 
se  joindre  à  elle  conune  une  sorte  d'appendice  et  de 
complément;  elle  porte  le  plaisir  en  elle-même;  car, 
indépendamment  de  tout  ce  que  nous  venons  de  dire,  on 
peut  ajouter  que  celui  qui  ne  trouve  pas  son  plaisir  aux 
actions  vertueuses,  n'est  pas  vraiment  vertueux;  de  même 
qu'on  ne  peut  pas  appeler  juste  celui  qui  ne  se  plaît  pas  à 
pratiquer  la  justice  ;  ni  libéral,  celui  qui  ne  se  plaît  pas 
aux  actes  de  libéralité  ;  et  ainsi  du  reste. 

§  12.  Si  tout  ceci  est  vrai,  ce  sont  les  actions  conformes 
à  la  vertu  qui  sont  en  elles-mêmes  les  vrais  plaisirs  de 
l'homme.  Elles  ne  sont  pas  seulement  agréables  ;  elles 
sont  en  outre  bonnes  et  belles  ;  et  elles  le  sont  par-dessus 
toutes  choses,  chacune  en  leur  genre,  si  toutefois  l'honune 


S  11.  N'a Tpùs  besoin  le  moins  du  ment.  Je  suis  très-loin  de  Ten  blft- 

monde»  C*est  en  partie  la  théorie  pla-  mer  ;  et  ceci  répond  aux  critiques  de 

lonicienne;  et  c^est  là  tout  Iç  Stoïcisme  Brucker  et  de  quelques  autres, 

en  morale.  Aristote  se  montre  ici  $  12.  L«s  vrais  p/at5trs  4e  T^omme. 

plus  austère  qu'il  ne  Test  ordinair&i'  Il  aurait  pu  ajouter;  et  sa  véritable 


38  MORALE  A  NICOMAQUE. 

vertueux  sait  en  juger  à  leur  juste  valeur  ;  et  il  en  juge 
comme  il  faut«  ainsi  que  nous  Favous  dit  g  13.  Ainsi 
donc  le  bonheur  est  tout  à  la  fois  ce  qu'il  y  a  de  meilleur, 
de  plus  beau  et  de  plus  doux  ;  car  il  ne  faut  rien  séparer 
de  tout  cela,  comme  le  fait  Tinscription  de  Délos  : 

«  Le  Juste  est  le  plus  beau  ;  la  santé,  le  meilleur  ; 
«  Obtenir  ce  qu^on  aime,  est  le  plus  doux  au  cœur.  » 

Mais  tous  ces  avantages  se  trouvent  réunis  dans  les 
bonnes  actions,  dans  les  meilleures  actions  de  l'honmie;  et 
Vensemble  de  ces  actes,  ou  du  moins  Tacte  unique  qui  est 
le  meilleur  et  le  plus  parfait  entre  tous  les  autres,  c'est  ce 
que  nous  appelons  le  bonheur. 

g  lA.  Néanmoins,  le  bonheur  pour  être  complet, 
semble  ne  pouvoir  se  passer  des  biens  extérieurs,  ainsi  que 
nous  l'avons  fait  remarquer.  Il  est  impossible,  ou  du  moins 


fonction,  poar   résumer  la  théorie  trouve  aussi  parmi  ceux  de  Théognis, 

précédente  sur  la  fonction  propre  de  y.  S26  ou  355,  selon  les  éditions, 

rhomme*  g  lA.  Ne  pouvoir  se  passer  des 

S  13.  De  meilleur,  1\  semble  ré-  fnens  extérieurs,  Ced  est  vrai  pour 

sulter  de  tout  ce  qui  yient  d^être  dit,  le  bonheur  au  sens  vulgaire  de  ce 

que  le  meilleur  dans  Thomme,  c*est  mot  ;  ce  ne  Test  pas  pour  la  vertu. 

Tactivité   vertueuse   et   non  pas  le  L'exemple  de  Socrate  n'était  pas  si 

bonheur.  —  //  ne  faut  rien  séparer  éloigné.  Sans  aucun  des  biens  exté- 

de  tout  cela.  C'est  peut-être  un  tort  rieurs,  il  srvait  été  certainement  le 

égal  de  confondre  tout  ceki,  parce  plus  heureux  des  hommes  et  le  plus 

que  cette   confusion  mène  presque  vertueux  tout  ensemble.    —  Ainsi 

nécessairement  à    Terreur   qui    va  que  nous  Vavons  fait  remarquer.  Il 

suivre,  et  qu'elle  fait  accorder  trop  semble  tout  au  contraire  qu'un  peu 

d'importance  aux  biens  exténeurs.  plus  haut  Aristote  vient  de  soute- 

—  %iZ,  Le  juste  est  le  plus  beau,  nir  une  opinion  tout  opposée.  —  Il 

Ces  vers  sont  cit^s  encore  au  début  est  impossible.  Expression  exagérée, 

de  la   Morale  à   Eudème,  avec  des  qu'Ari&lole  corrige  lui-même  sur  le 

variantes  iusignîfiantes.  On  les  re-  champ. 


LIVRE  I,  CH.  VI,  S  16. 


39 


il  n'est  pas  facile  de  faire  le  bien  quand  on  est  dénué  de 
tout  ;  pour  une  foule  de  choses,  ce  sont  des  instruments 
indispensables  que  les  amis,  la  richesse,  Tinfluence  poli- 
tique. §  15.  n  est  d'autres  choses  encore,  dont  la  privation 
altère  le  bonheur  des  hommes  à  qui  elles  manquent  :  la 
noblesse,  une  heureuse  famille,  la  beauté.  On  ne  peut  pas 
dire  qu'un  homme  soit  heureux  quand  il  est  d'une  diffor- 
mité repoussante,  s'il  est  d'une  mauvaise  naissance,  s'il 
est  isolé  et  sans  enfants  ;  encore  moins  peut-être  peut-on 
dire  d'un  homme  qu'il  soit  heureux,  s'il  a  des  enfants  ou 
des  amis  complètement  pervers,  ou  si  la  mort  lui  a 
enlevé  les  amis^t  les  enfants  vertueux  qu'il  possédait. 

§  16.  Ainsi  donc,  nous  le  répétons,  il  semble  qu'il 
faille  encore  pour  le  bonheur  ces  utiles  accessoires  ;  et  voilà 
pourquoi  l'on  confond  souvent  la  fortune  avec  le  bonheur, 
comme  d'autres  le  confondent  avec  la  vertu. 


S  15.  Uett  it autre»  çhote»  encore. 
C&l  défier  de  plas  en  plus  de  la 
vérité,  que  d'accumuler  les  condi- 
tions du  bonheur.  Ce  n'est  plus  le 
sens  où  Aristote  semblait  d'abord  le 
comprendre  ;  c'est  le  sens  où  le  vul- 
gaire le  comprend.  L'idée  n'est  pas 
lausse  sans  doute,  et  le  bonheur  est 
bien  en  effa  au  prix  de  toutes  ces 
conditions  ;  seulement  il  ne  faut  pas 


en  fahre  le  bat  suprême  de  la  vie,  du 
moment  qu'on  le  comprend  ainsi, 
tout  en  le  confondant  partout  avec  la 
vertu. 

S  16.  Ces  utiles  accessoires.  Plus 
haut  Aristote  semblait  les  proscrire  ; 
ou  du  moins,  il  supposait  que  le 
bonheur  pouvait  8*en  passer.  La  con- 
tradiction est  évidente,  et  l'on  peut  la 
trouver  asseï  grave» 


40  JttORALE  A  NiCOMAQUE. 


CHAPITRE  VII. 

Le  bonheur  n'est  pas  Teffet  du  hasard;  il  est  à  la  fois  un  don  des 
Dieux  et  le  résultat  de  nos  efforts  :  dignité  du  bonheur  ainsi 
comprit  Cette  théorie  8*accorde  parfaitement  avec  le  but  que 
se  propose  la  politique.  —  Parmi  tous  les  êtres  animés,  Thomme 
seul  peut  être  heureux,  parce  quMl  est  seul  capable  de  vertu. 
—  On  ne  peut  pas  dire  d'un  homme  qu'il  est  heureux  tant  qu'il 
vit  et  qu'il  est  exposé  aux  coups  de  la  fortune.  —  Ressent-on 
encore  des  bîeiis  et  des  maux  après  la  mort?. 

§  1.  C'est  là  ce  qui  fait  aussi  qu'on  s'est  demandé  s'il 
est  possible  d'apprendre  à  être  lieureux,  d'acquérir  le 
bonheur  par  certaines  habitudes,  et  de  l'atteindre  par  tout 
autre  procédé  analogue  ;  ou  s'il  n'est  pas  plutôt  l'effet 
de  quelque  faveur  divine,  et  peut-être  même  le  résultat 
du  hasard.  §  2.  De  fait,  s'il  est  au  monde  un  don  quel- 
conque que  les  Dieux  aient  accordé  aux  honmies,  on 
pourrait  croire  à  coup  sûr  que  le  bonheur  est  un  bienfait 


Ch.  VIL  La  grande  Morale  n'a  pas  en  même  temps  qu'elle.  Je  ne  sais 

de  partie  correspondante  ;  Morale  à  pas  pourquoi  Garve  trouve  cette  re- 

Ëudème,  livre  I,  ch.  1  et  3.  cherche  inutile.  Il  semble  au  con- 

S  1.  On  8*est  demandé.  C'est  Pla*  traire  qu'elle  est  très-pratique  ;  car 

ton  qu'Aristote  a  en  vue.  Dans  le  si  le  bonheur  peut  devenir  matière 

Ménon,  dans  le  Protagoras,  dans  la  d'instruction,  il  est  alors  ô  peu  près 

République,  Socra'te  se  demande  si  aussi  facile  de  l'assurer  aux  hommes 

la  vertu  peut  être  enseignée;  mais  que    la  science.   On   peut  réduire 

comme  Aristote  confond  souvent  la  cet  art  important  en  règles  précises 

vertu  et  le  bonheur,  la  question  de-  dont  le  genre  humain  pourrait  beau- 

vient  la  même  ;  et  si  la  vertu  peut  être  coup  profiter.    Malheureusement  il 

enseignée,  le   bonheur  peut    l'être  n'eu  est  rien. 


J 


LIVRE  I,  CH.  VII,  §  5.  41 

qui  nous  vient  d'eux  ;  et  Ton  doit  le  croire  d'autant  plus 
volontiers,  qu'il  n'est  rien  pour  l'homme  au-dessus  de 
lui.  §  3.  Du  reste,  je  n'approfondis  pas  cette  question,  qui 
appartient  peut-être  plus  spécialement  à  un  autre  ordre 
d'études.  Mais  je  dis  que  si  le  bonheur  ne  nous  est  pas 
uniquement  envoyé  par  les  Dieux,  et  si  nous  l'obtenons 
par  la  pratique  de  la  vertu,  par  un  long  apprentissage  ou 
par  une  lutte  constante,  il  n'en  est  pas  moins  l'une  des 
choses  les  plus  divines  de  notre  monde,  puisque  le  prix  et 
le  but  de  la  vertu  sont  évidemment  quelque  chose  d'excel- 
lent, de  divin,  et  ime  vraie  félicité.  §  4.  J'ajoute  que  le 
bonheur  nous  est  même  en  quelque  sorte  accessible  à 
tous  ;  car,  il  est  possible  pour  tout  homme,  à  moins  que 
la  nature  ne  l'ait  rendu  complètement  incapable  de 
toute  vertu,  d'atteindre  au  bonheur  par  une  certaine 
étude  et  par  des  soins  convenables.  §  5.  Comme  il  vaut 
mieux  conquérir  le  bonheur  à  ce  prix  plutôt  que  de  le  devoir 
au  simple  hasard,  la  raison  nous  porte  à  supposer  que  c'est 
bien  réellement  ainsi  que  l'homme  peut  devenir  heureux,  , 
puisque  les  choses  qui  suivent  les  lois  de  la  nature  sont 


S  s.  ^  un  autre  ordre  d*étude$,  l\  lie  puisse  trouver  quelque  bonheur, 

serait  difficile  d*indiquer  i^ouvrage  §  5.    S'il  vaut  mieux,    Aristote 

d*Aristote  où  cette  question  a  été  soutient  que  le  bonheur  dépend  de 

traitée,  si  même  elle  Ta  jamais  été  Thomme,  par  cette  unique  raison 

par  lui.  Eustrate  se  borne  à  dire  qu*il  qu'il  vaut  mieux  qu'il  en  soit  ainsi, 

s'agit  de  la  théologie  et  de  la  théorie  C'est  un  hommage  rendu  et  à  la  di- 
sur  la  Proyidence.                              .  gnité  de  notre  nature,  et  à  la  bonté  de 

§  &..  Le  bonheur  est,.,  accessible  Dieu  qui'a  bien  voulu  nous  la  donner. 

à  tous.  Idée  tout  à  la  fois  consolante  •^- Qui  suivent  les  lois  de  la  nature, 

et  juste.  Le  spectacle  même  de  la  vie  Voilà  le  véritable  optimisme;  et  c'est 

le  prouve  suffisamment ,  et  il  n'est  pas  un  principe  dont  Aristote  a  fait  le  plus 

de  condition  où  une  Ame  bien  faite  fréquent  usage  dans  sa  Physique.  Il 


A2  MORALE  A  NIGOMAQUE. 

toujours  natureUemeqt  les  plus  belles  qu'il  est  possible 
qu'elles  soient.  §  6.  Or,  la  même  règle  s'applique  à  tous 
les  ^urts,  à  toutes  les  causes,  et  surtout  à  la  cause  la  plus 
parfaite  ;  car  ce  serait  par  trop  absurde  d'imaginer  que  ce 
qu'il  y  a  de  plus  grand  et  de  plus  beau  est  livré  au 
hasard.  §  7.  La  solution  du  problème  que  nous  posons 
ici,  ressort  avec  pleine  clarté  de  la  définition  même  que 
nous  ayons  donnée  du  bonheur.  Le  bonheur,  avons-nous 
dit,  est  une  certaine  activité  de  l'âme  conforme  à  la  vertu  ; 
et  quant  aux  autres  biens,  ou  ils  se  trouvent  néces- 
sairement compris  dans  le  bonheur,  ou  ils  y  contribuent 
comme  des. auxiliaires  et  comme  de  naturels  et  utiles 
instruments.  §  8.  Ceci  du  reste  est  parfaitement  d'accord 
avec  ce  que  nous  disions  en  commençant  ce  traité  ;  le  but 
de  la  politique,  telle  que  nous  la  concevions,  est  le  plus 
élevé  de  tous  ;  et  son  soin  principal,  c'est  de  former  l'âme 
des  citoyens  et  de  leur  apprendre  en  les  améliorant,  la 
pratique  de  toutes  les  vertus.  §  9.  Nous  ne  pourrons  donc 


ne  lui  appartient  pas  tout  entier,  et  'm*  <*J®*  ^^'^  élevé;  et  Tobservatk» 

Platon  avant  lui  l^avait  appliqué  d*une  ^  gouvernement»  qu'il  connaissait 

manière  supérieure  aux  questions  mo-  ^  ^^^  *  si  bien  décrits,  aurait  pu  lui 

raies ,  en  faisant  de  ridée  du  bien  la  prouver  son  erreur.  Je  ne  dis  pas  que 

plus  haute  et  la  plus  étendue  de  la  politique  n'ait  fait  quelquefois  des 

toutes  les  Idées.  essais  de  ce  genre;  mais  ils  ne  lui 

S  7.  Avons-nauB  dit.  Plus  haut,  ont  pas  réussi  ;  et  Texemple  même  de 

ch.  At  S  16.  —  Compris  dans  le  Sparte,  tout  grandqu'ilest  à  quelques 

bonheur»  Qui  se  trouve  ainsi  con-  égards,  démontre  combien  ces  efforts 

fondu  avec  la  vertu.  de  la  politique  sont  impuissants.  €e 

§  8.  En  commençant  ee   traité,  qui  ne  veut  pas  dire  que  la  politique 

eh.  I,'  §  9.  —  Son  soin  principal,  ne  puisse,  dirigée  d'une  certaine  fa- 

c'est  de  former  Cdme,  Ce  n'est  pas  là  çon,  élever  et  fortifier  les  âmes;  mais 

évidemment  le  rôle  de  la  politique,  ce  n'est  pas  elle  qui  les  forme,  c'est 

Âristote  s'est  trompé  en  lui  assignant  la  morale. 


LIVRE  I,  CH.  VII,  S  11-  43 

appeler  heureux,  ni  uo  cheval,  ni  un  bceuf,  ni  aucun 
autre  animal  quel  qu'il  soit  ;  car,  aucun  d'eux  n'est  ca- 
pable de  la  noble  activité  que  nous  assignons  à  rhonune. 
g  10.  C'est  encore  par  la  même  raison,  qu'on  ne  peut  pas 
dire  d'un  enfant  qu'il  est  heureux  ;  son  âge  ne  lui  permet 
pas  encore  les  actions  qui  constituent  le  bonheur  ;  et  les 
enfants  auxquels  on  applique  parfois  cette  expression, 
ne  peuvent  être  appelés  heureux  qu'à  cause  de  l'espé- 
rance qu'ils  donnent,  puisque,  pour  le  vrai  bonheur,  il 
faut,  comme  nous  le  disions  plus  haut,  les  deux  conditions 
et  d'une  vertu  complète  et  d'une  vie  complètement 
achevée.  §  11.  Il  y  a  dans  le  cours  de  la  vie  beaucoup  de 
vicissitudes  et  bien  des  fortunes  diverses;  il  se  peut 
qu'après  une  longue  suite  de  prospérités,  on  voie  sa 
vieillesse  tomber  dans  de  grands  malheurs,  comm^  la 
fable  le  raconte  de  Priam,  dans  les  poèmes  héroïques  ;  et 


S  9.  Ni  un  bœuf  ni  aucun  autre  bonheur  ;  et  Ton  peut  lui  opposer  ici 
animoL  Considération  aussi  simple  Tobjection  quMl  vient  d^opposer  lui- 
qu'elle  est  vraie,  et  dont  on  ne  tient  même  à  Platon.  Voir  plus  haut,  ch.  S, 
pas  généralement  assez  de  compte.  §  6.  La  durée  ne  fait  rien  au 
Combien  de  fois  rhonune  n'envie-t-il  bonheur  ;  seulement,  il  a  subsisté 
pas,  par  un  aveuglement  de  sa  raison,  plus  longtemps.  On  peut  voir  drail- 
le prétendu  bonheur  des  animaux  1  leurs  ces  théories  reproduites  dans  la 
Voir  plus  loin,  la  même  pensée,  liv.  X,  Grande  Morale,  liv.  I,  ch.  â,  et  dans 
ch.  8,  à  la  fin.  la  Morale  à  Eudème,  liv.  II,  ch.  i. 

S  iO.   On  ne  peut  jhu  dire  d^un        §  il.  Jkme  let  poèmes  hér<nques, 

enfant  qu'il  est  heureux.  Assertion  Quelques  manuscrits  disent  :  «  dans 

qui  semble  paradoxale,   et  qui  est  les  poèmes  troyens,  dans  les  poèmes 

parfaitement  exacte  au  point  de  vue  relatifs  à  Troie.  »  Pour  le  mot  grec,  il 

où  se  place  Aristote.  —  Et  d'une  vie  n'y  a  de  changé  qu'une  seule  lettre. 

eompUtement  achevée»  Aristote  n'a  —  Personne  ne  peut  appeler  heu- 

point  parlé  plus  haut  de  cette  seconde  veux.  On  ne  voit  pas  pourquoi.  Seu- 

oondition,  et  il  a  bien  fait  ;  car  elle  lement^  on  dira  que  cet  homme  n'a 

n'est  pas  du  tqut  indispensable  au  pas  été  heureux  toute  sa  vie. 


âA  MORALE  A  iMCOMAQUE. 

personne  ne  peut  appeler  heureux  Thomme  qui  a  éprouvé 
tant  de  fortunes  et  qui  a  fini  si  misérablement.  §  12.  Est- 
ce  donc  à  dire  qu'il  ne  faille  jamais  afiirmer  qu'un  homme 
est  heureux  tant  qu'il  vit  encore;  et  que  suivant  la 
maxime  de  Selon ,  on  doive  toujours  attendre  et  voir  la 
fin?  §  13.  Mais  s'il  faut  accepter  cette  théorie,  l'homme 
n'est-il  donc  heureux  qu'après  qu'il  est  mort  ?  N'est-ce  pas 
là  une  absurdité  frappante,  surtout  quand  on  soutient, 
conune  nous  le  faisons,  que  le  bonheur  est  une  certaine 
application  de  l'activité?  §  li.  Si  nous  ne  pouvons  pas 
admettre  que  l'homme  ne  soit  heureux  qu'après  sa  mort, 
et  Selon  ne  prétend  pas  cela  non  plus  ;  et  si  nous  voulons 
dire  seulement  qu'on  ne  peut  avec  assurance  appeler 
un  homme  heureux,  que  quand  il  est  hors  des  atteintes  de 
tous  les  maux  et  de  toutes  les  infortunes,  cette  opinion 
ainsi  restreinte  ne  laisse  pas  que  de  présenter  encore 
matière  à  controverse.  Il  semble  en  effet  dans  ce 
système,  qu'il  reste  après  la  mort  des  biens  et  des  maux, 
qu'on  éprouverait  alors  comme  on  en  éprouve  aussi 
durant  la  vie,  sans  d'ailleurs  les  sentir  personnellement; 
et  par  exemple,  les  honneurs  et  les  affronts,  ou  d'une 
manière  plus  générale,  les  succès  et  les  revers  de  nos 


S 13.  Suivant  la  nutxime  de  Solon.  séquence  peu  rigoureuse.  Dans  Topi- 

Elle  est  encore  rappelée  dans  la  Mo-  nion  de  Solon,  c^est  seulement  quand 

raie  à  Eudème,  liv.  II,  ch.  1,  S  10.  Thomme  est  mort  qu*on  peut  dire 

Hérodote  rapporte  tout  au  long  la  s'il  a  été  heureux,  ou  non,  durant  sa 

conversation  de  Solon  et  de  Grésus,  vie.  Aristote  d'ailleurs  va  limiter  lui- 

Clio,  ch.  30  et  suiv.,  page  9  et  suiv. ,  même  à  ces  termes  la  maxime  du  sage, 

de  rédition  de  DidoU  Aristote  em-  §  lA.  //  semble  en  effet.  C'est  la 

prunle    évidemment    beaucoup   de  même   conséquence  présentée  sous 

traits  à  Thistorien.  une  autre  forme;  elle  n'en  est  pas 

§  i3.  Après  qu*il  est  mort»  Con-  plus  acceptable. 


LIVRE  I,  CH.  VII,  §  16.  45 

enfants  et  de  notre  postérité.  §  15.  Ceci,  comme  on  voit, 
est  assez  embarrassant,  puisc[u'on  peut  avoir  été  heureux 
durant  toute  sa  vie,  y  compris  sa  vieillesse,  on  peut  en 
outre  être  mort  dans  la  même  prospérité  ;  et  Ton  peut  en 
même  temps  avoir  éprouvé  une  foule  de  traverses  dans  la 
personne  de  ses  descendants.  Il  peut  se  faire  que  parmi 
eux  les  uns  aient  été  vertueux  et  qu'ils  aient  joui  du  sort 
qu'ils  méritaient  ;  les  autres  peuvent  avoir  eu  un  destin 
tout  contraire;  car  il  est  clair  qu'à  mille  égards,  les  fils 
peuvent  complètement  différer  de  leurs  pères.  Or,  il  est 
insensé  d'admettre  qu'un  homme,  même  après  sa  mort, 
puisse  éprouver  avec  ses  descendants  toutes  ces  alterna- 
tives diverses ,  '  et  qu'il  soit  en  leur  compagnie  tantôt 
heureux,  tantôt  malhem^eux.  §  16.  Il  est  vrai  que,  d'un 
autre  côté,  il  n'est  pas  moins  absurde  de  supposer  que 
rien  de  ce  qui  touche  les  fils  ne  puisse  même  un  seul 
instant  remonter  jusqu'à  leurs  parents. 


$15.  Ceci  est  assez  embarrassanu  Aristote  laisse  la  question  indécise; 

G^est  Aristote  qui  prête  cette  idée  à  et  il  serait  bien  difficile  en  effet  de 

Solon,  dont  la  maxime  ne  va  pas  la  résoudre  complètement.  Voir  phis 

jusque  là.  loin,  ch.  9,  où  cette  discussion  re- 

S  16.  H  n'est  pas  moins  absurde,  vient  en  partie. 


46  MORALE  A  NICOMAQUE. 


CHAPITRE  VIIL 


Il  n'est  pas  besoin  d'attendre  la  mort  d'un  homme  pour  dire  qu'il 
est  heureux  ;  c'est  la  vertu  qui  fait  le  vrai  bonheur;  et  il  n'y  a 
rien  de  plus  assuré  dans  la  vie  humaine  que  la  vertu.  —  Distinc- 
tion entre  les  événements  de  notre  vie,  selon  qu'ils  sont  plus  ou 
moins  importants.  —  Les  épreuves  fortifient  et  rehaussent  la 
vertu;  l'homme  de  bien  n'est  jamais  misérable;  sérénité  du 
sage  et  constance  de  son  caractère»  Nécessité  des  biens  exté- 
rieurs en  une  certaine  mesura 


§  1.  Revenons  à  la  première  question  que  nous  nous 
étions  antérieurement  posée;  elle  peut  très  -  aisément 
contribuer  à  résoudre  celle  que  nous  nous  proposons 
maintenant. 

§  2.  S'il  faut  toujours  attendre  et  voir  la  fin,  et  si 
c'est  seulement  alors  qu'on  peut  déclarer  les  gens  heu- 
reux, non  pas  parce  qu'ils  le  sont  à  ce  moment  même, 
mais  parce  qu'ils  l'ont  été  jadis  ;  comment  ne  serait-il  pas 
absurde,  quand  un  homme  est  actuellement  heureux,  de 
ne  pas  reconnaître  en  ce  qui  le  concerne  une  vérité  qui 


$  i.  La  première  question,  A  sa-  cer  qu'il  a  été  heureux  ou  malheu- 

Yoir  si  le  bonheur  dépend  de  Thomme  reux. 

et  de  sa  conduite,  ou  sMl  est  un  simple        §  2.   Comment  ne  serait  'il  pas 

effet  du  hasard  et  un  don  de  Dieu,  absurde^  Voilà  le  vrai  ;  et  Ton  conçoit 

—  Celle  que  notu  proposons  main-  aisément  qu'Aristote  aurait  pu  s'é- 

ienant,  à  savoir  si,  conmie  le  voulait  pargner  toute  cette  discussion  pour 

Solon,  il  faut  attendre  la  fin  de  la  arriver  à  un  résultat  aussi  facile  et 

carrière  dMn  homme  pour  pronon-  aussi  mince. 


LIVRE  1,  CH.  VIII,  S  6.  47 

est  incontestable?  C'est  uç  vain  prétexte  de  dire  qu'on  ne 
veut  point  proclamer  les  gens  heureux  tant  qu'ils  vivent, 
de  crainte  des  revers  qui  pourront  survenir,  et  d'allé- 
guer que  l'idée  qu'on  se  fait  du  bonheur  nous  le  repré- 
sente comme  quelque  chose  d'immuable  et  qui  ne 
change  pas  sdsément  ;  et  enfin  que  la  fortune  a  souvent 
les  retours  les  plus  divers  pour  un  même  individu. 
§  3.  D'après  ce  raisonnement,  il  est  clair  que  si  nous 
voulions  suivre  toutes  les  fortunes  d'un  homme,  il  nous 
arriverait  souvent  d'appeler  le  même  individu  heureux  et 
malheureux,  faisant  de  l'homme  heureux  une  sorte  de 
caméléon,  d'une  nature  passablement  changeante  et 
ruineuse.  §  &.  Mais  quoi  I  est-il  donc  sage  d'attacher  tant 
d'importance  aux  fortunes  successives  des  hommes?  Ce 
n'est  pas  en  elles  que  se  trouvent  le  bonheur  ou  le 
malheur  ;  la  vie  humaine  est  exposée  à  ces  vicissitudes 
inévitables,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  ;  mais  ce  sont  les 
actes  de  vertu  qui  seuls  décident  souverainement  du 
bonheur,  comme  ce  sont  les  actes  contraires  qui  décident 
de  l'état  contraire.  §  5.  La  question  même  que  nous 
agitons  en  ce  moment,  est  un  témoignage  de  plus  en 
faveur  de  notre  définition  du  bonheur.  Non,  il  n'y  a  rien 
dans  les  choses  humaines  qui  soit  constant  et  assuré  au 


S  8.  Une  Êorte  de  caméléon,  Gom-  bonheur.  —  Qui  seuls  décident  souve- 

paraison  ingénieuse,  d^autant  plus  vainement  du  bonheur.  Les  Stjoîàem 

remarquable,  qu'Aristote  use  très-  ne  sont  pas  allés  plus  loin, 
rarement  de  ces  formes  de  style.  §  5.  Il  n'y  a  rien  dans  les  choses 

$  A.  Ce  sont  les  actes  de  vertu,  humaines.  Bel  hommage  rendu  à  la 

Théorie  parfaitement  juste,  mais  qui  vertu.   —   Vraiment   fortunés.  En 

ne  s'accorde  pas  tout  à  foit  avec  d'autres  termes,  vraiment  heureux 

ce  qu'Âristote  a  dit  plus  haut  du  et  digues  de  Têtre. 


48  MORALE  A  NICOMAQUE. 

point  où  le  sont  les  actes  et  la  j)ratique  de  la  vertu  ;  ces 
actes  nous  apparaissent  plus  stables  que  la  science  elle- 
même.  Bien  plus,  parmi  toutes  les  habitudes  de  la  vertu, 
celles  qui  font  le  plus  d'honneur  à  Thomme  sont  aussi  les 
plus  durables,  précisément  parce  que  c'est  surtout  en 
elles  que  se  plaisent  à  vivre  avec  le  plus  de  constance  les 
gens  vraiment  fortunés  ;  et  voilà  évidemment  ce  qui  est 
cause  qu'ils  n'oublient  jamais  de  les  pratiquer. 

§  6.  Ainsi,  cette  persévérance  que  nous  cherchons  est 
celle  de  l'homme  heureux,  et  il  la  conservera  durant  sa 
vie  entière  ;  il  ne  pratiquera  et  ne  considérera  jamais  que 
ce  qui  est  conforme  à  la  vertu  ;  ou  du  moins  il  s'y  attachera 
plus  qu'à  tout  le  reste.  Il  supportera  les  traverses  de  la 
fortune  avec  un  admirable  sang-froid.  Celui-là  saura 
toujours  se  résigner  avec  dignité  à  toutes  les  épreuves, 
dont  la  sincère  vertu  est  sans  tache,  et  qui  est,  on  peut 
dire,  carré  par  sa  bàbe. 

§  7.  Les  accidents  de  la  fortune  étant  très-nombreux, 
et  ayant  une  importance  très-diverse,  tantôt  grande, 
tantôt  petite,  les  succès  peu  importants  ainsi  que  les 
légers  malheurs  sont  évidemment  presque  sans  influence 
sur  le  cours  de  la  vie.  Mais  les  événements  considérables 
et  répétés,  s'ils  sont  favorables,  rendent  la  vie  plus  heu- 


$  6.  Les  théories  de  ce  $  sont  rap-  tagoras,  page  74  de  la  traduction  de 

pelées  dans  la  Politique,  liy.  VI,  ch.  9,  M.  Cousin.  Aristote  la  répète  dans  la 

§  2,  page  329  de  ma  seconde  édition.  Rhétorique,  Ut.  III,  ch.  II,  page  i&il, 

—  Carré  par  ta  base.  Cette  meta-  b,  27,  édition  de  Berlin  ;  mais  il  ne 

phore  est  de  Simonide  et  non  d*Aris-  nomme  pas  Simonide.  Du  reste  en 

tote,  qui  d*ailleurs  emploie  ici  les  traduisant:  «carré  par  sa  base»,  jV 

expressions  même  du  poète.  Platon  joute  à  Texpression  grecque  qui  si- 

TaTait  aussi  déjà  citée  dans  le  Pro-  gnifie  simplement  «carré.  » 


i 


LIVRE  I,  CH.  VIII,  S  ^-  A» 

reuse  ;  car  ils  contribuent  tout  naturellement  à  Tembellir  ; 
et  Tusage  qu'on  en  fait  donne  un  nouveau  lustre  à  la  vertu. 
S'ils  sont  défavorables  au  contraire,  ils  brisent  et  ternissent 
le  bonheur  ;  car  ils  nous  apportent  avec  eux  des  chagrins, 
et  sont  dans  bien  des  cas  des  obstacles  à  notre  activité. 
Mais  dans  ces  épreuves  même,  la  vertu  briUe  de  tout  son 
éclat,  quand  \m  homme  supporte  d'une  âme  sereine  de 
grandes  et  nombreuses  infortunes,  non  point  par  insen- 
sibilité, mais  par  générosité  et  par  grandeur  d'âme.  §  8.  Si 
les  actes  de  vertu  décident  souverainement  de  la  vie  de 
l'homme,  ainsi  que  nous  venons  de  le  dire,  jamais  l'homme 
honnête  qui  ne  demande  le  bonheur  cfu'à  la  vertu,  ne  peut 
devenir  misérable,  puisqu'il  ne  commettra  jamais  d'actions 
blâmables  et  mauvaises.  A  notre  avis,  l'homme  vraiment 
vertueux,  l'homme  vraiment  sage,  sait  endurer  toutes  les 
fortunes  sans  rien  perdre  de  sa  dignité  ;  il  sait  toujours 
tirer  des  circonstances  le  meilleur  parti  possible,  comme 
un  bon  général  sait  employer  de  la  manière  la  plus 
utile  au  combat  l'armée  qu'il  a  sous  ses  ordres;  comme 
le  cordonnier  sait  faire  la  plus  belle  chaussure  avec  le 
cuir  qu'on  lui  donne  ;  comme  font  chacun  en  leur  genre 
tous  les  autres  artistes.  §  9.  Si  ceci  est  vrai,  l'homme 
heureux  parce  qu'il  est  honnête,  ne  sera  jamais  malheu- 
reux, quoiqu'il  ne  soit  plus  fortuné,  je  l'avoue,  s'il  tombe 
par  hasard  en  des  malheurs  pareils  à  ceux  de  Priam. 


S  7.  Non  point  par  insensibilité.  §  9.  Quoiqu'il  ne  soit  plus  for^ 

La  restriction  est  très-nécessaire;  et  tuné.   Les  nuances  des  expressions 

les  Stoïciens  n^ont  pas  toujours  su  la  grecques  sont  ici   très  -  difficiles   à 

faire  comme  Aristote.  rendre;  «fortuné»  semble  impliquer 

§  8.  Ne  peut  devenir  misérable,  un  plus  haut  degré  de  bonheur  que 

Principe  Platoniqien  et  Stoïcien.  le  mot  seul  d'  «  heureux.  »  — Il  n'a 


50  MORALE  A  NICOMAQUE. 

Mais  du  moins  il  n'a  pas  mille  couleurs,  et  il  ne  change 
pas  d*un  instant  à  l'autre.  Il  ne  sera  pas  facilement 
ébranlé  dans  son  bonheur;  et  il  ne  suflSra  pas  pour  le 
lui  faire  perdre  d'infortunes  ordinaires  ;  il  y  faudra  les 
plus  grands  et  les  plus  nombreux  désastres.  Réciproque- 
ment, quand  il  sortira  de  ces  épreuves,  il  ne  redeviendra 
pas  heureux  en  peu  de  temps,  et  tout-à-coup,  après  les 
avoir  souffertes;  mais  s'il  le  redevient  jamais,  ce  ne  sera 
qu'après  un  long  et  juste  intervalle,  durant  lequel  il  aura 
pu  retrouver  successivement  de  grandes  et  brillantes 
prospérités. 

§  10.  Qui  peut  donc  nous  empêcher  de  déclarer  que 
l'homme  heureux  est  celui  qui  agit  toujours  selon  la  vertu 
parfaite,  étant  de  plus  suffisamment  pourvu  des  biens  exté- 
rieurs, non  pas  durant  un  temps  quelconque,  mais  pen- 
dant toute  une  vie?  Ou  bien  faut-il  encore  ajouter  cette 
condition  expresse,  qu'il  devra  vivre  constamment  dans 
cette  prospérité,  et  qu'il  mourra  dans  une  situation  non 
moins  favorable,  attendu  que  l'avenir  nous  est  inconnu, 
et  que  le  bonheur,  tel  que  nous  le  comprenons,  est  une  fin 
et  quelque  chose  de  parfaitement  définitif  à  tous  égards? 
§  11.  Si  toutes  ces  considérations  sont  vraies,  nous  appel- 
lerons heureux  parmi  les  vivants  ceux  qui  possèdent,  ou 
posséderont,  tous  les  biens  que  nous  venons  d'indiquer. 


pai  mille  couleur i,  c^e&il^  même  idée  vertu  seule  décidait  souverainement 

exprimée,  p^us  haut  ch.  8,  §  3,  par  du  bonheur.  -—  Mais  pendant  toute 

la  comparaison  du  caméléon.  une  vie.  Autre  centradiction   non 

S  iO.   Etant  de  plus  suffisamment  moins  forte;  Âristote  revient  à  peu 

pourvu  des  biens  extérieurs.  Gon-  près    complètement    à    la    pensée 

tradiction  avec  ce  que  vient  de  dire  de   Solon  qu^il    combattait  tout  à 

Aristote,  quand  il  affirmait  que  la  Pheure. 


LIVRE  I,  CH.  IX,  S  2.  51 

Il  est  bien  entendu  d'ailleurs,  cpie  quand  je  dis  heureux, 
c'est  toujours  dans  la  mesure  où  des  hommes  peuvent 
l'être.  Mais  je  n'insiste  pas  davantage  sur  ce  sujet. 


CHAPITRE  IX. 

Le  destin  de  nos  enfants  et  de  nos  amis  influe  sur  nous  ;  il  est 
même  probable  qu'après  notre  mort  nous  nous  intéressons 
encore  à  eux  ;  nature  des  impressions  que  Ton  peut  encore 
éprouver  après  qu*on  est  sorti  de  la  vie;  ces  impressi<ms 
doivent  être  très-peu  vives. 

§  1.  Soutenir  que  le  sort  de  nos  enfants  et  de  nos  amis 
ne  puisse  influer  en  quoi  que  ce  soit  sur  notre  bonheur, 
c'est  là  une  théorie  évidemment  par  trop  austère,  et  qui 
de  plus  a  le  tort  d'être  contraire  aux  opinions  reçues. 
S  2.  Mais  comme  les  événements  de  la  vie  sont  très- 


§  11.   Dans   la   maure  où  des  sans  solution.  Maintenant  il  parait  la 

hommes  peuvent  Pêtre»  Restriction  trancher  plus  nettement.  Selon  toute 

pleine   de    sagesse  ;     souvent    les  apparence,  il  y  a  quelque  désordre 

hommes  ne  manquent  le  bonheur  dans  le  texte  puisque  cette  discussion 

que  par  Tidée  exagérée  qu^ils  s^en  interrompue  plus  haut  recommence, 

font  Plus  modéré»  dans  leurs  désirs,  et  que  rien  ne  la  rattache  directe- 

ils  seraient  beaucoup  plus  heureux,  ment  à  ce  qui  précède.  —  Contraire 

Ck,  IX*  La  Grande  Morale  et  la  aux  opinions  reçues,  Aristote  tient 

Morale  à  Ëudème  n'ont  pas  de  partie  en  général  le  plus  grand  compte  des 

correspondante.  opinions  de  ses  devanciers  et  même 

S  !•  Soutenir  que  le  sort  de  nos  des  opinions  du  vulgaire  ;  il  ne  les 

enfants,  Aristote  revient  ici  à  une  admet  pas  toujours,  mais  il  ne  tes 

question  qu'il  a  touchée  à  la  un  du  laisse  jamais  sans  «explication,  tout 

chapitre   7,  et  qu'il  y  avait  laissée  étranges  qu'elles  peuvent  paraître. 


52  MORALE  A  NICOMAQUE. 

nombreux»  et  qu'ils  présentent  les  nuances  les  plus 
diverses,  les  uns  nous  touchant  de  très-près  et  les  autres 
nous  effleurant  à  peine,  ce  serait  un  travail  long  et  sans 
fin  de  distinguer  chacun  d'eux  en  particulier  ;  il  nous 
suffira  d'en  parler  ici  d'une  manière  généraTe  et  d'en 
donner  une  simple  esquisse. 

§  3.  S'il  est  vrai  que  parmi  les  malheurs  qui  nous 
frappent  personnellement,  les  uns  pèsent  d'un  grand 
poids  sur  notre  vie,  et  que  les  autres  n'y  touchent  que 
très-légèrement,  il  en  doit  être  absolument  de  même 
pour  les  événements  qui  concernent  tous  ceux  que  nous 
aimons.  §  à.  Mais  pour  chacun  de  ces  sentiments  que 
nous  éprouvons,  il  y  a  bien  plus  de  différence  à  les 
éprouver  durant  la  vie  ou  après  la  mort,  qu'il  n'y  en  a 
entre  les  forfaits  ou  les  catastrophes  imaginaires  qui 
défrayent  les  tragédies^  et  la  réalité  de  ces  affreux  évé- 
nements. §  5.  Cette  comparaison  peut  déjà  servir  à  faire 
comprendre  cette,  différence.  Mais  on  peut  aller  plus  loin 
encore,  et  même  se  demander  si  les  morts  peuvent  con- 
server quelque  sentiment  de  bonheur  ou  d'adversité.  Ces 
diverses  considérations  font  assez  voir  que,  s'il  est  pos- 
sible que  quelque  impression  soit  en  bien,  soit  en  mal, 
s'étende  jusqu'aux  morts,  cette  impression  doit  certaine- 
ment être  bien  faible  et  bien  obscure,  ou  en  elle-même 
absolument,  ou  du  moins  relativement  à  eux.  En  tout  cas, 
elle  n'est  ni  assez  forte  ni  d'une  telle  nature  qu'elle 


%  h*  Durant  la  vie  ou  après  la  coup  moins  décidé  dans  le  Tlaité  de 

mort,  Aristote  admet  ici  de  la  ma-  TAme,  et  dans  la  Métaphysique.  Du 

nière  ia  p!us  formelle  la  persistance  reste,  il  réduit  à  fort  peu  de  chose  la 

de  la  personnalité  après  la  mort,  et  sympathie    que   Tàme    peut   con- 

rimniortalité  de  T&me.  Il  est  beau-  server  après  la  mort. 


LIVRE  I,  CH.  X,  S  1-  53 

puisse  les  rendre  heureux,  s'ils  ne  le  sont  pas,  ou,  s'ils 
le  sont,  leur  enlever  leur  félicité. 

§  6.  Ainsi  l'on  peut  bien  croire  que  les  morts  éprouvent 
encore  quelqu'impression  des  prospérités  et  des  revers 
de  leurs  amis,  sans  que  cependant  cette  influence  puisSe 
aller  jusqu'à  les  rendre  malheureux  s'ils  sont  heureux, 
ni  exercer  sur  leur  destinée  aucun  changement  de  ce 
genre. 


CHAPITRE  X. 

Le  bonheur  ne  mérite  pas  nos  louanges  :  il  mériterait  plutôt  nos 
respects.  —  Nature  toiyours  relative  et  subordonnée  des  choses 
qu'on  peut  louer  ;  il  n'y  a  pas  de  lous^nges  possibles  pour  les 
choses  parfaites;  on  ne  peut  que  les  admirer.  —  Théorie  ingé- 
nieuse d'Eudoxe  sur  le  plaisir.  —  Le  bonheur  mérite  d'autant 
plus  notre  respect,  qu'il  est  le  principe  et  la  cause  des  biens 
que  nous  désirons  en  cherchant  à  l'atteindre. 

§  1.  Après  les  éclaircissements  qui  précèdent,  exami- 
nons s'il  convient  de  placer  le  bonheiu*  parmi  les  choses 
qui  méritent  nos  louanges,  ou  s'il  ne  faut  pas  plutôt  le 
classer  parmi  celles  qui  méritent  notre  respect.  Ce  qu'il  y 


§  6.  Ainsi  Con  ^peut  bien  croire.  Question  délicate  et  neuve;  Aristote 
Ceci  ne  semble  qu^une  répéUdon  de  est  peut-être  le  seul  panni  les  philo- 
ce  qui  pfécède.  sophes  qui  s^en   soit  occupé.  Sans 

Ch,  X  Gr.  Morale,  livre  I,  ch.  2  ;  être  essentielle,  elle  vaut  la  peine 

Morale  à  Eudème,  livre  I,  ch.  1,  d'être  traitée  ;    et  ici  elle  fiiit  une 

2  et  3,  suite  assez  naturelle  aux  discussions 

S  1.  Nos  louanges,,  notre  respect,  précédentes. 


54 


MORALE  A  NICOMAQUE. 


a  de  certain,  c'est  qu'il  n'est  pas  une  faculté  dont  l'homme 
puisse  disposer  à  son  gré.  §  2.  Toute  chose  simplement 
louable  ne  semble  devoir  être  louée  que  parce  qu'elle  a 
une  certaine  nature,  et  soutient  un  certain  rapport  avec 
quelqu'autre   chose.    C'est   ainsi    qu'on   loue  l'honune 
juste,  l'homme  courageux  et  en  général  l'homme  de  bien 
et  la  vertu,  à  cause  de  leurs  actes  et  des  résultats  qu'ils 
produisent;  c'est  ainsi  qu'on  loue  l'homme  vigoureux, 
l'homme  léger  à  la  course  et  chacun  en  son  genre,  parce 
qu'ils  ont  une  certaine  disposition  naturelle,  et  sont  dans 
xm  certain  rapport  à  l'égard  de  quelque  qualité  et  de 
quelque  talent.  §  3.  Ce  qui  rend  ceci  de  toute  évidence, 
ce  sont  les  louanges  mêmes  que  l'on  essaie  d'adresser  aux 
dieux;  elles  les  rendent  tout  à  fait  ridicules  quand  on 
les  assimile  aux  hommes  ;  et  ceci  tient   à  ce  que  les 
louanges  impliquent  toujours  une  certaine  relation ,  ainsi 
que  nous  venons  de  le  dire. 

§  A.  Si  telles  sont  les  choses  auxquelles  s'applique  la 
louange,  il  est  clair  qu'elle  ne  s'applique  point  aux  plus 
parfaites;  pour  celles-là  il  faut  quelque  chose  de  plus 
grand  et  de  meilleur  que  la  louange.  La  preuve,  c'est  que 


§  2.  l/Ae  chose  êimpiement 
louable,;  est  toujours  relative.  On 
la  loue  en  vue  du  bien  qu*etle  peut 
produire.  —  Un  certain  rapport 
avec  quelqu*autre  chose,  et  en  ce 
sens,  la  chose  qu*on  loue  est  toujours 
inférieure  à  la  chose  en  vue  de  la- 
quelle elle  est  louée. 

§  3.  Elles  les  rendent  tout  à  fait 
ridicules.  Il  y  a  dans  Texpression  du 
texte  une  obscurité  qui   permet  de 


rapporter  le  mot  de  ridicules,  soit 
aux  louanges,  soit  aux  Dieux.  J'ai 
préféré  ce  dcrmier  sens  avec  la  plu- 
part des  commentateurs,  parce  quMl 
se  rapporte  à  un  passage  analogue 
du^*  lîv.,  ch.  8,  §  7;  voir  plus  loin 
ce  passage. 

§  û.  Aux  plus  parfaites.  Préci- 
sément parce  qu'elles  ne  sont  plus 
relatives,  la  louange  ne  peut  plus 
s'adresser  à  elles;  c'est  le  respect 


LIVRE  I,  CH.  X,  S  7.  55 

nous  admirons  le  bonheui*  et  la  félicité  des  dieux,  de 
même  que  nous  admirons  le  bonhenr  de  ces  hommes  qui, 
parmi  nous,  se  rapprochent  le  plus  de  la  divinité.  Nous 
en  faisons  autant  à  l'égard  des  biens,  et  personne  ne  songe 
à  louer  le  bonheur  comme  on  loue  la  justice  ;  on  Tadmire 
connue  quelque  chose  de  plus  divin  et  de  meilleur. 

§  5.  C'est  là  ce  qu'Eudoxe  a  très-bien  fait  valoir  pour 
justifier  la  préférence  qu'il  accordait  au  plaisir.  D'après 
cette  observation  qu'on  ne  loue  pas  le  plaisir,  quoique  le 
plaisir  soit  un  bien,  Eudoxe  croyait  pouvoir  conclure 
que  le  plaisir  est  au-dessus  de  ces  choses  qu'on  peut 
louer,  comme  y  sont  par  exemple  Dieu  et  la  perfection,  les 
aeux  fins  supérieures  auxquelles  se  rapporte  tout  le  reste. 
§  6.  Mais  la  louange  peut  s'appliquer  à  la  vertu  ;  car  c'est 
la  vertu  qui  apprend  aux  hommes  à  faire  le  bien  ;  et  nos 
éloges  publics  peuvent  s'adresser  également  et  aux  actes 
de  l'âme  et  aux  actes  du  corps.  §  7.  Du  reste,  la  discus- 
sion précise  de  ce  sujet  regarde  peut-être  plus  spéciale- 


—  Se  rapprochent  le  plus  de  la  vrai  qu*on  ne  loue  pas  le  plaisir  : 

divinité.  Expression  assez  singulière  mais  ce  n*est  pas  parce  qu*il  est  au- 

dans  la  bouche  d*un  philosophe.  —  dessus     de   la   louange,    c^est   au 

On  Vadmire,  sans  doute  quelque-  contraire  parce  qu'il  est  au-dessous 

fois;  mais  quelquefois  aussi  on  le  le  plus  ^ordinairement   Voir  aussi 

loue,  sMl  est  le  résultat  d^une  habi-  Diogène  Laêroe,  liv.  VIII,  ch.  8,  p. 

leté  honnête,  comme  on  le  blftme  si  225,  édit.  Didot. 

le  succès  est  dû  à  un  crime.  $   6.  Les  éloges  publics,.  On  ne 

$  5.  Eudoxe,\oir  plus  loin  Ut.  X,  voit  pas  bien  pourquoi  Aristote  di»- 

ch.  2,  §  i.  L*opinion  d*Eudoxe  y  est  tingue  entre  les    louanges    et  les 

discutée  asseï  lon^ement  ;  et  Aris-  éloges.    Les    louanges,   tout  indi- 

tote  y  donne  même  quelques  détails  viduelles    qu^elles     sont ,    peuvent 

sur  ce  philosophe.  La  théorie  quUl  s'adresser  aussi  aux  actes  de  Tftme 

lui  prête  ici  est    fort  ingénieuse,  et  aux  actes  du  corps,  tout  aussi  bien 

quoiqu'au  fond  elle  soit  fausse.  Il  est  que  les  éloges. 


66  MORALE  A  NICOMAQUE. 

ment  les  écrivains  qui  ont  trav^Ué  sur  cette  matière  des 
Éloges.  Quant  à  nous,  il  résulte  évidemment  de  ce  que 
nous  venons  de  dire,  que  le  bonheur  est  une  de  ces 
choses  qui  méritent  notre  respect  et  qui  sont  parfaites. 
§  8.  J'ajoute  en  finissant  que  ce  qui  lui  donne  encore  ce 
caractère,  c'est  qu'il  est  un  principe;  car  c'est  en  vue  du 
bonheur  uniquement  que  nous  faisons  tout  ce  que  nous 
faisons^  et  ce  qui  est  pour  nous  le  principe  et  la  cause  des 
biens  que  nous  recherchons,  doit  être  à  nos  yeux  quelque 
chose  de  profondément  respectable  et  de  divin. 


S  7.  Les  écrivains  qui  ont  tra-  spécial  sur  ce  sajet  Ce  traité  à  péqi 

vaille,,,,  n  s^agit  des  rhéteurs  en  §  8.   Cest    en  vue  du  bonheur 

général.  On  peut  voir  dans  le  Mé-  uniquement.  Le  texte  est  un    peu 

nexène  de  Platon  un  exemple  de  ces  moins  précis,  et  Ton  po|irrait  corn- 

éloges.  On  en  trouve  aussi  dans  les  prendre  que  c^est  en  vue  du  prin- 

ceuvres  d'Isocrate.  H  parait  qu'Ari»-  cipe  et  non  du  bonheur  que  nous 

tote  lui-même,  si  Ton  en  croit  TÀno-  faisons  tout  le  reste.  J'ai  suivi  Ens- 

nyme  de  Ménage,  avait  fait  un  traité  trate  dans  mon  interprétation. 


LIVRE  I,  CH.  XI,  S  3. 


57 


CHAPITRE  XI. 

Si  Ton  veut  se  rendre  compte  du  bonheur,  il  faut  étudier  la  vertu 
qui  le  donne.  La  vertu  est  l'objet  principal  des  travaux  de 
Thomme  d'État  Pour  bien  gouverner  les  hommes,  il  faut  avoir 
fait  une  étude  de  Pâme  humaine  ;  limites  dans  lesquelles  cette 
étude  doit  être  renfermée.  —  Citation  des  théories  que  Fauteur 
a  exposées  sur  Fâme  dans  ses  ouvrages  Exotériques  :  deux 
parties  principales  dans  Pâme,  Tune  irraisonnable,  Tautre 
douée  de  raison.  Distinction  dans  la  partie  irraisonnable  d'une 
partie  purement  animale  et  végétative,  et  d'une  partie  qui  sans 
avoir  la  raison  peut  du  moins  obéir  à  la  raison.  -—  Division  des 
vertus,  en  vertus  intellectuelles  et  vertus  morales. 

§  1.  Puisque  le  bonheur  est,  d'après  notre  définition, 
une  certaine  activité  de  l'âme  dirigée  parla  vertu  parfaite, 
nous  devons  étudier  la  vertu.  Ce  sera  un  moyen  rapide  de 
mieux  comprendre  aussi  le  bonheur  lui-même.  §  2.  C'est 
la  vertu  qui  paraît  être  avant  toute  autre  chose  l'objet  des 
travaux  du  vrai  politique  ;  ce  qu'il  veut,  c'est  de  rendre 
les  citoyens  vertueux  et  dociles  aux  lois.  §  3.  Nous  avons 
des  exemples  de  cette  sollicitude  dans  les  législateurs  des 


Ctu  XL  Gr.  Morale,  livre  I,  ch.  &  ; 
Morale  à  Eudëme,  livre  II,  ch.  4. 

S  1.  ly après  notre  définition.  Voir 
plus  haut  ch.  â.  §§  5  et  15.  Cette 
discussion  me  semble  pas  se  ratta- 
cher directement  à  ce  qui  précède; 
mais  elle  n^est  pas  moins  importante. 

§  2.   Çest  la  vertu,,,,    du  vrai 


politique.  Voir  plus  haut,  ch.  i,  S  9, 
le  rdle  qu'Aristote  prête  à  la  poli- 
tique. C*est  une  erreur  évidente. 
On  a  beau  distinguer  le  vrai  poli- 
tique des  hommes  d^État  vulgaires, 
il  n'en  est  pas  moins  certain  que 
l'étude  de  la  vertu  n'appartient  qu'à 
la  morale. 


58  MORALE  A  NICOMAQUE. 

Cretois  et  des  Lacédémoniens,  et  dans  quelques  autres  qui 
se  sont  montrés  presqu'aussi  sages.  §  à.  Or,  si  cette 
étude  appartient  spécialement  à  la  science  politique,  il  est 
clair  que  la  recherche  que  nous  allons  faire  satisfera 
précisément  au  dessein  que  nous  nous  sommes  proposé 
dès  le  début  de  ce  traité. 

§  5.  Ainsi  donc,  étudions  la  vertu,  mais  la  vertu  pure- 
ment humaine  ;  car  nous  ne  cherchons  que  le  bien  humain 
et  un  bonheur  humain.  §  6.  Quand  nous  disons  la  vertu 
humaine,  nous  entendons  la  vertu  de  l'âme  et  non  point 
celle  du  corps  ;  et  pour  nous,  on  le  sait,  le  bonheur  est 
ime  activité  de  l'âme.  §  7.  Une  conséquence  évidente  de 
ceci,  c'est  que  l'homme  d'État,  le  politique,  doit  connaître 
jusqu'à  un  certain  point  les  choses  de  l'âme,  tout  comme 
le  médecin,  qui  a,  par  exemple,  à  soigner  les  yeux,  doit 
aussi  connaître  l'organisation  du  corps  entier.  L'homme 
d'État  doit  d'autant  plus  s'imposer  cette  étude,  que  la 


§  s.  Des' Cretois  et  des  Lacédé'  et  il  s^entend  tout   aussi  IHen^du 

fMniens,  Voir  le  second  livre  de  la  corps.   Du  reste,  ce  qu*Aristote  a 

Politique,  ch.  6  et  7,  où  sont  ana-  déjà  dit  plus  haut,    ch.^  A,  §  10, 

lysées  les  constitutions  de  Lacédé-  éclairdt  parfaitement   ce  qu*il  dit 

mone  et  de  Crète.  ici.  L^homme  a  une  fonction  propre 

S  k.  Dès  le  début  de  ce  traité»  qui  est  celle  de  la  raison;  ceUe4à 

Voir  plus  haut,  ch.  i,,§  9.  Aris-  lui  appartient  exclusiTement;  il  par- 

tote  y  a  dit  que  son  traité  de  morale  tage  toutes  les  autres  avec  les  ani- 

n^était    au   fond   qu'un   traité    de  maux. — ;0n /e  soir.  Voir  plus  haut, 

politique,  et  la  politique  lui  a  paru  ch.  Â,  S  ^^* 

la  science  supérieure  à  laquelle  la  $  7.   Jusqu'à  un  certain  point, 

morale  est  subordonnée.  Dans  ces  limites,  Tassertion  d*Aris- 

§  6.   La  vertu  de  Came  et  non  tote  est  très-yraie^  bien  que  les  poli- 

point  celle  du  corps.  Le   mot  de  tiques  en  général  aient  tenu  bien 

vertu  dans  notre  langue  ne  s*ap-  peu  de  compte  de  ces  consdls  de  la 

plique  bien  qu'à  Tâme  ;  en  grec,  il  philosophie.  —  Tout  comme  le  mé- 

n'en  est  pas  tout  à  fait  de  môme  ;  deein.  Comparaison  fort  juste. 


LIVRE  I,  CH.  XL  S  10.  69 

politique  est  une  science  beaucoup  plus  relevée  et  beau- 
coup plus  utile  que  la  médecine,  et  que  déjà  les  méde- 
cins distingués  se  donnent  les  plus  grandes  peines  pour 
acquérir  l'exacte  connaissance  de  tout  le  corps  humain. 
§  8.  Il  faut  donc  que  l'homme  d'État  fasse  ime  étude  de  . 
l'âme;  mais  l'étude  que  nous  ferons  maintenant  n'aura 
en  vue  que  la  politique,  et  nous  ne  la  pousserons  que 
jusqu'où  elle  est  nécessaire  pour  nous  bien  faire  connaître 
l'objet  actuel  de  nos  recherches.  Un  examen  plus  appro- 
fondi et  tout  à  fait  exact  nous  donnerait  peut-être  plus 
de  peine  que  n'en  demande  le  sujet  que  nous  discutons 
ici. 

§  9.  Du  reste  la  théorie  de  l'âme  a  été  suffisamment 
éclaircie  sur  quelques  points,  même  dans  nos  ouvrages 
Exotériques;  nous  leur  ferons  d'utiles  emprunts,  et  par 
exemple,  nous  leur  prendrons  la  distinction  des  deux 
parties  de  l'âme  :  l'une  qui  est  douée  de  raison,  et  l'autre 
qui  en  est  privée.  §  10.  Quant  à  savoir  si  ces  parties  sont 
séparables,  comme  le  sont  les  diverses  parties  du  corps, 
et  comme  l'est  tout  objet  divisible  ;  ou  bien  si  elles  ne  sont 
deux  qu'à  un  point  de  vue  purement  rationnel,  tout  en 
étant  inséparables  de  leur  nature,  comme  le  sont  la  partie 
concave  et  la  partie  convexe  dans  la  circonférence,  ce 


S  8.  Un  examen  plus  approfondù  tote  croit  en  ayoir  asseï  dit  sur  ce 
On  peut  croire  qu^Aristote  renvoie  cet  sujets  au  point  de  vue  de  la  poli- 
examen  spécial  au  Traité  de  TAme.  tique,  dans  des  ouvrages  qui  nV 

§  9.   Dam  nos  ouvrages  Exoté"  valent  pas  pour  but  de  le  traiter  à 

ri^uet.  n  semblerait  que  c'est  plutôt  fond.   l\  est  certain  qu'une  étude 

«  ésotériques  ;  »  mais  les  manuscrits  aussi  complète  que  celle  du  Traité  de 

sont  unanimes  et  ne  donnent  pas  de  TAme  est  fort  inutile  à  un^  homme 

variantes.  D'un  autre  côté  le  mot  d'État.  Voir  une  expression  analogue, 

«  même  »  semble  indiquer  qu'Aris-  plus  loin,  livre  VI,  ch.  3,  §  1. 


60  MORALE  A  NICOMAQUE. 

sont  là  des  questions  qui  ne  nous  importent  en  rien  pour 
le  moment.  §  11.  Dans  la  partie  non  raisonnable  de 
l'âme,  nous  avons  reconnu  une  certaine  faculté  qui  paraît 
être  commune  à  tous  les  êtres  vivants,  et  qui  est  la  faculté 
végétative  ;  en  d'autres  termes,  c'est  la  cause  qui  fait  que 
l'être  peut  se  nourrir  et  se  développer.  On  doit  recon- 
naître cette  faculté  de  l'âme  dans  tous  les  êtres  qui  se 
nourrissent,  et  jusque  dans  les  germes  et  les  embryons, 
ainsi  qu'on  la  doit  retrouver  identiquement  la  même  dans 
les  êtres  complètement  formés  ;  car  la  raison  veut  qu'on 
admette  ici  l'identité  plutôt  qu'une  différence.  §  12.  Voilà 
donc  une  puissance  de  l'âme  qui  est  générale  et  commune, 
et  qui  ne  paraît  pas  appartenir  spécialement  à  l'honmie. 
J'ajoute  que  cette  partie  de  l'âme  et  cette  puissance 
paraissent  agir  surtout  durant  le  sommeil.  Hais  l'homme 
de  bien  et  le  méchant  n'ont  rien  dans  le  sonuneil  qui 
puisse  les  faire  distinguerllun  de  l'autre  ;  et  voilà  ce  qui  a 
fait  dire  que,  pendant  une  moitié  de  leur  vie,  les  gens 
heureux  ne  diffèrent  en  rien  des  misérables.  §  13.  Et  il 
est  bien  vrai  qu'il  en  est  ainsi  ;  car  le  sommeil  est  pour 
l'âme  une  complète  inertie  des  facultés  qui  la  font 
appeler  bonne  et  mauvaise  ;  à  moins  qu'on  ne  suppose  que 
même  en  cet  état,  il  n'y  ait  encore  quelques  légers 
mouvements  qui  aillent  jusqu'à  elle,  et  qu'ainsi  les  songes 


§  10.  Pour  le  momenU  Ces  ques-  dans  le  Traité  de  TAme,  Livre  II, 

lions  se  trouvent  discutées  dans  le  ch.  à. 

Traité  de  TAme,  spécialement  Livre        §  12.  Durant  le  sommeil.  Voirie 

II,  ch.  2,  S  7,  de  ma  traduction.  petit  Traité  du  Sommeil  et  de  la 

S  H.  Nous  avons  reconnu»  Voir  Veille,   ch.  1,  dans  les  Opuscules, 

plus  haut,  ch.  4,  §  12,  et  surtout  page  152  de  ma  traduction. 


LIVRE  I,  CH.  XI,  S  1^-  ^^ 

des  hommes  d'une  nature  distinguée  doivent  être  meil- 
leurs que  ceux  du  vulgaire. 

§  li.  Mais  je  ne  veux  pas  pousser  plus  loin  Fexamen  de 
cette  première  partie  de  Tâme,  et  je  laisse  de  côté  la 
faculté  nutritive,  puisqu'elle  ne  peut  entrer  en  partie  de 
la  vertu  spécialement  humaine  que  nous  cherchons. 

§  15.  A  côté  de  cette  première  faculté,  apparaît  aussi 
dans  Fâme  une  autre  nature,  qui  est  également  irraison- 
nable, mais  qui  cependant  peut  participer  en  une  certaine 
mesure  à  la  raison.  Nous  reconnsdssons  en  effet  et  nous 
louons  dans  l'homme  sobre  qui  se  maîtrise,  et  même 
dans  l'homme  intempérant  qui  ne  sait  pas  se  dominer, 
la  partie  de  l'âme  qui  est  douée  de  raison,  et  qui  les 
invite  sans  cesse  l'un  et  l'autre  au  bien,  parles  meilleurs 
conseils.  Nous  reconnaissons  aussi  en  eux  un  autre  prin- 
cipe qui,  par  sa  nature,  va  contre  la  raison,  la  combat,  et 
lui  tient  tête.  C'est  comme  les  membres  du  corps  qui 
après  un  accident  ont  été  mal  remis,  et  qui  se  portent  à 
gauche  quand  on  veut  les  mouvoir  à  droite.  Il  en  est  de 
même  absolument  de  l'âme;  et  les  passions  des  gens 
intempérants  se  portent  toujoiu*s  en  sens  contraire  de 
leur  raison.  §  16.  La  seule  différence,  c'est  que  pour  le 
corps  nous  pouvons  voir  la  partie  dont  les  mouvements 
sont  si  peu  réguliers,  tandis  que  nous  ne  la  voyons  pas 
dans  l'âme.  Mais  il  n'en  faut  pas  moins  croire  qu'il  existe 


S  15.  Uns  autre  nature,  G*e8t  la  particulièrement   le  9*  livre  de  la 

distinctioii  déjà  faite  plus  haut,  ch.  République,  page  225  de  la  traduo 

àf  S  12.  D^ailleurs   toutes  ces  divi-  tion  de  M.  Cousin.  —  En  sens  con- 

sions  sont  Platoniciennes  ;  et  ce  n^est  traire  de  leur  raison.  Voir  plus  loin 

pas  Aristote  qui  a  la  gloire  de  les  la  théorie  de  Tintempérance,  Livre 

avoir  fiDÛtes-  le  premier.  Il  fhut  lire  III,  ch.  11,  12  et  13. 


62  MORALE  A  NICOMAQUE. 

dans  l'âme  quelque  chose  qui  est  contre  la  raison,  qui 
s'oppose  à  elle,  et  qui  marche  contre  sa  direction.  §  17. 
Comment  cette  partie  de  l'âme  est-elle  si  différente,  c'est 
une  question  qui  n'importe  point  ici;  mais  cette  portion 
même  a  bien  certainement  aussi  sa  part  de  raison,  ainsi  que 
nous  venons  de  le  dire.  Dans  l'homme  qui  sait  être  sobre 
et  se  dominer,  elle  obéit  à  la  raison.  Elle  s'y  soumet  bien 
plus  docilement  encore  dans  l'homme  sage  et  courageux, 
parce  qu'en  lui  il  n'est  rien  qui  ne  s'accorde  avec  la 
raison  la  plus  éclairée. 

§  18.  Ainsi,  la  partie  irraisonnable  de  l'âme  paraitaussi 
être  double.  En  effet  tandis  que  la  faculté  végétative  ne 
participe  en  quoi  que  ce  soit  de  la  raison,  la  partie  pas- 
sionnée, et  plus  généralement,  la  partie  instinctive  y  par- 
ticipe dans  une  certaine  mesure,  en  ce  sens  qu'elle  peut 
entendre  la  raison  et  lui  obéir,  tout  conihne  nous  déférons 
à  la  raison  d'un  père,  à  celle  de  nos  amis,  sans  d'ailleurs 
nous  y  soumettre  comme  on  se  soumet  aux  démons- 
trations des  mathématiques.  Ce  qui  prouve  encore  que 
cette  partie  irraisonnable  peut  se  laisser  conduire  par  la 
raison,  c'est  qu'on  donne  des  conseils  aux  gens,  et  qu'en 
mainte  occasion  on  leur  adresse  toujours  ou  des  reproches 
ou  des  encouragements.  §  19.  Mais  si  l'on  peut  dire  aussi 


S  17.  Sa  part  de  raison,  C*est-à-  dont  se  sert  Platon  pour  exprimer 

dire  qu'elle  est  raisonnable  en  tant  cette  idée.  Au  lien  de  «  passionnée,  • 

qu'elle  se  soumet  à  la. raison,  que  on  pourrait  dire  aussi,  «  concupis- 

possède  une  autre  partie  de  Tâme.  cible.  »  —  Aux  démonstrations  des 

S  18.  La  partie  irraisonnable,  —  mathématiqiies»  L'acquiescement  à 

l\  faudrait  plutôt  :  «  la  partie  raison*  ces  démonstrations  n'a  rien  de  yokn- 

nable.  *   —   La  partie  passionnée,  taire  ;  il  est  absolument   nécessaire 

Aristote  emploie  ici  le  mot  même  pour  Fintelligence. 


LIVRE  I,  CH.  XI,  S  20.  63 

que  cette  partie  secondaire  est  douée  de  raison,  il  faudra 
reconnaître  que  la  partie  raisonnable  de  Tâme  est  égale- 
ment double  ;  et  l'on  y  distinguera  la  partie  qui  possède  la 
raison  en  propre  et  par  elle-même,  et  la  partie  qui  entend 
la  raison  commç  on  entend  la  voix  d'un  père  bienveillant. 
§  20.  La  vertu  dans  l'homme  nous  présente  également 
des  distinctions  fondées  sur  cette  différence  ;  et  parmi  les 
vertus,  nous  appelons  les  unes  des  vertus  intellectuelles 
et  les  autres  des  vertus  morales.  La  sagesse  ou  la  science, 
l'esprit,  la  prudence,  sont  des  vertus  intellectuelles;  la 
générosité  et  la  tempérance  sont  des  vertus  morales.  En 
parlant  du  moral  et  du  caractère  d'un  homme,  nous  ne 
disons  pas  qu'il  est  savant  ou  spirituel,  tandis  que  nous 
pouvons  dire  qu'il  est  doux,  ou  qu'il  est  tempérant.  C'est 
encore  à  ce  point  de  vue  que  nous  louons  le  sage  à  cause 
des  facultés  qu'il  possède  ;  et  parmi  les  facultés  diverses, 
nous  qualifions  de  vertus  celles  qui  nous  semblent  dignes 
de  notre  louange. 


S  20.   La  vertu,.,  nous  présente  ties  de  son  ouvrage.  Mais  il  a  traité 

également.   C'est  une  théorie  très-  des  vertus  intellectuelles  dans  le  VI* 

profonde  d'avoir  rattaché  la  division  livre.  —  La  sagesse  ou  la  science, 

des  vertus  à  celle  des  facultés  de  Ta!  dd  mettre  ces  deux  mots  pour 

Fftme.  Mais  il  est  peut-être  peu  exact  rendre  toute  la  force  de  l'expression 

de  rapporter  les  vertus  morales  à  grecque.  —  Notre  louange.  On  vient 

cette  partie  de  Tâme  qui  ne^  possède  de  voir  quelle  portée  Aristote  donne 

pas  la  raison,  et  ne  fait  qu'y  obéir,  à  ce  mot.  On  loue  la  vertu   parce 

Du  reste,  Aristote  ne  parait  pas  avoir  qu'elle  est  volontaire, 

tiré  toutes  les  conséquences  de  cette  Pour  toute  cette  discussion  sur  les 

distinction,  qu'il  n'a  guère  fait  qu'in-  diverses  parties  de  l'àmé,  il  faut  voir 

diquer,  et  qui  ne  se  reproduit  pas  la  Grande  Morale,  livre  4,  cfa.  A  et 

pour  ainsi  dire  dans  les  autres  par-  5,  et  aussi  ch.  33. 

'fin   du   LIVRE   PREMIER. 


LIVRE  II. 


THÉORIE   DE  LA   VERTU. 


CHAPITRE  PREMIER. 

De  la  distinction  des  vertus  en  vertus  intellectuelles  et  vertus 
morales.  La  vertu  ne  se  forme  que  par  Thabitude;  la  nature 
ne  nous  donne  que  des  dispositions,  que  ^nous  convertissons  en 
qualités  précises  et  déterminées  par  remploi  que  nous  en  fai- 
sons. C'est  en  faisant  qu'on  apprend  à  bien  faire.  —  Importance 
souveraine  des  habitudes;  il  faut  en  contracter  de  bonnes  dès 
la  plus  tendre  enfance. 


§  1.  La  vertu  étant  de  deux  espèces,  l'une  intellec- 
tuelle et  l'autre  morale,  la  vertu  intellectuelle  résulte 
presque  toujours  d'un  enseignement  auquel  elle  doit  son 
origine  et  ses  développements;  et  de  là  vient  quelle  a 
besoin  d'expérience  et  de  temps.  Quant  à  la  vertu  mo- 
rale, elle  naît  plus  particulièrement  de  l'habitude  et  des 
mœurs  ;  et  c'est  du  mot  même  de  mœurs  que,  par  un 
léger  changement,  elle  a  reçu  le  nom  de  morale  qu'elle 


Ch,  /.  Gr.  Morale,  livre  I,  cii.  6  ;  En  grec  le  rapprochement  est  plus 

et  Morale  à  Eudème,  livre  II,  ch.  i.  frappant;  le  mot  qui  signifie  Thabi- 

%  4 .  D*un  enseignement,  qu^on  re-  tude  et  le  mot  qui  signifie  la  morale, 

çoit  d^autrui  ou  qu^on  se  donne  à  soi-  sont  à  peu  près  identiques  ;  et  la  seule 

même.  —  Par  un  léger  changement,  difiérence  quMl  y  ait  entr'eux,  c*est 

5 


66  MORALE  A  NICOMAQUE. 

porU>.  §  2.  Il  n'en  faut  pas  davantage  pour  montrer  claire- 
ment qu'il  n'est  pas  une  seule  des  vertus  morales  qui  soit 
en  nous  naturellement.  Jamais  les  choses  de  la  nature  ne 
peuvent  par  l'effet  de  l'habitude  devenir  autres  qu'elles  ne 
sont  :  par  exemple,  la  pierre,  qui  naturellement  se  précipite 
en  bas,  ne  pourrait  prendre  l'habitude  démonter,  essayât- 
on  en  la  lançant  un  million  de  fois  de  lui  imprimer  cette 
habitude.  Le  feu  ne  se  portera  pas  davantage  en  bas  ;  et  il 
n'est  pas  un  seul  corps  qui  puisse  perdre  la  propriété  qu'il 
tient  de  la  nature,  pour  contracter  une  habitude  différente. 
§  3.  Ainsi  les  vertus  ne  sont  pas  en  nous  par  l'action 
seule  de  la  nature ,  et  elles  n'y  sont  pas  davantage  contre 
le  vœu  de  la  nature;  mais  la  nature  uo^us  en  a  rendus 
susceptibles,  et  c'est  l'habitude  qui  les  développe  et  les 
achève  en  nous.  §  4.  De  plus,  poiu*  toutes  les  facultés  que 
nous  possédons  naturellement,  nous  n'apportons  d'abord 
que  le  shnple  pouvoir  de  nous  en  servir,  et  ce  n'est  que 


que  le  premier  s^écrit  par  an  e  bref  pour  les  former,  il  faut  de  Texpé- 

et  le  second  par  un  e  long*  J'ai  tâché  rienee  et  du  temps.  Pour  les  oites 

de  reproduire  cette  identité  par  les  comme   pour  les  autres,  il  semble 

deux  mots  de  mœurs  et  de  morale  ;  que  la  nature  ne  nous  donne  que  les 

mais  ils  ne  sont  pas  tout  à  fait  dans  germes,  et  quUI  dépend  de  nous  de 

le  même  rapport  Ces  idées  sont  répé-  les  développer  ou  de  lesi  laisser  périr, 

tées  presque  mot  pour  mot  dans  la  •—  Les  choses  de  la  nature.  Ceci  est 

Grande  Morale  et  la  Morale  à  Eu-  vrai   pour  les  phénomènes  naturels 

dème,  loc.  cit»  qui  sont  nécessaires;  mais  ce  ne  Test 

§  3.  Qui  soit  en  nous  naturelle'  plus  pour  Thomme  qui  est  doué  de 

ment»  Je  ne  trouve  pas  que  cette  dis-  liberté.  Aristote  revient  du  reste  à  la 

tinction  entre  les  vertus  morales  et  les  vérité  un  peu  plus  bas. 

vertus  intellectueUes  soit  bien  exacte.  §  3«  La  nature  nous  en  a  rendus 

LesvertusiftteUectuellesne  nous  sont  susceptibles.  Cette  théorie  ccmtredit 

pas  non   plus  données  par  la  na-  en  partie  la  précédente^  comme  on 

ture,  puisque  Aristote  convient  que  peut  le  voir. 


LIVRE  II,  CH.  I,  S  6.  67 

plus  tard  que  nous  produisons  les  actes  qui  en  sortent. 
On  peut  bien  voir  un  frappant  exemple  de  ceci  dans  les 
sens.  Ce  n'est  pas  à  force  de  voir,  à  force  d'entendre,  que 
nous  acquiérons  les  sens  de  la  vue  et  de  l'ouïe.  Tout  au 
contraire,  nous  nous  sommes  servis  de  ces  sens  parce  que 
nous  les  avions  ;  et  nous  ne  les  avons  pas  du  tout  parce  que 
nous  nous  en  sommes  servis.  Loin  de  là,  pour  les  vertus, 
nous  ne  les  acquiérons  qu'après  les  avoir  préalablement 
pratiquées.  Il  en  est  pour  elles  comme  pour  tous  les  autres 
arts;  car  dans  les  choses  qu'on  ne  peut  faire  cju' après  les 
avoif  apprises,  nous  ne  les  apprenons  qu'en  les  faisant. 
Ainsi,  on  devient  architecte  en  construisant;  on  devient  mu- 
sicien en  faisant  de  la  musique.  Tout  de  même,  on  devient 
juste  en  pratiquant  la  justice  ;  sage,  en  cultivant  la  sagesse  ; 
courageux,  en  exerçant  le  courage.  §  5.  Ce  qui  se  passe 
dans  le  gouvernement  des  États  le  prouve  bien  :  les  légis- 
lateurs ne  rendent  les  citoyens  vertueikx  qu'en  les  y  habi- 
tuant. Telle  est  certainement  la  volonté  bien  arrêtée  de  tout 
législateur.  Ceux  qui  ne  remplissent  pas  comme  il  faut 
cette  tâche,  manquent  te  but  qu'ils  se  proposent  ;  et  c'est 
là  précisément  ce  qui  fait  toute  la  différence  d'un  bon 
gouvernement  et  d'un  mauvais. 

§  6.  Toute  vertu,  quelle  qu'elle  soit,  se  forme  et  se 
détruit  par  les  mêmes  moyens,  par  les  mêmes  causes, 
absolument  comme  on  se  forme  et  comme  on  échoue  dans 


§  à.  Dans  les  sens,  qui  sont  en  pour  entendre.  L%abitude,  quelque 

effet  des  choses  de  nature.  —  Ce  prolongée  qu^elle  soit,  ne  peut  en 

n'est  pas  d  forée  de  voir,  L^exempte  changer  Tusage;  mais  il  est  certain 

eût  été  plus  frappant  si  Âristote  avait  que  Phabitude  fait  qu^on  voit  mieux, 

dit  que  Toeil  est  fait  eitelusivement  qa^on  entend  mieux,  et  que  l'action 

pour  v6îr,   et  l'ouïe,  exclusivement  des  sens  se  perfectionne  comme  celle 


68  MORALE  A  NICOMAQUE. 

tous  les  arts.  C'est  en  jouant  delà  cithare,  avons-nous  dit, 
que  se  forment  les  bons  et  les  mauvais  artistes.  C'est  par 
des  travaux  analogues  que  se  forment  les  architectes,  et 
sans  exception  tous  ceux  qui  exercent  un  art  quelconque. 
Si  l'architecte  construit  bien,  il  est  un  bon  architecte  ;  il 
en  est  un  mauvais  quand  il  construit  mal.,  S'il  n'en  était 
pas  ainsi,  on  n'aurait  jamais  besoin  de  maître  qui  montrât 
à  bien  faire,  et  tous  les  artistes  seraient  pour  toujours  du 
premier  coup  ou  bons  ou  mauvais.  §  7.  Il  en  est  absolu- 
ment  de  même  pour  les  vertus.  C'est  par  notre  conduite 
dans  les  transactions  de  tout  ordre  qui  interviennent 
entre  les  hommes,  que  nous  nous  montrons  les  uns  éqm- 
tables,  les  autres  iniques.  C'est  par  notre  conduite  dans 
les  circonstances  périlleuses,  et  en  y  contractant  les  habi- 
tudes de  la  poltronnerie  ou  de  la  fermeté,  que  nous 
devenons  les  uns  braves,  les  autres  lâches.  Il  en  est  de 
même  encore  pour  les  effets  de  nos  passions,  ou  de  nos 
entraînements  ;  parmi  les  hommes,  les  uns  sont  modérés  et 
doux,  les  autres  sont  intempérants  et  excessifs,  selon  que 
ceux-ci  se  comportent  de  telle  façon  dans  ces  circons- 
tances, et  que  ceux-là  se  comportent  d'une  façon  con- 
traire ;  en  un  mot,  les  qualités  ne  proviennent  que  de  la 
répétition  fréquente  des  mêmes  actes.  Voilà  comment  il 


de  toutes  les  facultés  qu'on  exerce,  suffit  pas  de  cultiver  la  musique  ;  il 

§  6.  Avons-nous  dit.  Tai  ajouté  faut  encore  que  la  nature  vous  ait 

ces  mots  pour  atténuer  ce  que  la  donné  le  germe  du  talent  musical, 

répétition  a  de  choquant.  —  Tous  Pour  Tarchitecture,  de  même.  Le  tra- 

ceiDc  qui  exercent  un  art  quelconque,  ?ail  développe  le  génie;  mais  il  ne  le 

Aristote  ne  semble  pas  assez  tenir  supplée  pas. 
compte  des  dispositions  naturelles.        §  7.  Les  qualités,  qui  font  qu'on 

Pour  devenir  un  bon  musicien,  il  ne  peut  dire  d*un  homme  qu'il  a  tel  ou 


LIVRE  II,  CH.  II,  §  1.  69 

faut  s'attacher  scrupuleusement  à  ne  faire  que  des  actes 
d'un  certain  genre;  car  les  qualités  se  forment  sur  les 
différences  mêmes  de  ces  actes  et  les  suivent.  Ce  n'est 
donc  pas  une  chose  de  petite  importance  que  de  con- 
tracter, dès  L'enfance  et  aussitôt  que  possible,  telles  ou 
telles  habitudes.  C'est  au  contraire  un  point  de  très- 
grande  importance,  ou  pour  mieux  dire  c'est  là  tout 


CHAPITRE  II. 

Un  traité  de  morale  ne  doit  pas  être  une  pure  théorie;  il  doit  être 
surtout  pratique,  quelle  que  soit  d'ailleurs  l'indécision  inévi-  ! 

table  des  détails  dans  lesquels  il  doit  entrer.  -—  Nécessité  de  la 
modération  ;  tout  excès  en  trop  ou  en  moinsv  ruine  la  vertu  et  la 
sagesse. 


§  1.  Une  chose  qu'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue,  c'est  que 
le  présent  traité  n'est  pas  de  pure  théorie  conmae  peuvent 
l'être  tant  d'autres.  Ce  n'est  pas  pour  savoir  ce  que  c'est 
que  la  vertu  que  nous  nous  livrons  à  ces  recherches  ;  c'est 
pour  apprendre  à  devenir  vertueux  et  bons;  car  autrement 
cette  étude  serait  profondément  inutile»  Il  est  donc  néces- 
saire que  nous  considérions  tout  ce  qui  se  rapporte  aux 
actions,  pour  apprendre  à  les  accomplir;  car  ce  sont  elles 


tel  caractère.  —  S'attacher  scrupu"        §  1.  PPest  pas  de  pure  théorie, 

teusement,.,  contracter  dès  Venfance,  Principe  etcellent  et  que  les  mora- 

Conseils    d^une    admirable   sagesse  listes  devraient  s*efforcer  de  ne  ja- 

qu'on  ne  saurait  trop   méditer.  mais  perdre  de  vue. 


70  MORALE  A  NICOMAQUE. 

qui  disposent  souverain^oient  de  notre  Ci^ract^re  et  de  Fiac- 
quisition  de  nos  qualités,  conune  nous  venons  de  le  ^re. 

§  2.  C'est  un  principe  conununément  admis  qu'il  faut 
agir  suivant  la  droite  raison.  Acceptons  aussi  ce  principe, 
nous  réservant  d'expliquer  plus  tard  ce  que  c'est  que  la 
droite  raison,  et  quel  est  son  rapport  au  reste  des  vertus. 

§  3.  Convenons  bien  d'abord  de  ce  point,  à  savoir  que 
toute  discussion  qui  s'applique  aux  actions  de  l'homme 
ne  peut  être  jamais  qu'une  esquisse  assez  vague  et  sans 
précision,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  fait  observer  au 
début,  parce  qu'on  ne  peut  exiger  de  rigueur  dans  les 
raisonnements  qu'autant  qu'en  comporte  la  matière  à 
laquelle  ils  s'appliquent  Or  les  actions  et  les  intérêts  des 
hommes  ne  peuvent  recevoir  aucune  prescription  im- 
muable et  précise,  pas  plus  que  les  conditions  diverses 
de  la  santé.  §  A.  Mais  si  l'étude  générale  des  actions 
humaines  présente  ces  inconvénients,  à  plus  forte  raison, 
l'étude  spéciale  de  chacune  des  actions  en  particulier  pré- 
sentera-t-elle  bien  moins  de  précision  encore  ;  car  eUe  ne 


S  2.  Cest  un  principe  commune'  blier.  H  est  vrai  que  les  hommes 

ment  admis.  Dans  TÊcole  Pythagori-  n^observent  pas  toujours  ces  lois  ; 

cienne,  et  spécialemeut  celle  de  Pla-  mais  le  moraliste  ne  doit  pas  moins 

ton. —  Plus  tard.  On  a  cru  qu*on  ne  les  leur  recommander.  Platon  n'a 

retrouvait  pas  dans  Aristote  la  dis-  jamais   eu    Thésitation    qu*Aristote 

cussion  spéciale  qu'il  annonce  ici  ;  semble  avoir  ici  ;  et  ce  n'est  pas  assez 

mais  c'est  la  discussion  même  du  qonnaitre  la  inorale  que  de  la  croire 

chapitre  suivant,  et  surtout  celle  du  si  peu  précise.  —  Les  conditions  di- 

livre  VI,  ch.  i.  verses  de  la  santé.  Ceci  n'est  peut-être 

§  3.   Au  début.  Voir  plus  haut,  pas  encore  tout  à  fait  exacte  et  l'hy- 

Uvre  I,  ch.  1,  §  14.  —  Une  prescrip-  giène  a  des  règles  précises  doi^t  il 

tion  immuable  et  précise,  La  morale  n'est  pas  permis  de  s'écarter  sans 

à  des  lois  immuables  et  universelles;  danger,  comme  le  savent  les  bons 

Aristote  semble  trop  souvent  l'ou-  médecins. 


LIVRE  11,  CH.  II,  S  7.  71 

tombe,  ni  dans  le  domadne  d'un  art  régulier^  ni  même 
d'aucun  précepte  formel.  Mds  quand  on  agit,  c'est  une 
nécessité  constante  de  se  guider  sur  les  circonstances 
dans  lesquelles  on  est  placé,  absolument  comme  on  le  fait 
dans  l'art  de  la  médecine  et  dans  l'art  de  la  navigation. 

§  6.  Du  reste,  quelle  que  soit  la  trop  réelle  difficulté  de 
l'étude  que  nous  tentons,  il  n'en  faut  pas  moins  essayer 
d'être  utile  en  l'accomplissant 

6.  D'abord  on  doit  bien  se  dire  que  les  choses  de 
l'ordre  de  celles  dont  nous  nous  occupons,  risquent  éga- 
lement d'être  compromises  par  tout  excès,  soit  en  trop, 
soit  en  moins  ;  et  pour  nous  servir  d'exemples  visibles  qui 
puissent  faire  bien  comprendre  des  choses  obscures  et 
cachées,  il  en  est  ici  comme  nous  le  voyons  pour  la  force 
du  corps  et  pour  la  santé.  La  violence  démesurée  des 
exercices,  ou  le  défaut  d'exercices,  ruine  également  la 
force.  Il  en  est  encore  ainsi  pour  le  boire  et  le  manger  : 
des  aliments  en  trop  grande,  ou  en  trop  petite  quantité, 
détruisent  la  santé,  tandis  qu'au  contraire,  pris  en  une 
juste  mesure,  ils  la  donnent,  l'accroissent  et  l'entre- 
tiennent §  1.  Il  en  est  absolument  de  même  pour  la  tem- 
pérance, le  courage  et  toutes  les  autres  vertus.  L'homme 


%kVn  art  singulier,,,  aucun  pré'  qu^aucun  enfant  couronné  dans  les 

cgpté  formel.  Idées  exagérées  et  peu  jeux  Olympiques  n*aTait  plus  tard 

justes.  Âristote   se  contredira  lui-  remporté   de  prix    quand   il  était 

même  quelques  lignes  plus  bas,  en  homme  fait  Les  exercices  trop  vio- 

donnant  des  maximes  générales  qui  lents  avaient  énervé  leurs  forces, 

sont  aussi  précises  que  vraies.  S  !•  lien  est  absolument  de  même. 

S  6.  La   violence  démesurée  des.  Voilà  la  fameuse  théorie  du  milieu  si 

exercices.  Politique,  livre  V,  ch.  S.  sage  et  si  vraie  dans  là  pratique,  ef  si 

S  fi»  page  372  de  ma  traduction,  juste  dans  la  théorie,  quand  on  sait 

2*    édition ,    Aristote   a    remarqué  garder  les  limites  qu^Âristotc  même 


72  MORALE  A  NIC0M4QUE. 

qui  craint  tout,  qui  fuit  tout  et  qui  ne  sait  rien  supporter, 
est  un  lâche;  celui  qui  ne  craint  jamais  rien  et  qui 
affronte  tous  les  dangers,  est  un  téméraire.  De  même, 
celui  qui  jouit  de  tous  les  plaisirs  et  qui  ne  s'en  refuse 
aucun,  est  intempérant;  et  celui  qui  les  fuit  tous  sans 
exception,  conune  les  sauvages  habitants  des  champs,  est 
en  quelque  sorte  un  être  insensible.  C'est  que  la  tempé- 
rance et  le  courage  se  perdent  également,  soit  par  l'excès, 
soit  par  le  défaut,  et  qu'ils  ne  subsistent  que  dans  la  mo- 
dération, §  8.  Non  seulement  l'origine,  les  développe- 
ments et  la  perte  de  ces  qualités  viennent  des  mêmes 
causes  et  sont  soumises  aux  mêmes  influences  ;  mais  de 
plus,  les  actions  que  ces  qualités  inspirent  seront  faites 
par  les  mêmes  individus  qui  ont  ces  qualités.  Eclair- 
cissons  ceci  par  l'exemple  de  choses  plus  palpables  et 
plus  visibles,  et  citons  de  nouveau  la  force  du  corps.  Elle 
vient  et  de  l'abondance  de  la  nourriture  qu'on  prend,  et 
des  fatigues  répétées  qu'on  endure  ;  et  réciproquement, 
l'honune  ainsi  fortifié  supporte  beaucoup  mieux  toutes 
ces  épreuves.  §  9.  Le  même  phénomène  se  répète  pour 
les  vertus  :  c'est  à  la  condition  de  nous  abstenir  des  plai- 
sirs que  nous  devenons  tempérants;  et  une  fois  que  nous 
le  sommes  devenus,  nous  pouvons  nous  abstenir  des 
plaisirs  bien  plus  aisément  qu'auparavant.  Même  obser- 
vation pour  le  courage  :  en  nous  habituant  à  mépriser 
tous  les  périls  et  à  les  affronter,  nous  devenons  coura- 


lui  assigne  —  Comme  le»  sauvages  modération.  Ceci  est  très-exact  pour 

habitants  des  champs,  C*est  une  pa-  les  deux  vertus  que  vient  de  dter 

raphrase  du  mot  qui  est  dans  le  texte  Aristote ,  si  d^ailleurs  ce  n^est  pas 

grec  —  Jls  ne  subsistent  que  dans  la  exact  pour  toutes  les  vertus. 


LIVRE  II,  CH.  III,  §  1.  73 

geux;  et  une  fois  que  nous  le  sommes,  nous  pouvons 
bien  mieux  supporter  les  dangers  sans  la  moindre  crainte. 


CHAPITRE  IIL 

Pour  bien  juger  des  qualités  qu'on  possède,  il  faut  regarder  aux 
sentiments  de  plaisir  et  de  peine  qu'on  éprouve  après  avoir  agi  ; 
l'homme  de  bien  se  plait  à  bien  faire  ;  le  méchant,  à  faire  mal. — 
Maxime  de  Platon.  —  Immense  influence  du  plaisir  et  de  la 
peine  sur  la  destinée  humaine  et  sur  la  vertu  ;  l'usage  bon  ou 
mauvais  du  plaisir  ou  de  la  peine  distingue  profondément  les 
hommes  entr'eux..—  La  morale  et  la  politique  doivent  s'occuper 
surtout  des  plaisirs  et  des  peines  ;  c'est  aussi  ce  dont  s'occupera 
le  présent  traité. 

§  1.  Un  signe  manifeste  des  qualités  que  nous  con- 
tractons, c'est  le  plaisir  ou  la  peine  qui  se  joint  à  nos 
actions  et  qui  les  suit.  L'homme  qui  s'abstient  des  plai- 
sirs du  corps,  et  qui  se  plait  à  cette  réserve  même ,  est 
tempérant;  celui  qui  ne  la  supporte  qu'à  regret,  a  de 
l'intempérance.  L'homme  qui  affronte  les  dangers  et  qui 
s'y  plait,  ou,  du  moins,  n'en  est  pas  troublé,  est  un 
honune  courageux  ;  celui  qui  s'en  trouble,  est  un  lâche. 
C'est  qu'en  effet  la  vertu  morale  se  rapporte  aux  peines 
et  aux  plaisirs,  puisque  c'est  la  recherche  du  plaisir  qui 


Clu  IIL  Grande  Morale,  liy.  I,  cesse  vériSer  sur  soi-même  et  sur 

ch*  6;  Morale  à  Eudème,  livre  II,  autrui.  —  La  recherche  du  plaisir,,, 

ch.  Â*  nous  pousse  au  mal.  On  voit  aisément 

§  1.  Le  plaisir  ou  la  peine,  Obser-  en   quel  sens  Aristote  prend  cette 

vation    pratique    qu'on    peut   sans  maxime,  ainsi  que  la  suivante. 


7à  MORALE  A  NICOMAQUE. 

nous  pousse  au  mal,  et  la  crainte  de  la  douleur  qui 
nous  empêche  de  faire  le  bien.  §  2.  Voilà  pourquoi  il 
faut,  dès  la  première  enfance,  comme  le  dit  si  bien  Pla- 
ton, qu'on  nous  mène  de  manière  à  ce  que  nous  placions 
nos  joies  et  nos  douleurs  dans  les  choses  où  il  convient 
de  les  placer;  et  c'est  en  cela  que  consiste  la  bonne  édu- 
cation. §  3.  De  plus,  les  vertus  ne  se  manifestent  jamais 
que  par  des  actes  et  des  affections  :  or,  il  n'est  pas  un  acte, 
il  n'est  pas  une  affection  qui  n'ait  pour  conséquence,  ou  le' 
plaisir,  ou  la  peine  ;  et  ceci  est  une  preuve  nouvelle  que 
la  vertu  se  rapporte  uniquement  à  nos  peines  et  à  nos 
plaisirs.  §  h.  C'est  encore  ce  que  témoignent  assez  les 
châtiments  qui,  parfois,  suivent  nos  actions.  Ces  châti- 
ments sont  en  quelque  ^orte  des  remèdes,  et  les  remèdes 
n'agissent  ordinairement,  et  dans  le  cours  naturel  des 
choses,  que  par  les  contraires.  §  5.  Nous  pouvons  répé- 
ter, en  outre,  ce  que  nous  venons  de  dire  :  toute  qua- 
lité de  l'âme  est,  par  sa  vraie  nature,  en  rapport  avec 
les  choses  et  ne  concerne  que  les  choses  qui  la  rendent 
naturellement  meilleure  ou  pire.  Or,  les  qualités  de  l'âme 
ne  se  pervertissent  que  par  le  plaisir  ou  la  peine,  quand 
on  poursuit  l'une  ou  qu'on  fuit  l'autre,  alors  qu'il  ne  le 
faut  pas,  et,  sans  apprécier  ni  l'occasion  où  on  les  prend, 


S  2.  Comme  le  dit  si  tien  Platon*  $  à^  Les  châtiments,  étant  amers 

Voir  les  Lois,  livre  I,  pages  2J,  30  et  agissant  à  la  façcm  des  remèdes 

et  54 ,  et  livre  II ,  pages  72  et  90,  de  par  les  contraires,  il  s'en  sait  que  la 

la  traduction  de  M.  CousSn.  faute  qu'ils  ont  pour  objet  de  guérir 

§  8.  La  vertu  se  rapporte  unique"  nous  était  douce  et  qu'elle  nous  a 

ment,,»  La  vertu  morale  plus  parti-  fait  plaisir. 

cttUèrement  encore  que  la  vertu  intel-  §  5.  Ce  que  nous  venons  de  dire. 

lectueile.  Dans  le  chapitre  premier,  §  6.  — 


LIVRE  II,  CH.  III,  §  7.  76 

ni  la  manière  dont  il  faut  les  prendre,  ou  en  commettant 
tant  d'autres  fautes  analogues  qu'il  est  bien  facile  à  la 
raison  d'imaginer.  Voilà  comment  on  a  pu  défmir  les  ver- 
tus des  états  de  Fâme  où  elle  est  sans  affection  et  dans 
un  complet  repos.  Msds  cette  définition  n'est  pas  trëshjuste, 
parce  qu'elle  est  présentée  d'une  manière  trop  absolue, 
et  qu'on  n'a  pas  le  soin  d'y  ajouter  certaines  conditions 
et  de  dire  :  «  qu'il  faut  »  ;  ou  a  qu'il  ne  faut  pas  »  ;  ou 
^.  bien  :  n  quand  il  faut  » ,  et  telles  autres  modifications 
qu'on  peut  concevoir  facilement. 

§  6,  On  doit  donc  poser  en  principe  que  la  vertu  est  ce 
qui  nous  dispose  à  l'égard  des  peines  et  des  plaisirs,  de 
telle  façon  que  notre  conduite  soit  la  meilleure  possible  ; 
le  vice  est  précisément  le  contraire. 

S  7,  Voici  une  observation  qui  nous  fera  comprendre 
plus  clairement  encore  toutes  celles  qui  précèdent.  Il  y  a 
trois  choses  à  rechercher;  il  y  en  a  également  trois  à 
fuir  :  h  rechercher,  le  bien,  l'utile,  l'agréable  ;  à  fuir,  leurs 
trois  contrsdres  :  le  mal,  le  nuisible,  et  le  désagréable.  A 
l'égard  de  toutes  ces  choses,  l'homme  vertueux  sait  se 
bien  conduire  et  suivre  le  droit  chemin  ;  le  méchant  n'y 
commet  que  des  fautes.  Il  en  commet  surtout  en  ce  qui 
regarde  le  plaisir  ;  car  d'abord  le  plaisir  est  un  sentiment 


On  a  pu  définir  le»  vertus*  Cette  de-  plus  tard  adopta  en  partie  et  par  les 

finition  se  trouve  encore  reproduite  Épicuriens  et  par  le  Stoïcisme.  Aris- 

dans  la  Morale  à  Eudème,  livre  II,  tote   a  grande   raison   de   la  eon- 

ch.  A,  S  5  à  la  fin  ;  mais  dans  ce  pas-  damner. 

<sage  non  plus   que  dans  celui-cî,  %  7.  Le  bien,  l'utile  et  Vagréable. 

Aristote  ne  dit  pas  à  qui  appartient  C^est  sur  ces  trois  mobiles  que  repo- 

cette  définition.  On  peut  croire  qu^eUe  sent  toutes  les  relations  des  hommes 

vient  de  Técole  Cynique.  E|le  a  été  entre  eux,  et  Ton  verra  plus  tard 


76  MORALE  A  NICOMAQUE. 

commun  à  tous  les  êtres  animés  ;  et  de  plus,  il  se  retrouve 
à  la  suite  de  tous  les  actes  laissés  à  notre  préférence  et  à 
notre  libre  choix,  puisque  le  bien  même  et  l'intérêt 
peuvent  revêtir  aussi  l'apparence  du  plaisir.  §  8.  Ajoutons 
que  depuis  notre  plus  tendre  enfance,  dès  cet  âge  où  nous 
bégayions  à  peine,  le  plaisir  a  été  nourri  en  quelque 
sorte  et  s'est  développé  avec  nous.  Il  serait  donc  bien 
difficile  de  nous  défaire  d'im  sentiment  qui  est  entré  si 
profondément  dans  notre  vie,  et  qui  en  a  pris  toutes  les 
couleurs,  bien  que,  selon  les  individus,  le  plaisir  et  la 
peine  soient  une  règle  qui  dirige  plus  ou  moins  complète- 
ment leur  conduite. 

§  9.  C'est  là  ce  qui  fait  que  nécessairement  tout  le 
traité  qui  "va  suivre  doit  porter  sur  ces  deux  affections  ; 
car  ce  n'est  pas  une  petite  chose,  en  ce  qui  concerne  nos 
actions,  que  de  savoir  se  réjouir  ou  s'affliger  bien  ou  mal. 

§  10.  Autre  remarque.  Il  est  encore  plus  difficile  de 
combattre  le  plaisir  que  de  combattre  la  colère,  comme 
le  dit  Heraclite  ;  or  l'art  et  la  vertu  s'appliquent  toujours 
de  préférence  à  ce  qui  est  le  plus  difficile,  puisque  dans 
les  choses  qui  sont  plus  difficiles  le  bien  acquiert  un  plus 
haut  prix.  Ceci  même  est  une  raison  de  plus  pour  que  la 
vertu  et  la  politique  doivent  mettre  Tune  et  l'autre  tous 


dans  les  livres  VIII  et  IX  comment  S  iO.  Comme  le  dit  Heraclite, 
Aristote  applique  cette  observation  &  Dans  la  Morale  à  Eudème,  livre  II, 
la  théorie  de  Tamitié.  ch.  7,  S  %  o»  trouve  la  sentence 
S  S.  Depuis  notre  plus  tendre  en-  textuelle  d*lféraclitequ'ATistote  omet 
fance.  Idées  empruntées  à  Platon,  —  ici.  Elle  est  encore  citée  dans  la  Po- 
il été  nourri,.,  en  a  pris  toutes  les  litique,  VIII,  9,  18,  page  ^68  de  ma 
couleurs,  expressions  métaphoriques  traduction ,  2«  édition.  Heraclite 
remarquables  et  très-rares  dans  le  d^ailleurs  ne  parle  que  de  la  colère 
style  d^Aristote.  et  non  pas  du  plaisir. 


LIVRE  I,  CH.  IV,  §  1.  77 

leurs  soins  à  l'étude  des  plaisirs  et  des  peines  ;  car  celui 
qui  sait  bien  user  de  ces  deux  sentiments  sera  bon,  et  le 
méchant  sera  celui  qui  en  usera  mal. 

§  11.  Ainsi  donc,  nous  avons  prouvé  que  la  vertu  ne 
s'occupe  au  fond  que  des  plsûsirs  et  des  peines,  qu'elle 
s'accroît  par  les  causes  qui  la  font  naître,  qu'elle  se  détruit 
par  ces  mêmes  causes,  quand  leur  direction  vient  à 
changer,  et  qu'elle  agit  et  s'exerce  sur  ces  sentiments 
mêmes  d'où  elle  est  née.  Tels  sont  les  principes  que  nous 
venons  de  poser. 


CHAPITRE  IV. 

Explication  de  ce  principe  qu'on  devient  vertueux  en  faisant  des 
actes  de  vertu.  —  Différence  entre  la  vertu  et  les  arts  ordinaires. 
Trois  conditions  requises  pour  qu'un  acte  soit  vraiment  ver- 
tueux :  le  savoir,  la  volonté,  la  constance.  La  première  condi- 
tion est  la  moins  importante.  —  Étrange  manière  du  vulgaire  des 
hommes  de  faire  de  la  philosophie  et  de  la  vertu;  ils  croient 
que  les  paroles  y  suffisent 

§  1.  On  pourrait  demander  ce  que  nous  entendons  en 
disant  qu'on  doit  pour  devenir  juste  pratiquer  la  justice, 


Ch.  IV,  Gr.  Morale,  Ut.  \,  ch,  i  0,  peu  subtile  ;  mais  an  fond,  elle  est 

et  18;  Morale  à  Eudème,  livre  II,  très-importante,  et  elle  mérite  tout 

ch.  h*  à  fait  d'être   discutée.    L'habitude 

S  1.  En  diaant.  Voir  plus  haut,  constitue  essentiellement  la  vertu,  et 

ch.  i,  §  &  et  7.  Cette  question  peut  Ton  n'est  pas  vertueux  pour  avoir 

paraître  au  premier  coup  d'œil  un  fait  un  acte  de  vertu  par  hasard.  On 


78  MORALE  A  NICOMAQIIE. 

et  pour  devenir  tempérant,  pratiquer  la  températK^  ;  c&r  ai 
Ton  fait  des  actes  justes,  des  actes  de  tempérance,  c'est 
qu'on  est  déjà  juste  et  tempérant;  de  même  que  si  l'on 
applique  les  règles  de  la  grammaire  et  de  la  musique,  c'est 
qu'on  est  grammairien  et  musicien  préalablement. 

§  2.  Mais  n'est-il  pas  plus  vrai  de  dire  qu'il  n'en  est 
pas  ainsi,  même  pour  les  arts  vulgaires  ?  Ne  peut-on  pas 
aussi,  par  exemple,  faire  quelque  chose  de  trèsKîorrect  en 
grammaire  par  hasard,  ou  avec  le  secours  et  par  les  sug- 
gestions d'autrui  ?  On  ne  sera  donc  vraiment  grammairien 
que  si  l'on  a  fait  quelque  chose  de  grammatical,  et  si  on 
l'a  fait  grammaticalement,  c'est-à-dire  selon  tes  lois  de  la 
grammaire  qu'on  sait  et  qu'on  possède  soi-même.  §  3.  D 
est  de  plus  une  différence  qu'il  convient  de  signaler  entre 
les  vertus  et  les  arts.  Les  choses  que  produisent  les  arts 
portent  la  perfection  qui  leur  est  propre  en  elles-mêmes, 
et  il  suffit  par  conséquent  qu'elles  soient  d'une  certaine 
façon.  Mais  les  actes  que  produisent  les  vertus  ne  sont 
pas  justes  et  tempérants  uniquement  parce  qu'ils  sont  eux- 
mêmes  d'une  certaine  façon.  Il  faut  en  outre  que  celui 
qui  agit  soit,,  au  moment  même  où  il  agit,  dans  une  eer- 


a  été  vertueux,  mais  on  ne  Test  pas.  d'y  réussir  toutes  les  fois  qu^on  le 

§  2.  N'est-il  pas  plus  vrai  de  dire,  veut. 
L^embarras    qu^on  peut   remarquer        $  3.  Jte  sont  pas  justes  et  tempe- 

dans  la  traduction  est  aussi  dans  rants.  Distinction  profonde  :  l'acte 

le  texte  ;  et  j*ai  cru  devoir  le  conser-  vertueux  n^est    rien  par  lui-même 

ver  pour  rester  plus  fidèle  au  style  sans  Tintention  de  celui  qui  le  pro- 

d*Aristote.  La  pensée  du  reste  est  dait  Les  trois  conditions  qu^Aristote 

fort  claire.  On  n^est  pas  artiste  dans  exige   sont  en  effet   indispensables 

un  an  quelconque  pour  avoir  une  pour  constituer  Tacte  vraimtent  ver* 

fois  réussi  dans  cet  art.  \\  faut  avoir  tueux.  Cette  analyse  est  admirable; 

la  science  de  cet  art  et  la  possibilité  et  je  ne  crois  pas  que  la  psychologie 


LIVRE  II,  CH.  IV,  S  5.  79 

taine  disposition  morale.  La  première  condition  c'est  qu'il 
sache  ce  qu'il  fait;  la  seconde  qu'il  le  veuille  par  un  choix 
réfléchi,  et  qu'il  veuille  les  actes  qu'il  produit  à  cause  de 
ces  actes  eux-mêmes;  enfin  la  troisième,  c'est  qu'en  agis- 
sant il  agisse  avec  une  résolution  ferme  et  inébranlable 
de  ne  jamais  faire  autrement.  Dans  les  autres  arts,  on  ne 
tient  aucun  compte  de  toutes  ces  conditions,  si  ce  n'est  de 
bien  savoir  ce  qu'on  fait.  Au  contraire  en  ce  qui  concerne 
les  vertus,  savoir  est  un  point  de  peu  de  valeur  ou  même 
sans  valeur  ;  tandis  que  les  deux  autres  conditions  y  sont 
non  pas  de  peu  d'importance,  mais  de  toute  importance  ; 
car  on  ne  conquiert  les  vertus  que  par  la  constante  répé- 
tition des  actes  de  justice,  de  tempérance,  etc. 

§  4.  Ainsi,  des  actes  peuvent  être  appelés  justes  et 
tOTipérants,  quand  ils  sont  de  telle  nature  qu'un  honune 
tempérant  et  juste  pourrait  les  faire.  Mais  l'homme  tem- 
pérant et  juste  n'est  pas  simplement  celui  qui  les  fait, 
c'est  celui  qui  les  fait  conune  les  font  les  gens  vraiment 
justes  et  tempérants.  §  5.  On  a  donc  bien  raison  de  dire 
que  l'on  devient  juste  en  faisant  des  actions  justes,  tem- 
pérant, en  faisant  des  actions  de  tempérance,  et  que  si 
l'on  ne  pratique  point  des  actes  de  ce  genre,  il  est  im- 
possible à  qui  que  ce  soit  de  devenir  jamais  vertueux. 


moderne  ait  poussé  plus  ïoin  robser-  première  coadition ,  ceDe  de  savoir , 

TatioB  des  phénomènes  moraux.  —  toute  rîmportance  qu-^elle  a. 

Savoir  est  un  point  de  peu  de  vûteur*  §  h.  Comme  les  font,,,  avec  les  eon* 

Aristote  a  sans  doute  en  vue  hi  tbéo*  dations  qu'Aristote  vient  d*énumérer. 

rie  de  Socrate  et  de  Platon  tant  crl«  $  5.  De  devenir  jamais  vertueux. 

tîquée  par  h»,  à  savoir  que  la  vertu  Dans  le  sens  qui  a  été  expliqué  un 

n*est  que  la  science.  l\  est  possible  peu  plus  haut,  et  qui  s*accorde  eom- 

d^ailleurs  qu'il  ne  donne  pas  ici  à  la  pjètemeiit  aivcc  le  langage  ordinaiie, 


80 


MORALE  A  NICOMAQUE. 


g  6.  Mais  le  vulgaire  des  hommes  ne  pratiquent  pas  ces 
actions  ;  et  se  réfugiant  dans  de  vaines  paroles,  ils  croient 
faire  de  la  philosophie  et  s'imaginent  que  par  cette  mé- 
thode ils  acquièrent  une  véritable  vertu.  C'est  à  peu  près 
ce  que  font  ces  malades  qui  écoutent  bien  soigneusement 
les  médecins,  mais  qui  ne  font  rien  de  ce  qu'on  leur  or- 
donne. Mais  de  même  que  les  uns  ne  peuvent  guère  avoir 
un  corps  bien  portant  en  se  soignant  de  cette  façon,  de 
même  les  autres  n'auront  jamais  l'âme  bien  saine  en 
philosophant  ainsi. 


CHAPITRE  V. 

Théorie  générale  de  la  vertu  ;  il  y  a  trois  élémens  principaux  dans 
rame  :  les  passions,  les  facultés  et  les  habitudes.  Définition  des 
passions  et  des  facultés.  —  Les  vertus  et  les  vices  ne  sont  pas 
des  passions;  ce  ne  sont  pas  davantage  des  facultés;  ce  sont  des 
habitudes. 

§  1.  Tous  ces  points  une  fois  fixés,  nous  allons  recher- 
cher ce  que  c'est  que  la  vertu.  Conune  il  n'y  a  dans 


dans  lequel  on  n'appelle  vertueux 
que  les  gens  qui  font  habituellement 
des  acte  de  vertus  avec  conscience 
de  ce  qu'ils  font 

§  6.  Se  réfugiant  dan»  de  vaines 
paroles.  Critique  très-juste  et  qui 
malheureusement  est  applicable  à 
tous  les  temps.  —  Cest  à  peu  près 
ce  que  font  ces  malade».  Comparaison 


ingénieuse  et  parfaitement  exacte. 
L'idée  que  se  fait  Aristote  de  la  phi- 
losophie est  aussi  vraie  qu'elle  est 
élevée.  Mais  la  philosophie  n'est 
comprise  que  par  bien  peu  d'hommes, 
quoiqu'elle  soit  accessible  à  tous. 

Ch»  F.  Gr.  Morale,  livre  I,  ch.  7 
et  8  ;  Morale  à  Eudème,  livre  II, 
ch.  2. 


LIVRE  II,  CH.  V,  §  8.  81 

Vâme  que  trois  éléments  :  les  passions  ou  affections,  les 
facultés,  et  les  qualités  acquises  ou  habitudes,  il  faut  que 
la  vertu  soit  une  de  ces  trois  choses. 

§  2.  J'appelle  passions  ou  affections,  le  désir,  la  colère, 
la  crainte,  la  hardiesse,  Tenvie,  la  joie,  Tamitié,  la  haine, 
le  regret,  la  jalousie,  la  pitié,  en  un  mot  tous  les  sentiments 
qui  entraînent  à  leur  suite  peine  ou  plaisir.  J'appelle  fa- 
cultés les  puissances  qui  font  qu'on  dit  de  nous  que  nous 
«ommes  capables  d'éprouver  ces  passions,  par  exemple  que 
nous  sommes  capables  de  nous  mettre  en  colère ,  de  nous 
affliger,  de  nous  apitoyer.  Enfin,  j'entends  par  qualités 
acquises  ou  habitudes  la  disposition  morale,  bonne  ou 
mauvaise,  où  nous  sommes  pour  ressentir  toutes  ces 
passions.  Ainsi  par  exemple,  poiu*  la  passion  de  la  colère, 
si  nous  la  ressentons  trop  violemment  ou  trop  mollement, 
c'est  une  disposition  mauvaise  ;  si  nous  la  ressentons 
dans  une  juste  mesure,  c'est  une  disposition  qui  est 
bonne.  On  pourrait  faire  une  remarque  semblable  pour 
tout  le  reste. 

§  3.  Il  suit  de  là  que  ni  les  vertus  ni  les  vices  ne  sont 
pas  à  proprement  dire  des  passions.  D'abord  en  réalité, 


§  J.  Ou  affections,  J^ai  ajouté  ce  vrages  :  Des  Passions  de  Tâme.  — 

mot,  comme  une  sorte  de  périphrase,  J*ajypeUe  facultés.  Le  mot  dont  se 

pour  éclaircir  et  compléter  Tautre.  sert  ici  Aristote  est  celui  de  «  puis- 

— Les  qualités  acquises  ou  habitudes,  sances.  »  —  La  disposition  moralt. 

Même  remarque  :   le  mot  habitude  J*ai  ajouté  ce  dernier  mot 

doit  être  pris  ici  dans  le  sens  de  dis-  S  3.  Ne  sont  pas..,  des  passions. 

position  et  non  de  coutume.  Les  passions  peuvent  être  indifTé- 

§  2.  J'appelle  passions...  le  désir,  remment  bonnes  ou  mauvaises,  selon 

la  colère...  C'est  dans  la  même  ac-  la  mesure  dans  laquelle  on  les  ressent, 

ception  du   mot  «  passions   »  que  et  selon  les  objets  auxquels  elles  s^ap- 

Descartes  a  mtitulé  Tun  de  ses  ou-  pliquent.  Au  contraire  la  vertu  est 

6 


I 


:\_j_.» 


82  MORALE  A  NICOMAQUE. 

nous  ne  sommes  pas  appelés  bons  ou  mauvais  suivant 
nos  passions,  mais  nous  ne  le  sommes  que  d'après  nos 
vertus  et  nos  vices.  En  second  lien,  on  n'est  ni  loué,  ni 
blâmé  à  cause  des  passions  que  l'on  a  ;  ainsi  on  ne  loue 
pas,  et  Ton  ne  blâme  pas  davantage,  celui  qui  a  peur  ou 
celui  qui  se  met  en  colère,  d'une  manière  générale  et  ab- 
solue;  on  ne  blâme  que  celui  qui  éprouve  ces  senti- 
ments d'une  certaine  façon;  tandis  qu'au  contraii-e  nous 
sommes  directement  loués  et  blâmés  selon  les  vertus  et 
les  vices  que  nous  montrons.  §  h.  De  plus,  les  sentiments 
de  la  colère  et  de  la  crainte  ne  dépendent  point  de  notre 
choix  et  de  notre  volonté,  tandis  que  les  vertus  sont  des 
volontés  bien  réfléchies,  ou  du  moins  n'existent  pas  sans 
l'action  de  notre  volonté  et  de  notre  préférence.  Ajoutons 
encore  que  pour  les  passions  on  doit  dire  que  nous  en 
sommes  émus,  tandis  qu'on  ne  dit  pas  pour  les  vertus  et 
les  vices  que  nous  soyons  dans  une  émotion  quelconque  ; 
on  dit  seulement  que  nous  avons  une  certaine  disposition 
morale. 

§  5.  Par  ces  motifs,  les  vertus  ne  sont  pas  non 
plus  de  simples  facultés  ;  car  on  ne  dit  pas  de  nous  que 
nous  soyons  vertueux  ou  méchants  par  cela  seul  que  nous 
avons  la  faculté  d'éprouver  des  affections,  de  même  que 
ce  n'est  pas  non  plus  un  motif  suffisant  pour  qu'on  nous 
loue  ou  qu'on  nous  blâme.  En  outre,  c'est  la  nature  qui 
nous  donne  la  faculté,  la  possibilité  d'être  bons  fin  vi- 
cieux ;  mais  ce  n'est  pas  par  elle  que  nous  devenons  l'un 


toujours  et  uniquement  bonne;  le  des  passions.  Par  cette  même  raison 
vice  est  toujours  et  uniquement  que  les  passions  peuvent  être  bonnes 
mauvais.  —  Ni  loué  ni  blâmé  à  cause    ou  mauvaises. 


j 


LIVRE  II,  CH.  VI,  §  1.  83 

ou  l'autre,  ainsi  que  nous  venons  de  le  dire  un  peu  plus 
haut. 

§  6.  Concluons  donc  que  si  les  vertus  ne  sont  ni  des 
passions  ni  des  facultés,  il  reste  qu  elles  soient  des  habi- 
tudes ou  qualités  ;  et  tout  ceci  nous  montre  nettement  ce 
qu'est  la  vertu,  généralement  parlant. 


CHAPITRE  VI. 

De  la  nature  de  la  vertu  ;  elle  est  pour  une  chose  quelconque  la 
qualité  qui  complète  et  achève  cette  chose  :  vertu  de  l'œil, 
vertu  du  cheval.  —  Définition  du  milieu  en  mathématiques  ;  le 
ndilieu  moral  est  plus  difficile  à  trouver;  le  milieu  varie  indivi- 
duellement pour  chacun  de  nous.  —  Excès  ou  défaut  dans  les 
sentiments  et  les  actes  de  l'homme.  —  La  vertu  dépend  de  notre 
volonté  ;  elle  est  en  général  un  milieu  entre  deux  vices,  l'un  par 
excès,  l'autre  par  défaut.  —  Exceptions. 

§  1.  Il  ne  faut  pas  se  contenter  de  dire  comme  on  le 
fait  ici,  que  la  vertu  est  une  habitude  ou  manière  d'être. 


§  5.  Un  peu  plus  haut.  Voir  plus  qu'Aristote  a  été  un  peu  long  à  la 

haut  dans  ce  livre,  ch.  i^  §  2  et  3,  tirer. 

où  Aristote  a  démontré  que  la  na-  Ch,   VI,  Gr.  Morale,  livre  I,  ch. 

ture  ne  nous  donne  que  des  dispo-  8  ;   Morale    à    Eudème ,   livre   II , 

sitions  et  que  Thabitude  seule  nous  ch.  3. 

donne  des  vertus  ou  des  vices.  §  1.  U  ne  faut  pas  se  contenter, 

§  6.  Des  habitudes  ou  qualités.  On  voit  qu' Aristote,  tout  en  ne  vou*- 

C'est  la  conclusion  qui  ressortait  na-  lant  faire   qu'une  simple  esquisse, 

turellement  de  toutes  les  discussions  cherche  cependant  à  être  très-précis, 

précédentes,   et   Ton  peut   trouver  —  Habitude  ou  manière  d'être,  Pa- 


M^.l 


84  MORALE  A  NICOMAQUE. 

il  faut  dire  aussi  quelle  manière  d'être  elle  est  spéciale- 
ment. 

§  2.  Commençons  par  établir  que  toute  vertu  est,  pour 
la  chose  dont  elle  est  la  vertu,  ce  qui  tout  à  la  fois  en 
complète  la  bonne  disposition  et  lui  assure  l'exécution 
parfaite  de  Tœuvre  qui  lui  est  propre.  Ainsi  par  exemple, 
la  vertu  de  l'œil  fait  que  l'œil  est  bon,  et  qu'il  accomplit 
comme  il  faut  sa  fonction  ;  car  c'est  grâce  à  la  vertu  de 
l'œil  que  l'on  voit  bien.  Même  observation,  si  l'on  veut, 
pour  la  vertu  du  cheval  ;  c'est  elle  qui  fait  le  bon  cheval, 
le  cheval  également  propre  à  fournir  une  course  rapide,  à 
porter  son  cavalier,  à  soutenir  le  choc  des  ennemis.  §  3. 
S'il  en  est  bien  ainsi  pour  toutes  choses,  la  vertu  dans 
l'homme  serait  cette  manière  d'être  morale  qui  le  rend  un 
homme  bon,  un  homme  de  bien,  et  grâce  à  laquelle  il 
saïu-a  bien  accomplir  l'œuvre  qui  lui  est  propre. 

§  4.  Nous  avons  déjà  dit  comment  l'homme  peut  at- 
teindre ce  but;  mais  notre  pensée  deviendra  plus  évidente 
encore,  quand  nous  aurons  vu  quelle  est  la  véritable 
nature  de  la  vertu. 

§  5.  Dans  toute  quantité  continue  et  divisible ,  on  peut 
distinguer  trois  choses  :  d'abord  le  plus,  puis  le  moins, 


raphrase    nécessaire    pour    rendre  cheval.  Je  n*ai  pu  éviter  ces  exprès^ 

toute  la  force  du  mot  grec  sions  singulières  ;  elles  sont  d*ailleurs 

§  2.  Pour  la  chose  dont  elle  est  la  très-intelligibles. 

vertu.  On  voit  par  cette  discussion  §  3.  Ainsi  pour  toutes  choses,  l\ 

que  le  mot  de  vertu  a  dans  la  langue  eût  mieux  valu  n'étudier  que  la  ver- 

grecque  une  acception  plus   large  tu  dans  Thonmie  ;  ces  comparaisons 

que  dans  la  nôtre,  et  ce  sera  mon  n'édaircissent   pas  la  question.  La 

excuse  si  ma  traduction  a  ici  quel-  vertu  du  cheval  nVrien  à  faire  avec 

que  chose   d'étrange  et  de   forcé,  la  vertu  de  Tâme. 

—  La  vertu  de  P<xil,„  la  vertu  du  §  h.  Nous  avons  déjà  dit.   Voir 


LIVRE  II,  CH.  VI,  S  7.  85 

et  enfin  l'égal  ;  et  ces  distinctions  peuvent  être  faites,  ou 
relativement  à  l'objet  lui-même,  ou  relativement  à  nous. 
L'égal  est  une  sorte  d'intermédiaire  entre  l'excès  en  plus 
et  le  défaut  en  moins.  Le  milieu,  quand  il  s'agit  d'une 
chose,  est  le  point  qui  se  trouve  à  égale  distance  de  l'une 
et  l'autre  des  deux  extrémités,  et  qui  est  un  et  le  même 
dans  tous  les  cas.  Mais  quand  il  s'agit  de  l'homme,  quand 
il  s'agit  de  nous,  le  milieu  c'est  ce  qui  ne  pèche  ni  par 
excès  ni  par  défaut  ;  et  cette  égale  mesure  est  bien  loin 
d'être  une  pour  tous  les  hommes,  ni  la  même  pour  tous. 
§  6.  Je  prends  un  exemple  :  en  supposant  que  le  nombre 
dix  représente  une  trop  grande  quantité,  et  deux,  une  trop 
petite,  six  sera  le  milieu  intermédiaii^  relativement  à  la 
chose  qu'on  mesure  ;  car  six  surpasse  deux  d'une  somme 
égale  à  celle  dont  il  est  surpassé  lui-même  par  dix.  §  7. 
C'est  bien  là  le  vrai  milieu  suivant  la  proportion  que 
constate  l'arithmétique,  c'est-à-dire  le  nombre.  Mais  ce 
n'est  pas  du  tout  ainsi  qu'il  faut  prendre  le  milieu  relati- 
vement à  nous.  En  effet,  parce  que  pour  tel  homme  man- 


plus  haut,  livre  I,  dv  &«  §  iO  et  là»  par  différence  ;  mais  on  8'attendait 

§  5.  Et  enfin  VégaL  J*ai  conservé  au  nombre  cinq  et  non  au  nombre  six, 

cette  expression  qui  est  celle-mème  puisqu'il  parlait  plus  haut  d'égalité. 
d*Aristote,  au  lieu  de  prendre  le  mot        §  7.  La  propor^Uon  que  constate 

de  «milieu»,  que  d'ailleurs  il  em-  /'artMmet}(/ii«.  C'&t  ce  qu'on  a  long- 

ploiera  plus  loin.  Ceci  revient  à  dire  temps  appelé  dans  nos  livres  mathé- 

que  toute  chose  divisible  peut  être  matiques  «  la  proportion  aritbmé- 

partagée,  soit  en  deux  parties  iné-  tique  >  ;  il  est  plus  exact  de  dire 

gales,  soit  en  deux  parties  égales.  —  proportion  par  différence.  —  Rela- 

Le  milieu.  Voilà  le  mot  propre.  tivement  à  nous,  Ai-istote  a   raison 

§    6.    Je  prends    un    exemple,  de  faire  cette  distinction.  Le  milieu 

L'exemple  que  prend  Aristote  pou-  en  effet  varie  avec  chaque  individu, 

vait  être  mieux  choisi.  Les  nombres  suivant   les  tempéraments,'  les  cir- 

qu'il   cite  sont  bien  en  proportion  constances,    les  habitudes,  etc.   — 


86  MORALE  \  NICOMAQUE. 

ger  dix  livres  d'aliments  est  trop  manger,  et  qu'en  man- 
ger deux  est  pour  lui  manger  trop  peu,  ce  n'est  pas  une 
raison  pour  que  le  médecin  doive  prescrire  à  tout  le  monde 
de  manger  six  livres  de  nourriture;  car  six  livres  peuvent 
être  pour  celui  qui  doit  les  prendre,  ou  une  alimentation 
énorme,  ou  une  alimentation  insuffisante.  Pour  Milon,  c'est 
très-peu  ;  c'est  au  contraire  beaucoup  pour  celui  qui  com- 
mence à  faire  de  la  gymnastique.  Ce  qu'on  dit  ici  des 
aliments  pourrait  se  dire  également  pom*  les  fatigues  de 
la  course  et  de  la  lutte.  §  8.  Ainsi  donc,  tout  homme  ins- 
truit et  raisonnable  s'eiTorcera  d'éviter  les  excès  de  tout 
genre,  soit  en  trop  soit  en  moins;  il  ne  cherche  que  le 
juste  milieu  et  le  préfère  aux  extrêmes.  Mais  ce  n'est  pas 
simplement  le  milieu  de  la  chose  même,  c'est  le  milieu 
relativement  à  nous.  §  9.  C'est  grâce  à  cette  sage  modé- 
ration que  toute  science  accomplit  parfaitement  son  objet 
propre,  ne  perdant  jamais  de  vue  ce  milieu,  et  ramenant 
toutes  ses  œuvres  à  ce  point  unique.  Voilà  pourquoi  l'on 
dit  souvent  en  parlant  d'ouvrages  bien  faits,  quand  on 
veut  les  louer,  qu'on  ne  saurait  en  rien  retrancher,  qu'on 


Dix  livres,,,,,  deux   livres,,,, ,    six  duction,  2«  édition  —  Pour  les  for 

livres.  Aristote  conserve  les  nombres  ligues  de  la  course.  Tout  ceci  proure 

dont  il  vient  de  se    servir   comme  que  les  anciens  avaient  parfaitemeot 

exemple  général.  —  Pour  Milon,,, t  observé  les  efléts  de  la  gymnastique 

Milon,  à  ce  qu'on  dit,  mangeait  vingt  sur  le  corps  et  l'organisation  entière, 

livres  de  nourriture  par  jour,    —  $   S,   Le  milieu   relativement  à 

Qui  commence  à  faire  de  la  gymnaS'  notUf  qui  peut  varier  selon  les  indi- 

tique.  C'était  un  des  soins  les  plus  vidus. 

importants  des  gymnastes  dans  Tan-  $  9.  Que  toute  science.  L'exprès- 

tiquité   de  régler  la  nourriture  de  sion  est  peut-être  un  peu  générale  ; 

leurs  élèves.  Voir  la  Politique,  livre  l'idée  aurait  sans  doute  gagné  en  jus- 

V,  ch.  3,  S  6,  page  272  de  ma  tra-  tesse  et  en  précision,  si  elle  était  plus 


LIVRE  II,  CH.  VI,  §  12.  87 

ne  saurait  y  rien  ajouter;  comme  pour  dire  que  si  l'excès 
et  le  défaut  détruisent  la  perfection,  le  juste  milieu  seul 
peut  l'assurer.  C'est  là  le  but  où  les  bons  artistes,  nous  le 
répétons,  ont  toujours  leurs  regards  fixés  dans  leurs  tra- 
vaux ;  et  la  vertu  qui  est  mille  fois  plus  précise  et  mille 
fois  meilleure  qu'aucun  art,  vise  sans  cesse  comme  la 
nature  eUe-même  à  ce  parfait  milieu.  §  10.  J'entends  par- 
ler ici  de  la  vertu  morale;  car  c'est  elle  qui  concerne  les 
passions  et  les  actes  de  l'homme,  et  c'est  dans  nos  actes 
et  dans  nos  passions  qu'il  y  a  soit  excès,  soit  défaut,  soit 
un  sage  milieu.  Ainsi  par  exemple,  dans  les  sentiments 
de  la  peur  et  de  l'audace,  du  désir  et  de  l'aversion,  de  la. 
colère  et  de  la  pitié ,  en  un  mot  dans  les  sentiments  de 
peine  ou  de  plaisir,  il  y  a  du  plus  et  du  moins  ;  et  des  deux 
parts,  ces  sentiments  opposés  ne  sont  pas  bons.  §  11.  Mais 
savoir  les  éprouver  comme  il  convient ,  selon  les  circons- 
tances, selon  les  choses,  selon  les  personnes,  selon  la  cause, 
et  savoir  conserver  la  vraie  mesure,  c'est  là  le  milieu,  c'est 
là  la  perfection  qui  ne  se  trouve  que  dans  la  vertu.  §  12.  Il 
en  est  pour  les  actes  absolument  comme  pour  les  passions  : 
elles  peuvent  avoir  ou  excès  ou  défs^ut,  ou  rencontrer  un 
juste  milieu.  Or,  la  vertu  se  manifeste  dans  les  passions  et 


limitée.  —  Les  bons  artistes.  Ceci  quand  ces  sentiments  sont  ou  eioes- 

est  très-vrai  de  Tart,  où  les  propor-  sTs  ou  trop  peu  forts, 

lions  doivent  toujours  être  gardées,  S   11.    La  perfection  qui  ne  se 

et  où  elles  sont  comme  le  juste  milieu  trouve  que  dans  la  vertu.  C'est  le 

et  la  mesure.  —  La  vertu,  Aristote  conseil  ordinaire  de  la  sagesse  :  mo- 

semble  ici  vouloir  appliquer  à  toutes  dérer  ses  passions, 

les  vertus  sans  exception  cette  théorie  S  1 2.  H  en  est  pour  les  actes.  Les 

du  milieu.  actes  ne  sont  que  l'expression  exti- 

5»  10.  Des  deux  parts.  C'est-à-dire  rioure  de»  sentiments  et  des  passions  ; 


88  MORALE  A  NICOMAQUE. 

dans  les  actes  ;  et  pour  les  passions  et  les  actes,  l'excès  en 
trop  est  une  faute,  l'excès  en  moins  est  également  blâ- 
mable ;  le  milieu  seul  est  digne  de  louanges,  parce  que 
seul  il  est  dans  l'exacte  et  droite  mesure  ;  et  ces  deux  con- 
ditions sont  le  privilège  de  la  vertu. 

§  13.  Ainsi  donc,  la  vertu  est  une  sorte  de  milieu, 
puisque  le  milieu  est  le  but  qu'elle  recherche  sans  cesse. 
§  14.  De  plus,  on  peut  se  mal  conduire  de  mille  ma- 
nières différentes  ;  car  le  mal  est  de  rinfini,*conmie  l'ont 
si  bien  représenté  les  Pythagoriciens;  mais  le  bien  est  du 
•  fini,  puisqu'on  ne  peut  se  bien  conduire  que  d'une  seule 
^manière. Voilà  comment  le  mal  est  si  facile,  et  comment  le 
bien  est  si  difficile  au  contraire,  parce  qu'en  effet  il  est 
facile  de  manquer  le  but,  et  difficile  de  l'atteindre.  Voilà 
aussi  pourquoi  l'excès  et  le  défaut  appartiennent  ensemble 
au  vice,  tandis  que  le  seul  milieu  appartient  à  la  vertu  : 

«  On  est  bon  d'un  seul  genre  ;  on  est  méchant  de  mille.  » 

§  15.  Ainsi  donc,  la  vertu  est  une  habitude,  ime  qualité 
qui  dépend  de  notre  volonté ,  consistant  dans  ce  milieu 
qui  est  relatif  à  nous,  et  qui  est  réglé  par  la  raison  comme 


par  conséquent,   la  règle  qui  s^ap-  haut ,  livre  I ,  ch.  3,  §  7  ;   et  aussi 

plique  aux  uns  doit  s'appliquer  éga-  le  passage  de  la  Métaphysique  cité 

lement  aux  autres.  dans  la  note.  —  On  ne  peut  se  bien 

§  13.  La  vertu  eêt  une  sorte  de  conduire»  H  y  a  des  cas  où  ceci  est 

milieu.  Voilà   la   formule  générale  vrai;  il  en  est  d'autres  où  ceci  n'est 

qu'on  a  prise  ordinairement  pour  le  pas.  \\   peut   souyent  se  présenter 

résumé  de  toute  la  doctrine  morale  plusieurs  manières  de  bien  faire.  •— 

d'Aristote.  l\  ne  me  semble  pas  qu'il  On  est  bon  d'un  seul  genre.  On  ne 

y  ait  attaché  lui-même  toute  l'impor-  sait  point  de  quel  poète  est  ce  yers. 

tance  qu'on  y  a  donnée  plus  tard.  $  4  5.  Qui  dépend  de  notre  volonté. 

S  \  h.  Les  Pythagoriciens,  Voir  plus  L'assertion  est  parfaitement  vraie  \ 


LIVRE  II,  CH.  VI,  §  18.  89 

le  réglerait  rbomme  vraiment  sage.  Elle  est  un  milieu 
entre  deux  vices ,  F  un  par  excès ,  l'autre  par  défaut  ;  et 
comme  les  vices  consistent,  les  uns  en  ce  qu'ils  dépassent 
la  mesure  qu'il  faut  garder,  les  autres  en  ce  qu'ils  restent 
en  dessous  de  cette  mesure,  soit  pom:*  nos  actions,  soit 
pour  nos  sentiments,  la  vertu  consiste  au  contraire  à 
trouver  le  milieu  pour  les  uns  et  pour  les  autres,  et  à  s'y 
tenir  en  le  préférant. 

§  17.  Voilà  pourquoi  la  vertu,  prise  dans  son  essence 
et  au  point  de  vue  de  la  définition  qui  exprime  ce  qu'elle 
est ,  doit  être  regardée  comme  un  milieu.  Mais  relative- 
ment à  la  perfection  et  au  bien,  la  vertu  est  un  extrême 
et  un  sommet. 

§  18.  Du  reste,  il  faut  bien  dire  que  toute  action,  toute 
passion  indistinctement,  n'est  pas  susceptible  de  ce  mi- 
lieu. Il  y  a  telle  action,  telle  passion  qui  emporte,  aussitôt 
qu'on  en  prononce  le  nom,  l'idée  du  mal  et  du  vice  :  ainsi, 
la  malveillance  ou  disposition  à  se  réjouir  du  mal  d' au- 
trui, l'impudence,  l'envie  ;  et  en  fait  d'actions,  l'adultère, 
le  vol,  l'assassinat  ;  car  toutes  ces  choses  et  toutes  celles 
qui  leur  ressemblent  sont  déclarées  mauvaises  et  crimi- 


mais  elle  ne  paraît  pas  sortir  /très*  a  bien  eu  le  soin  de  faire,  mais  dont 

rigoureusement  de  ce  qui  précède,  on  ne  lui  a  pas  toujours  tenu  assez 

—  Elle  est   un  milieu.  Répétition  de  compte  dans  les  critiques  adres- 

encore  plus  précise  de  la  déûnition  sées  à  sa  théorie.  —  Disposition  d  se 

générale  de  la  vertu.  réjouir  du  mal  d'autrui.  J'ai  para- 

§  17.  La  vertu  est  un  extrême  et  phrasé  le  mot  grec,  qui  n^a  pas  un 

un  sommet,  Modiflcation  très-juste  équivalent  exact  dans  notre  langue, 

et  très-importante  de  la  formule  gé-  —  Sont  déclarées  mauvaises  et  cri- 

nérale.  minelles.  Il  est  impossible  d'être  plus 

§  18.  Du  reste  il  faut  bien  dire,  explicite  et  plus  précis  que  ne  Test  ce 

Restrictions    Irt's-vraies  qu'Arislote  passage. 


90  MORALE  A  NICOMAQUE- 

nelles  uoiquement  par  le  caractère  affreux  qu  elles  offrent; 
et  ce  n'est  ni  à  c^use  de  leur  excès,  ni  à  cause  de  leur 
défaut.  Il  n'y  a  donc  jamais  dans  ces  choses  moyen  de 
bien  faire  ;  on  n'y  peut  commettre  que  des  fautes.  D  n'y  a 
pas  dans  les  cas  de  ce  genre  à  rechercher  ce  qui  est  bien 
ou  ce  qui  n'est  pas  bien,  et  par  exemple  pour  l'adultère, 
s'il  a  été  conmiis  comme  il  convenait,  avec  telle  femme, 
dans  telles  circonstances,  de  telle  façon  ;  d'ime  manière 
absolue,  faire  l'une  quelconque  de  ces  choses,  c'est  com- 
mettre un  crime.  §  19.  C'est  comme  si  l'on  allait  croire 
que  dans  l'iniquhé,  dans  la  lâcheté,  dans  la  débauche,  il 
peut  y  avoir  un  milieu,  un  excès,  et  un  défaut  ;  car  alors 
il  faudrait  qu'il  y  eût  un  milieu  d'excès  et  de  défaut,  et 
un  excès  d'excès,  et  un  défaut  de  défaut.  §  20.  Mais  de 
même  qu'il  n'y  a  ni  excès  ni  défaut  pour  le  courage  et 
pour  la  tempérance,  parce  qu'ici  le  milieu  est  en  quelque 
sorte  un  extrême  ;  de  même  il  n'y  a  plus  pour  ces  actes 
coupables  ni  milieu,  ni  excès,  ni  défaut  ;  mais  de  quelque 
façon  qu'on  s'y  prenne,  on  est  toujours  criminel  en  les 
commettant  ;  car  il  n'est  pas  possible  qu'il  y  ait  un  milieu 
ni  pour  l'excès  ni  pour  le  défaut,,  pas  plus  qu'il  ne  peut  y 
avoir  ni  excès,  ni  défaut  pour  le  milieu. 


S  19.  Un  milieu  d'excès  et  de  dé-        %  20.  Ni  excès  ni  défaut  pour  le 

faut,   La  l&cheté  est  le  défaut   de  courage.  Parce  que  le  courage  est  le 

courage  ;  elle  est  donc  un  extrême^  milieu  de  la  lâcheté,  d'une  part,  et 

et  il  n*y  a  pas  de  milieu  pour  elle,  de  la  témérité,  de  Tautre,  comme 

non  plus  qu'excès  ou  défaut.  on  le  verra  au  chapitre  suivant. 


i 


LIVRE  II,  CH.  VII,  §  1.  91 


CHAPITRE  VIL 

Application  des  généralités  qui  précèdent  aux  cas  particuliers.  — 
Le  courage,  milieu  entre  la  témérité  et  la  lâcheté.  —  La  tem- 
pérance, milieu  entre  la  débauche  et  Tinsensibilîté.  -—  La 
libéralité,  milieu  entre  la  prodigalité  et  Tavarice.  —  La  magni- 
ficence. —  La  grandeur  d'âme,  milieu  entre  rinsolence  et  la 
bassesse.  —  L'ambition,  milieu  entre  deux  excès  qui  n'ont  pas 
reçu  de  nom  spécial.  —  Lacunes  nombreuses  que  présente  le 
langage  pour  exprimer  toutes  ces  nuances  diverses.  —  La 
véracité,  milieu  entre  la  fanfaronnerie  et  la  dissimulation.  — 
Lagaîté,  milieu  entre  la  bouffonnerie  et  la  rusticité.  — L'amitié, 
milieu  entre  la  flatterie  et  la  morosité.  —  La  modestie,  l'impar- 
tialité, l'envie,  la  malveillance. 

§  1.  Il  ne  suffirait  pas,  sur  ce  sujet,  de  s'en  tenir 
aux  généralités  qui  précèdent.  Il  faut,  en  outre,  faire 
voir  comment  ces  théories  sont  d'accord  avec  les  cas  par- 
ticuliers. En  effet,  quand  on  raisonne  sur  les  actions 
humaines,  les  généralités  sont  un  peu  vides,  et  les  ana^ 
lyses  spéciales  sont  plus  conformes  à  la  vérité,  puisque 
les  actions  sont  toujours  particulières,  et  que  c'est  avec 
elles  que  les  théories  doivent  s'accorder.  On  pourra 
mieux  saisir  ce  que  nous  voulons  dire  dans  le  tableau 
que  nous  traçons  ici. 


Ch.  VIL  Gr.  Morale,  livre  I,  ch.  8;  il  tient  tant  à.  bien  éclaircir  les  choses. 

Morale  à  Eudème,  livre  II,  ch.  3.  — Dans  le  tableau  que  nous  traçons 

§  i.  Il  ne  suffirait  pas.  Le  but  ici.  Le  texte  se  prête  parfaitement  à 

que  se  propose  Aristote  est  essentiel-  ce  sens,  que  justifie  la  table  donnée 

lement  pratique,  et  voilà  pourquoi  dans  la  Morale  à  Eudtme,  livre  II, 


92  MORALE  A  NICOMAQUE. 

§  2.  Ainsi,  Ton  voit  qu'entre  les  deux  sentiments  de 
crainte  et  d'assurance,  le  courage  tient  le  milieu.  Quant 
aux  deux  excès,  l'un ,  qui  se  rapporte  à  l'absence  de  toute 
crainte,  n'a  pas  reçu  de  nom  dans  notre  langue;  car  il 
y  a  beaucoup  de  choses  que  l'usage  a  laissées  sans  nom; 
mais  quant  à  l'excès  d'assurance,  l'homme  qui  le  montre 
se  nomme  téméraire  ;  celui  qui  a  un  excès  de  crainte  ou 
un  défaut  d'assurance,  est  un  lâche. 

§  3.  Pour  les  plaisirs  et  pour  les  peines,  non  pas  pour 
tous  sans  exception,  mais  moins  encore  pour  toutes  les 
peines  que  pour  tous  les  plaisirs,  le  milieu,  c'est  la  tem- 
pérance; l'excès,  c'est  la  débauche.  Du  reste,  les  gens 
qui  pèchent  par  défaut  en  fait  de  plaisirs,  sont  bien  rares; 
et  aussi  ne  leur  a-t-on  pas  donné  de  nom  spécial.  Don- 
nons-leur, si  l'on  veut,  celui  d'insensibles. 

§  4.  En  ce  qui  concerne  donner  ou  recevoir  les  choses 


ch.  3,  et  qu^ont  adopté  et  Andro-  reste  pas  moins  parfaitement  claire. 

nicus,    et  Eustrate.    Ce    dernier  a  §  2.  Ainsi  Von  voit,..  Je  poursuis 

même  cru  devoir    suppléer  le   ta-  mon    interprétation,  et  je  suppose 

bleau    qui    manque  dans    l'œuvre  que  le  tableau  annoncé  dans  le  $ 

d'Aristote,  et  il  a  dressé  un  cata-  précédent  vient  d'être  lu  par  le  lec- 

logue  des  diversçs  vertus  avec  leur  teur.  —  iV'éi  pas  reçu  de  nom  dans 

excès  et  leur  défaut.  Je  ne  crois  pas  notre  langue»  Le  français  n'est  pas 

devoir  aller  jusque4à.  Mais  je  ne  vois  plus  riche  que  le  grec ,  et  notre  mot 

rien  en  ceci  que  de  très-conforme  d'impassibilité,  qui  n'est  pas  spédal, 

aux  habitudes  d'Aristote,  qui  avait  se  prend  plutôt  en  bonne  part, 

joint  des  dessins  à  son  Histoire  des  $  3.  Donnons-leur,  si  l'on  veut, 

animaux.  Les  commentateurs  et  les  celui  d'insensibles»  l\  faut  faire  en 

traducteurs  en  général  ont  expliqué  français  la  même  restriction  qu'Ans- 

le  texte  de  manière  à  ne  comprendre  tote  fait  en  grec.  Le  mot  d'insen- 

dans  l'expression  qui  y  est  employée  sible  s'applique  sans  doute  assez  bien 

que  l'idée  de  description.  Quelque  dans  ce  cas;  mais  l'acceptiop  en  est 

parti  qu'on  adopte,  la  pensée  n'en  beaucoup  plus  large. 


LIVRE  II,  CH.  VII,  §  6.  93 

ou  les  richesses,  le  milieu,  c'est  la  libéralité  ;  l'excès  et  le 
défaut  sont  la  prodigalité  et  l'avarice.  Ces  dernières  qua- 
lités d'ailleurs,  excès  ou  défaut,  se  contrarient  complète- 
ment les  unes  les  autres.  Ainsi  le  prodigue  est  en  excès  pour 
donner,  il  est  en  défaut  pour  recevoir  ;  l'avare  au  contraire 
est  en  excès  quand  il  prend,  et  en  défaut  quand  il  donne. 

§  5.  On  voit  du  reste  que  nous  ne  faisons  ici  que  tracer 
une  simple  esquisse,  et  présenter  un  sommaire.  Nous  nous 
contentons  pour  le  moment  de  ces  aperçus.  Plus  tard, 
nous  traiterons  tous  ces  points  avec  plus  d'exactitude  et 
d'étendue. 

§  6.  Mais  pour  revenir  à  la  richesse,  il  est  encore 
d'autres  dispositions  que  celles  que  nous  avons  indi- 
quées. A  cet  égard,  le  milieu  peut  être  aussi  la  magnifi- 
cence ;  car  on  peut  faire  une  différence  entre  le  magni- 
fique et  le  libéral.  L'un  possède  de  grandes  richesses , 
l'autre  n'en  a  que  de  petites  ;  l'excès  pour  le  magnifique 
c'est  le  mauvais  goût  dans  la  profusion,  et  le  faste  gros- 
sier ;  le  défaut,  c'est  la  lésinerie  dans  les  petites  choses. 
Ces  nuances  extrêmes  diffèrent  de  celles  que  présente 
la  libéralité.  Par  où  elles  diffèrent  les  unes  des  autres, 
c'est  ce  qu'on  dira  plus  tard. 


§  A.  La  libéralité.  En  français,  ce  des  vices  contraires,  sont  présentées 

mot  ne  tient  peut-^tre  pas  aussi  bien  avSc  étendue, 

le  milieu  que  le  mot  correspondant  §  6.  Encore  d'autreê  dispositions. 

en  grec.  Le  libéral  se  rapproche  plus  Et  alors,  l'on  y  trouve  deux  milieux 

du  prodigue  que  de  Tavare.  au  lieu  d*un  seul.  —  Le  mauvms 

§  5.  Plus  tard.  Voir  plus  loin,  goût  dans  la  profusion.  J'ai  dû  pa- 

livrelll,  ch.  7  et  suivants,  et  surtout  raphraser  le  texte  pour  rendre  toute 

livre  IV,  ch.  1  et  3,  où  Tanalyse  de  la  force  de  Texpression.  —  C'est  ce 

certaines  vertus,  le  courage,  la  tem-  qu'on  dira  plus  tard.  Livre  IV,  ch, 

pérance,  la  libéralité,  etc.,  et  celle  1  et  suivants. 


m  MORALE  A  NICOMAQUE. 

§  7.  En  fait  d'honneurs  ou  de  gloire  et  d'obscurité,  le 
milieu  c'est  la  grandeur  d'âme  ;  l'excès  en  ce  genre  s'ap- 
pelle, si  l'on  veut,  l'insolence  ;  et  le  défaut,  la  bassesse 
d'âme.  §  8.  Mais  de  même  que  nous  reconnaissions  que 
la  libéralité  est  dans  un  certain  rapport  avec  la  magnifi- 
cence, la  première  différant  de  la  seconde  seulement  en 
ce  qu  elle  s'applique  aux  choses  de  peu  de  valeur  ;  de 
même,  à  côté  de  la  grandeur  d'âme  qui  recherche  les 
honneurs  quand  ils  sont  considérables,  il  y  a  un  autre 
sentiment  qui  nous  pousse  à  les  rechercher  même  quand 
ils  sont  sans  importance.  On  peut  en  effet  désirer  les  hon- 
neurs et  la  gloire  comme  il  convient;  on  peut  aussi  les  dé- 
sirer trop  ou  trop  peu.  Celui  dont  les  désirs  sont  excessifs 
est  appelé  ambitieux  ;  celui  qui  n'a  pas  de  désirs  est  un 
honmie  sans  aml^ition  ;  mais  celui  qui  dans  cet  ordre  de 
sentunents  sait  garder  un  sage  milieu  n'a  pas  reçu  de 
nom  spécial.  Les  dispositions  morales  qui  correspondent 
à  ces  caractères,  n'ont  pas  non  plus  de  nom  particulier, 
si  ce  n'est  celle  de  l'ambitieux,  qui  est  appelé  ambition. 
C'est  là  précisément  ce  qui  fait  que  les  extrêmes  peuvent 
se  disputer  la  place  du  milieu  ;  et  nous-mêmes,  il  nous 
arrive  parfois  de  qualifier  d'ambitieux  celui  qui  se  tient 
au  milieu,  et  parfois  nous  le  déclarons  au  contraire  sans 
ambition,  louant  ainsi  tour  à  tour  l'homme  qui  est  ambi- 
tieux et  celui  qui  ne  l'est  pas. 

§  9.  Nous  tâcherons  d'expliquer  dans  ce  qui  va  suivre 


$  1,  Le  milieu  c'est  la  grandeur  Je  ne  vois  pas  que  la  langue  fran- 

Wâme,    Voir   plus   loin,    li\  re   IV,  çaise  soit  à  cet  égard  plus  riche  que 

ch.  3.  la  langue  grecque. 

§  8.  N*a  pas  reçu  de  nom  spécial,         $  9.  Dans  ce  qui  va  suivre.  11 


LIVRE  II,  CH.  VII,  §  11.  95 

la  cause  de  cette  contradiction  ;  mais  pour  le  moment, 
nous  allons  continuer  à  étudier  les  autres  passions  d'après 
la  méthode  antérieurement  adoptée. 

§  10,  On  peut  distinguer  pour  la  colère,  comme  nous 
venons  de  le  faire  pour  la  libéralité,  les  trois  termes, 
excès,  défaut,  milieu.  Mais  comme  aucune  de  ces  nuances, 
ou  à  peu  près,  n'a  de  nom  spécial,  nous  nous  bornerons  à 
dire  que  l'homme  qui  tient  en  ce  genre  le  milieu  entre  les 
deux  extrêmes,  est  appelé  un  homme  doux,  et  que  la  qua- 
lité intermédiaire  s'appelle  la  douceur.  Des  deux  carac- 
tères extrêmes ,  celui  qui  pèche  par  excès  s'appelle  le 
caractère  irascible,  et  le  vice  qu'il  présente  s'appelle  iras- 
cibilité. Celui  qui  pèche  par  défaut,  sera,  si  l'on  veut,  le 
caractère  flegmatique,  qui  n'a  jamais  de  colère  ;  et  le  dé- 
faut s'appellera  le  flegme,  qui  ne  sait  jamais  s'emporter. 

§  11.  C'est  ici  le  cas  de  parler  de  trois  autres  milieux 
qui  ne  sont  pas  sans  quelque  ressemblance  entr'eux,  mais 
qui  diffèrent  cependant  à  certains  égards.  Tous  les  trois, 
ils  se  rapportent  également  aux  relations  sociales  et  com- 


serait  impossible  de  désigner  un  pas-  dans  notre  langue,  la  douceur  est 

sage   spéci^  qui  réponde  à  ceci  ;  plus  éloignée  de  Tirritabilité  que  de 

mais  par  Tanalyse  détaillée  des  ver-  rindifférence.    —  Ireudble,.,  fleg- 

tus  et  des  vices,  Aristote  essaie  de  matique*  L'opposition  est  à  peu  près 

montrer  comment  par  fois  le  milieu  aussi  forte  en  français  qu'elle  Test 

se  confond  avec  Tun  ou  Tautre  des  dans  la  langue  grecque.  —  Qui  n'a 

extrêmes,  et  devient  tour-à-tour  un  Jamais  de  colère.  J'ai  paraphrasé  le 

objet  d'éloge  ou  de  blâme.  —  Anté-  mot  grec  en  Texpliquaiit. 

rieurement    adoptée.    Ou    plutôt  :  §11.  Cest  ici  le  cas.  Cette  étude 

«  notre  méthode  ordinaire  ».  Voir  la  ne  parait  pas  cependant  se  rattacher 

Politique,  livre  I,  ch.  1,  page  3,  de  très-directement  à  celles   qui   pré- 

ma  traduction,  2*  édition.  cèdent  —  Atue  relations  sociales  et 

§10.  l/n  Aomme  (/ottj;.  Je  n'ai  pas  communes.  Aristote  a  observé  avec 

trouvé  d'équivalent  meilleur  ;  mais  autant  de  sagacité  que  de    délica- 


ii_. 


96 


MORALE  A  NICOMAQUE. 


munes  qu'établissent  entre  les  hommes  leurs  paroles  et 
leurs  actes.  Mais  tous  les  trois  diffèrent,  en  ce  que  Tun 
concerne  la  vérité  telle  qu  elle  se  présente  habituellement 
dans  les  entretiens  des  hommes,  tandis  que  les  deux 
autres  milieux  concernent  le  plaisir  que  donnent  les  rela- 
tions de  société,  l'un  des  deux  se  rapportant  au  plaisir 
que  nous  cause  la  plaisanterie,  l'autre  s'étendant  à  toutes 
les  choses  de  la  vie  ordinaire.  Il  nous  faut  étudier  aussi 
ces  trois  espèces  nouvelles,  afin  que  nous  voyions  mieux 
encore  qu'en  toutes  choses  c'est  le  milieu  seul  qui  est 
digne  de  louanges,  tandis  que  les  extrêmes  ne  sont  ni 
bons  ni  louables  et  ne  méritent  que  du  blâme.  Pour  la 
plupart  de  ces  nuances,  comme  pour  les  précédentes,  la 
langue  n'a  pas  de  nom  particulier;  mais  il- faut  essayer 
ici,  ainsi  que  nous  venons  de  le  faire,  de  forger  des  mots 
nouveaux  qui  représentent  ces  caractères  divers,  et  qui 
en  donnant  plus  de  clarté  à  nos  idées  permettent  de  les 
suivre  plus  aisément. 

§  12.  Pour  ce  qui  concerne  la  vérité,  l'homme  qui 
garde  sous  ce  rapport  le  milieu,  s'appelle  un  homme  vrai 
ou  vérace;  et  le  milieu  lui-même  s'appelle  véracité.  La 
feinte  qui  altère  la  vérité  se  nommera,  si  elle  ex|igère  les 
choses,  fanfaronnerie,  et  celui  qui  aura  ce  défaut  sera  un 


tesse  ces  rapports  de  société.  Evi- 
demment, ils  étaient  poussés  chez  les 
Grecs  à  peu  près  aussi  loin  que  chez 
nous.  —  Afin  que  nous  voyions 
mieux  encore.  Ces  exemples  divers 
ne  fenmt  que  confirmer  les  préc^ 
dents.  •—  Ainsi  que  nous  venons  de 
le  faire.  Aristote  fkit  allusion  à  un 


mot  dont  il  s^est  servi  quelques  li- 
gnes plus  haut,  et  qu'il  parait  avoir 
introduit  dans  la  langue  grecque. 
—  De  forger  des  mots  nouveaux. 
Aristote  n'a  usé  de  cette  liberté 
qu'avec  réserve,  et  il  ne  se  Test  per- 
mise que  quand  elle  était  absolument 
indispensable. 


J 


LIVRE  II,  CH.  VII,  §  là.  97 

fanfaron;  si  au  contraire  elle  diminue  les  choses,  on  l'ap- 
pellera dissimulation  ;  et  T  homme  sera  un  homme  dissi- 
mulé. 

§  13.  Je  passe  aux  deux  autres  milieux  qui  se  rap- 
portent au  plaisir.  L'un  consiste  dans  la  plaisanterie,  et 
l'homme  qui  sait  garder  avec  mesure  ce  milieu  délicat, 
est  un  homme  gai  ;  la  disposition  morale  qui  le  distingue 
est  la  gaîté.  L'excès  en  ce  genre  s'appelle  bouffonnerie,  et 
l'homme  qui  a  ce  caractère  est  un  bouffon.  Celui  qui  sous 
le  rapport  de  la  plaisanterie  a  moins  que  ce  qu'il  faut 
est  une  sorte  de  rustique  ;  et  sa  façon  d'être  peut  s'ap- 
peler de  la  rusticité.  §  14.  Quant  au  milieu  qui  se  rap- 
porte à  l'agrément  de  la  vie  ordinaire,  l'homme  qui  sait 
être  agréable  à  ses  semblables,  comme  il  convient  de 
l'être,  c'est  l'ami;  et  le  milieu  qui  fait  son  caractère,  c'est 
l'amitié.  Celui  qui  met  quelqu' excès  dans  les  soins  qu'il 
rend  aux  autres,  peut  être  appelé  un  homme  qui  a  la 
manie  de  plaire,  quand  il  agit  ainsi  sans  aucun  intérêt  ; 
mais  si  c'est  à  son  profit  personnel  qu'il  calcule  sa  con- 
duite, c'est  un  flatteur.  Celui  qui  à  cet  égard  pèche 
complètement  par  défaut,  et  qui  ne  sait  jamais  se  rendre 
agréable  en  quoi  que  ce  soit,  est  un  être  morose  et  diffi- 
cile à  vivre. 


§  12.  Dissimulation,.»,  dissimuté,  mais  notre  langue  n'a  pas  mieux.  — 

Le  mot  dont  se  sert  ici  Aristote  est  Une  sorte  de  rustique,  La  métaphore 

celui  qui  a  donné  à  notre  langue  est  tout  à  fait  la  même  en  grec, 

le  mot  d'ironie.  Je  n'ai  pu  me  servir  S  lA.  Cest  Cami,  Je  ne  trouve 

de  cette  dernière  expression,  qui  a  pas  qu'Aristote  ait  ici  bien  choisi  son 

pour  nous  une  tout  autre  nuance.  mot  ;  mais  j'ai  dû  le  suivre.  J'aurais 

§  13.  Un  homme  gai,  La  pensée  préféré  dire  «  bienveillant.  »  —  Qui 

est  très-claire,  si  d'ailleurs  l'exprès-  a  la  manie  de  plaire»  C'est  la  para- 

sien  n'est  pas  parfaitement  exacte  ;  phrase  de  l'expression  grecque. 

7 


08  MORALE  A  NICOMAQCE. 

§  15.  On  peut  reconnaître  aussi  des  milieux  dans  les 
émotions  et  dans  tout  ce  qui  les  concerne.  Ainsi  la  mo- 
destie n'est  pas  une  vertu  ;  et  cependant  elle  est  l'objet  de 
nos  louanges,  ainsi  que  l'homme  modeste.  C'est  qu'en 
effet  on  peut  dans  ces  affections  <iistinguer  aussi  l'homme 
qui  garde  le  vrai  milieu.  Celui  qui  les  ressent  avec  excès 
rougit  de  tout  ;  et  il  est  en  quelque  sorte  frappé  d'em- 
barras. L'homme  au  contraire  qui  pèche  en  ceci  par  dé- 
faut ou  qui  ne  rougit  de  rien  absolument,  est  un  homme 
impudent.  Celui  qui  sait  tenir  le  milieu  entre  ces  deux 
excès  est  l'homme  modeste. 

§  16.  La  justice  qui  applique  an  jugement  impartial 
à  la  conduite  d'autrui,  tient  le  milieu  entre  l'envie  du 
bonheur  des  autres,  et  la  joie  malveillante  que  provoque 
leur  souffrance.  Ces  trois  affections  d'ailleurs  se  rapportent 
au  plaisir  et  à  la  peine  que  nous  peut  causer  tout  ce  qui 
arrive  à  nos  semblables.  L'homme  impartial  et  animé 
d'un  juste  courroux  s'afflige  et  s'indigne  du  spectacle 
d'une  prospérité  non  méritée.  L'envieux  qui  par  excès 
dépasse  cette  impartialité,  s'afflige  de  tous  les  biens  qui 
arrivent  aux  autres  hommes.  Enfin  celui  qui  peut  se  plaire 
au  mal  d'autrui  est  si  loin  de  s'en  affliger  qu'il  va  jusqu'à 
s'en  réjouir. 

§  17.  Du  reste  on  pourra  trouver  ailleurs  l'occasion  de 
parler  de  ceci  plus  à  propos  ;  et  quant  à  la  justice,  comme 


$  16.  La  Justice  qui  applique,»,  sonnifie  le  sentiment  qu*Aristote  veut 
Le  mot  dont  se  sert  Aristote  est  Né-  désigner  ici.  —  Celui  qui  peut  se 
mésis  ;  nous  n^avons  point  de  mot  en  plaire,,.  Je  n'ai  pu  éYiter  cette  es- 
français  qui  réponde  à  celui-là.  L^  pèce  de  tautologie  qui  est  dans  Tidéc 
Némésis,  dans  le  sens  ordinaire  où  on  bien  plus  encore  que  dans  les  mots. 
Tentend,  est  la  dresse  en  qui  se  per-  §   17.   Ailleurs.   Voir  plus   loin. 


LIVRE  II,  CH.  VIII,  §  1.  99 

on  ne  la  désigne  pas  par  un  nom  simple  et  absolu,  mais 
qu'on  y  distingue  deux  nuances  différentes,  nous  les  ana- 
lyserons plus  tard,  et  pour  chacune  nous  montrerons 
comment  elles  ont  des  milieux.  Nous  ferons  la  même 
étude  des  vertus  intellectuelles. 


CHAPITRE  VIII. 

opposition  des  vices  extrêmes  entr'eux  et  à  la  vertu  qui  tient  le 
milieu.  Opposition  du  milieu  aux  deux  extrêmes.  Les  extrêmes 
sont  plus  éloignés  Tun  de  l'autre  qu^ils  ne  le  sont  du  milieu  qui 
les  sépare.  —  Dans  certain  cas,  un  des  extrêmes  se  rapproche 
davantage  du  milieu,  tantôt  Textrême  par  excès,  et  tantôt 
l'extrême  par  défaut  La  témérité  est  plus  près  du  courage  que 
la  lâcheté;  au  contraire,  l'insensibilité  est  plus  près  de  la  tem- 
pérance que  la  débauche.  —  Deux  causes  de  ces  différences, 
l'une  venant  des  choses,  et  l'autre  de  nous. 

§  1.  Ces  trois  dispositions  morales  parmi  lesquelles 
sont  deux  vices,  l'un  par  excès.  Vautre  par  défaut,  et  une 


livre  IV,  ch.  9.  —  Plus  tard.  Tout  §  1.  Les   trois  dispositions   mo^ 

le  livre  V  est  consacré  à  rétude  de  la  raies.  La  plupart  des  remarques  que 

justice.  Les  deux  nuances  de  la  jus-  va  faire  Aristote  sur  les  rapports  de 

lice  sont  Tégalité  absolue  et  Tégalité  la  vertu  aux  vices  contraires,  soit  par 

proportionnelle;  ou  bien  aussi,  la  exc^s soitpar défaut, soni très-exactes; 

justice  selon  la  loi  et  la  justice  selon  la  mais  il  est  certain,  comme  Gan'e  le 

nature.  —  Des  vertus  iniellectuelles,  fait  observer,  qu'elles  ébranlent  en 

Voir  plus  loin,  livre  VL  partie  la  théorie  qui  place  la  vertu 

Ch,  VIII,  Gt,  Morale,  liv.  I,  ch.  9  ;  dans  le  rai'ieu,  et  la  donne  comme 

Morale  à  EudC'me,  livre  II,  ch.  3  et  une  simple  moyenne.  C'est  qu' Aristote 

suivants.  hii-môme  ne  pose  pas  cette  théorie 


100  MORALE  A  NICOMAQUE. 

seule  vertu  qui  tient  le  milieu  entre  les  extrêmes,  sont 
toutes,  sous  un  certain  point  de  vue,  opposées  les  unes 
aux  autres.  D'abord  les  extrêmes  sont  opposés  au  milieu, 
et  ils  le  sont  entr  eux  également;  puis  le  milieu  est  opposé 
aux  deux  extrêmes.  §  2.  De  même  que  Tégal  comparé 
avec  le  terme  plus  petit  est  plus  grand  que  ce  terme,  et 
moindre  que  le  terme  plus  grand  dans  son  rapport  avec 
lui,  de  même  les  qualités  et  dispositions  moyennes,  dans 
leurs  rapports  avec  les  dispositions  par  défaut,  paraissent 
des  excès  ;  et  au  contraire,  dans  leurs  rapports  avec  les 
dispositions  par  excès,  elles  deviennent  elles-mêmes  en 
quelque  sorte  des  défauts,  dans  les  passions,  aussi  bien 
que  dans  les  actes.  Ainsi,  l'homme  courageux  parait  témé- 
raire, si  on  le  compare  au  lâche;  et  il  semble  lâche  à 
côté  du  téméraire.  De  même  encore  l'homme  tempérant 
paraît  un  débauché,  si  on  le  compare  à  l'insensible  que 
rien  n'émeut;  et  il  semble  lui-même  insensible  par  rapport 
au  débauché.  Le  libéral  paraît  prodigue  relativement  à 
l'avare  ;  et  avare,  relativement  au  prodigue.  §  3.  Aussi  les 
extrêmes  ne  se  font-ils  pas  faute  de  se  rejeter  le  milieu 
de  l'un  à  l'autre.  Le  lâche  appelle  l'homme  de  courage  un 
téméraire;  et  le  téméraire  l'appelle  un  lâche;  et  de  même 
pour  tout  le  reste.   §  4.   Ces  trois  termes  étant  ainsi 


d'une  manière  absolue,  et  qu'il  a  bien  §  3.  Ces  trois  termes.  Aristote  ne 

vu  toutes  les  restrictions  qu'il  conve-  parle  ici  qu'à  un  point  de  Yue  ab- 

nait  d'y  apporter.  solu,  et  alors  il  a  raison  ;  mais  en 

§  2.  L'égal.  C'est-à-dire  la  moitié,  réalité  il  n'en  est  point  ainsi,  et  il  se 

Ainsi  l'homme  courageux,  obser-  bute  de  le  rappeler  lui-même.  Les 

vation  trt»s-fine  et  très-exacte,  milieux    qui  constituent   les   vertus 

§  3.  Aussi  les  extrêmes.  C'est  en  selon  lui,  sont  tantôt  plus  éloignés  et 

partie  une  répétition  de  ce  qui  vient  tantôt  moins  éloignés  de  l'un  des 

d'être  dit.  extrêmes  que  de  l'autre.  En  d'autres 


LIVRE  11,  CH.  VllI,  S  ^-  101 

opposés  les  uns  aux  autres,  l'opposition  des  extrêmes 
entr'eux  est  plus  considérable  que  ne  Test  leur  opposition 
avec  le  milieu,  parce  qu'en  effet  les  extrêmes  sont  plus 
éloignés  l'un  de  l'autre  qu'ils  ne  le  sont  du  milieu,  qui 
les  sépare,  absolument  comme  le  grand  terme  est  plus 
éloigné  du  petit  et  le  petit  du  grand,  que  tous  les  deux  ne 
le  sont  de  l'égal. 

§  5.  A  un  autre  point  de  vue,  il  est  des  extrêmes  qui 
ont  quelque  ressemblance  avec  le  milieu.  Ainsi  la  témé- 
rité n'est  pas  sans  ressembler  au  courage  ;  et  la  prodiga- 
lité, à  la  libéralité.  Mais  la  dissemblance  la  plus  grande 
est  naturellement  des  extrêmes  les  uns  relativement  aux 
autres.  Les  choses  qui  sont  entr'elles  le  plus  éloignées  pos^ 
sible  sont  appelées  des  contraires,  et  elles  sont  d'autant 
plus  contraires  qu  elles  sont  aussi  plus  éloignées.  §  6. 
Dans  leur  rapport  avec  le  milieu,  c'est  tantôt  le  défaut, 
qui  est  le  plus  opposé,  tantôt  c'est  l'excès.  Ainsi  le  vice  le 
plus  opposé  au  courage,  ce  n'est  pas  la  témérité,  laquelle 
est  un  excès  ;  c'est  la  lâcheté  qui  pèche  par  défaut.  Au 
contraire  pour  la  tempérance,  le  terme  qui  s'en  éloigne  le 
plus  ce  n'est  pas  l'insensibilité  qui  pèche  par  défaut;  c'est 


termes,  ce  ne  sont  pas  de  vrais  mi-  théorie  des  contraires  dans  les  Caté- 

Ijenx.  gories,  ch.  10  et  11,  page  109  et 

§  5«  7/  est  des  extrêmes  qtà  ont  suiv.  de  ma  traduction  ;  dans  THer- 

quelque   ressemblance.    Restrictions  ménda,  ch.  là,  page  198,  ibid;et 

nécessaires   qui  prouvent  bien  que  dans  la  Métaphysique,  livre  V,ch.  10, 

dans  la  pensée  d'Aristote,  la  théorie  page  1018,  a,  20,  édition  de  Berlin, 

n^est  pas  très-rigoureuse.  l\  a  dit  lui-  §  6.  Ce  n'est  pas  la  témérité,  Ob- 

mème  qu'il  ne  prétendait  faire  qu* une  servation  trè»-juste^  d*où  il  suit  que 

simple  esquisse.  —  Sont  appelés  des  la  vertu  du  courage  n*est  pas  à  *pro- 

contr aires.  On  peut  voir  toute   la  prement  parler  un  milieu. 


102  MORALE  A  NICOMAQUE. 

la  débauche  qui  pèche  par  excès,  §  7.  Ceci  tient  à  deux 
causes  distinctes.  L'une  ressort  de  la  nature  de  la  chose 
même.  Du  moment  que  l'un  des  extrêmes  est  plus  rap- 
proché du  milieu  et  lui  ressemble  davantage,  ce  n'est 
plus  celui-là  que  nous  opposons  au  milieu  ;  c'est  plutôt  le 
terme  contraire  ;  ainsi  par  exemple,  comme  l'audace  parait 
être  plus  voisine  du  courage  et  lui  ressembler  davantage, 
tandis  que  la  lâcheté  lui  est  bien  plus  dissemblable,  c'est 
la  lâcheté  que  nous  opposons  plus  particulièrement  au 
courage,  les  choses  qui  sont  les  plus  éloignées  du  milieu 
paraissant  davantage  en  être  les  contraires.  §  8.  Voilà 
donc  Tune  des  causes  signalées  plus  haut,  et  elle  vient  de 
la  nature  même  de  la  chose.  Voici  la  seconde  qui  ne  vient 
que  de  nous*  Les  choses  vers  lesquelles  nous  sommes 
naturellement  portés  davantage,  nous  semblent  plus  con- 
traires au  sage  milieu  qu'il  conviendrait  de  conserver. 
Ainsi,  notre  nature  nous  porte  plus  vivement  vers  les  plai- 
sirs; et  c'est  ce  qui  fait  que  nous  scmunes  enclins  plus 
facilement  à  l'inteiûpérance  qu'à  la  réserve  et  à  la  so- 
briété. Par  suite,  nous  trouvons  plus  contraires  au  juste 
milieu  les  choses  pour  lesquelles  nous  sentons  en  nous  le 
plus  d'abandon.  Et  voilà  comment  la  débauche,  qui  est  un 
excès,  est  plus  contraire  à  la  tempérance  que  la  complète 
insensibilité. 


§  7.  Ceci  tient  à  deux  cames  dis^  portés  davantage,  Âristote,  en  appro- 
tinctes»  Cette  analyse,  qui  peut  pa-  fondissent  cette  observation  sur  la 
raitrc  un  peu  subtile,  n'en  est  pas  nature  de  Thonune,  aurait  pu  y  trou- 
moins  parfaitement  eiiacte.  ver  sans  peine  la  véritable  explication 

S  8.  Nous  sommes  naturellement  de  la  vertu. 


LIVRE  II,  CH.  IX,  S  -2.  103 


CHAPITRE  IX. 


Difficulté  d'être  vertueux;  conseils  pratiques  pour  atteindre  le 
milieu  dans  lequel  consiste  la  vertu,  Étudier  les  penchants  na- 
turels qu^on  sent  en  soi  et  se  rejeter  vers  l'extrême  contraire  ; 
moyen  de  les  reconnaître  ;  nécessité  de  résister  au  plaisir.  — 
Insuffisance  des  conseils  quelque  précis  qu'ils  soient;  il  faut 
s'exercer  constamment  à  la  pratique. 


^  1.  Ainsi  donc  on  a  vu  que  la  vertu  morale  est  un 
milieu  ;  et  Ton  sait  comment  elle  Test,  c'est-à-dire  qu'elle 
est  un  milieu  entre  deux  vices,  Tun  par  excès,  l'autre  par 
*  défaut.  On  a  vu  en  outre  que  ce  caractère  de  la  vertu  vient 
de  ce  qu  elle  recherche  sans  cesse  ce  sage  milieu  dans 
tout  ce  qui  tient  aux  passions,  et  aux  actes  de  l'homme. 
Ce  sont  là  des  points  qui  nous  semblent  suffisamment 
éclaircis.  §  2.  Nous  devons  comprendre  encore  par  là 
pourquoi  il  faut  se  donner  tant  de  peine  pour  être  ver- 
tueux. En  toute  chose,  saisir  le  vrai  milieu  est  fort  difficile, 
de  même  que  découvrir  le  centre  d'un  cercle  n'est  pas 
donné  à  tout  le  monde,  et  que  pour  le  trouver  sûrement, 
il  faut  savoir  résoudre  ce  problême.  C'est  ainsi  que  so 


67?,  IX,  Gr.  Morale,  lîv.  I,  ch.  9  ;  cercle,  La  comparaison  n'est  pas  Irès- 

Morale  à  Eudème,  liv.  II,  ch.  5.  juste  en  ce  que  la  solution  d'un  pro- 

§  4.  Et  l'on  sait  comment  elle  est.  blême  géométrique  exige  delà  science, 

C'est-à-dire  qu'elle  n'est  pas  toujours  tandis  que  souvent  la  nature  seule 

le  milieu  exact  entre  deux  vices.  suffit  à  la   vertu  par  les    qualités 

S  3.    Découvrir   le    centre   {fun  qu'elle  donne. 


lOâ 


MORALE  A  NICOMAQUE. 


livrer  à  sa  colère  est  à  la  portée  de  tout  le  monde,  et  c'est 
chose  facile,  tout  aussi  bien  que  de  répandre  de  l'argent 
et  de  faire  de  la  dépense.  Mais  savoir  à  qui  il  convient  de 
le  donner,  dans  quelle  mesure,  dans  quel  moment,  pour 
quelle  cause,  de  quelle  façon,  c'est  là  un  mérite  qui  n'ap- 
partient pas  à  tout  le  monde,  et  qu'il  n'est  pas  facile 
d'avoir.  Et  voilà  pourquoi  le  bien  est  tout  à  la  fois  une 
chose  rare,  louable  et  belle.  §  3.  Le  premier  soin  de  celui 
qui  veut  atteindre  ce  sage  milieu,  c'est  de  s'éloigner  du 
vice  qui  est  le  plus  contraire;  et  l'on  peut  appliquer  ici  le 
convseil  de  Calypso  : 

(f  Bien  loin  de  ces  écueils  et  de  cette  fumée, 
»  Dirige  ton  vaisseau. n 

r.ar  des  deux  extrêmes  l'un  est  toujours  dIus  coupable, 
et  l'autre  l'est  un  peu  moins.  §  4.  Comme  il  est  fort  diffi- 
cile de  trouver  ce  désirable  milieu,  il  faut,  ainsi  qu'on 
dit,  changer  de  manœuvre,  et  parmi  les  maux  prendre  le 
moindre.  Le  vrai  moyen  d'y  réussir  sera  la  manière  que 
nous  avons  indiquée.  Ainsi,  nous  devrons  nous  bien 
rendre  compte  des  penchants  qui  sont  les  plus  naturels 
en  nous  ;  car  la  nature  nous  en  donne  de  très-divers  ;  et  ce 
qui  nous  le  fera  facilement  reconnaître,  ce  seront  les 


§  3.  Le  conseil  de  (  alypso.  Les 
commentateurs  ont  remarqué  qu^A- 
ristote  se  trompait  ici  en  attribuant  à 
Galypso  ce  qu'Homère  dit  de  Circé. 
H  cite  sans  doute  ces  versde  mémoire, 
et  son  souvenir  n'est  pas  exact.  Voir 
i'Odyssée,  chant  XII,  y.  2i9.  Ce 
sont  d'ailieurs   les  ordres  qu'Ulysse 


adresse  à  son  pilote  d'après  les  con- 
seils de  la  déesse. 

§  A.  Comme  on  dit.  C'est  une  lo- 
cution proverbiale  dont  se  sert  Aris- 
tote.  Voir  la  même  expression  prise 
en  un  sens  un  peu  diflérent  dans 
la  Politique,  mTe  III,  ch.  8,  $  6, 
page  290,  de  ma  traduction,  2*  édi- 


LIVRE  II,  CH.  IX,  §  7.  105 

émotions  de  plaisir  ou  de  peine  que  nous  ressentirons. 
§  5.  Il  faudra  nous  faire  pencher  nous  mêmes  en  sens 
contraire  ;  car  en  nous  éloignant  de  toutes  nos  forces  de  la 
faute  que  nous  redoutons,  nous  nous  arrêtons  dans  le  mi- 
lieu, à  peu  près  comme  on  fait  quand  on  cherche  à 
redresser  un  morceau  de  bois  tortu.  §  6.  Un  danger  dont 
il  faut  toujours  se  garder  avec  la  plus  grande  attention, 
c'est  ce  qui  nous  plaît,  c'est  le  plaisir;  car  nous  ne 
sonunes  jamais  dans  ce  cas  des  juges  bien  incorruptibles; 
et  les  sentiments  qu'éprouvaient  les  vieillards  de  Troie 
en  présence  d'Hélène,  doivent  être  aussi  les  nôtres  en 
face  du  plaisir.  Sachons  en  toutes  circonstances  nous 
répéter  leur  langage  ;  car  si  nous  parvenons  à  repousser 
le  plaisir,  nous  sommes  assurés  de  commettre  bien  moins 
de  faux  pas. 

§  7.  Pour  résumer  notre  pensée  en  quelques  mots, 
nous  dirons  que  c'est  surtout  par  cette  conduite  que  nous 
réussirons  à  trouver  le  vrai  milieu.  Certes  c'est  un  point 
difficile,  et  il  l'est  surtout  dans  la  pratique  ordinaire  des 
choses;  par  exemple,  c'est  une  œuvre  qui  n'est  pas  aisée 
que  de  déterminer  avec  précision  à  l'avance ,  conunent, 
contre  qui,  pour  quels  motifs,  pour  combien  de  temps,  il 
convient  de  se  mettre  en  colère  ;  car  tantôt  nous  devons 


lion.  —  Les  émotions  de  plaisir  ou  parfaitement  en  parlant  du  plaisir. 

de  peine.  Le  critérium  est  en  efTet  des  S  7.  C'est  surtout  par  cette  con- 

plus  sûrs  ;  et  ces  conseils,  s'ils  sont  duite.  Tout  ceci  est  plein  d'une  pro- 

diffîciles  à  suivre,  n'en  sont  pas  moins  fonde  sagesse  ;  Aristote  d'ailleurs  ne 

sages.  fait  que   répéter  les  leçons  de  son 

§  6.  Les  vieillards  de  Troie,  Voir  maître,  et  Platon,  avant  lui,  avait  dit 

l'Iliade,  chant  III,  v.    155  et  sui-  à  peu  prts  tout  ce  qu'on  peut  dire 

vants.  Comparaison  gracieuse  qui  sied  »  sur  les  dangers  du  plaisir.  —  C'est 


iOiy  MORALE  A  NICOMAQUE. 

louer  ceux  qui  restent  en  deçà  et  s'abstiennent,  et  nous 
disons  qu'ils  sont  pleins  de  douceur;  tantôt  nous  ne 
louons  pas  moins  ceux  qui  s'emportent,  et  nous  leur  trou- 
vons une  mâle  fermeté.  §  8.  Il  est  vrai  que  celui  qui  ne 
dévie  que  très-peu  du  bien  ne  s'expose  pas  à  être  blâmé, 
soit  qu'il  s'en  écarte  en  plus,  soit  qu'il  s'en  écarte  en 
moins;  tandis  que  celui  qui  s'en  éloigne  davantage,  ne 
peut  échapper  à  la  critique  pour  une  faute  que  chacun 
aperçoit.    Mais  déterminer  dans  un   langage  parfaite- 
ment précis  jusqu'à  quel  point  et  dans  quelle  mesure 
on  est  blâmable,  ce  n'est  pas  facile,  parcequ  il  n*est  pas 
facile  non  plus  de  préciser  aucune  des  ctfoses  qu'il  faut 
sentir  pour  les  bien  comprendre.  Or  tous  ces  cas  sont  des 
cas  particuliers;  et  le  jugement  ne  peut  relever  que  du 
sentiment  que  chacun  en  éprouve. 

§  9.  Quoiqu'il  en  soit,  il  est  suffisamment  clair  que  la 
qualité  moyenne  est  toujours  la  seule  louable ,  et  que 
pour  nous  redresser  il  nous  faut  pencher  tantôt  vers 
l'excès,  tantôt  vers  le  côté  du  défaut  ;  car  c'est  ainsi  cpie 
nous  atteindrons  le  plus  aisément  le  milieu  et  le  bien. 


une  œuvre  qui  n'est  pas  aisée.  Ans-  morale  ne  comporte  pas  une  préci* 

tote    pouvait    affirmer    même    que  sion  absolue. 

c^est  chose  impossible.  $0.  La  qimUté  moyenne  est  tou- 

§  8.  Dans  un  langage  parfaite-  jours  la  seule  louable.  Dans  ces  li- 

ment  précis,  l\  faut  se  rappeler  ce  mites,  la  théorie  est  tout  à  foit  d'ac- 

qu'Âristote  a  dit  en  commençant  son  cord  avec  la  pratique  la  plus  éclairée 

ouvrage  ;  voir  plus  haut  liv.  I,  ch.  1  et  la  plus  sage.  C'est  un  très-grand 

\ers  la  fin.  Suivant  lui,   la  science  et  très-utile  mérite. 

FIN  DU  LIVRE  DEUXIÈME, 


ET   DU    PUEMIER    VOLUME. 


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